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Le sacre des complexes

Nous avons donc vu la représentation cartésienne et la représentation polaire des nombres complexes. Nous allons maintenant en découvrir deux autres, qui sont très utilisées : la forme trigonométrique et la forme exponentielle.

La forme trigonométrique

Pour ce chapitre, je vais vous demander de vous remémorer vos cours de trigonométrie. Vous savez, le cours avec les sinus et les cosinus ?
Ah, je sais, c’est loin. Si vous avez quelques trous de mémoire, je vous conseille ce cours très bien fait.

Mais pour ce cours, j’aurai juste besoin de cette image, qui vous montre la représentation géométrique du sinus et du cosinus d’un nombre :

cosinus_sinus

Cela devrait vous faire penser à la représentation des nombres complexes. Il semblerait que la partie réelle ait un rapport avec le cosinus de l’argument, et que la partie imaginaire soit en lien avec le sinus.
Mais attention, l’image ci-dessus est valable uniquement pour l’hypoténuse égale à 11 (souvenez-vous, cette représentation est valable dans le cercle unité, c’est-à-dire le cercle de rayon 11).
Dans le cas de nos nombres complexes, il faut tenir compte du module.
Ainsi, si on a notre nombre z=a+ibz = a + ib, avec arg(z)=θarg(z) = \theta, on aura : a=zcosθa = |z| \cos \theta b=zsinθb = |z| \sin \theta

Notre nombre peut donc s’écrire sous la forme : z=z(cosθ+isinθ)\boxed{ z = |z| (\cos \theta + i \sin \theta)}

C’est ce qu’on appelle la forme trigonométrique d’un nombre complexe.

Ah, la trigo. Le truc qui m’a causé moultes migraines pendant ma scolarité.

Rassurez-vous, moi c’était pareil. Mais regardez comment les nombres complexes vont considérablement simplifier la trigonométrie, en rendant ses calculs beaucoup plus élégants.

Calculons le produit de deux nombres complexes de module 11 et d’arguments respectifs α\alpha et β\beta.
Le résultat doit être un nombre de module 11 et d’argument α+β\alpha + \beta (rappelez-vous, lorsqu’on multiplie deux nombres complexes, leurs arguments s’ajoutent).

on a donc :
(cosα+isinα)(cosβ+isinβ)=cos(α+β)+isin(α+β)(\cos \alpha + i \sin \alpha)(\cos \beta + i \sin \beta) = \cos (\alpha + \beta) + i \sin (\alpha + \beta)
En développant, cela nous donne :
(cosαcosβsinαsinβ)+i(sinαcosβ+cosαsinβ)=cos(α+β)+isin(α+β)(\cos \alpha \cos \beta - \sin \alpha \sin \beta) + i (\sin \alpha \cos \beta + \cos \alpha \sin \beta) = \cos (\alpha + \beta) + i \sin (\alpha + \beta)

En identifiant les parties réelles et les parties imaginaires, on obtient :

cos(α+β)=cosαcosβsinαsinβ\cos (\alpha + \beta) = \cos \alpha \cos \beta - \sin \alpha \sin \beta sin(α+β)=sinαcosβ+cosαsinβ\sin (\alpha + \beta) = \sin \alpha \cos \beta + \cos \alpha \sin \beta

Voilà le genre de formules qui vous a donné mal à la tête, et qui, grâce aux complexes, se retrouve facilement, juste en appliquant la distributivité !

Réjouissez-vous, au prochain chapitre, on va même apprendre à se passer des cosinus et sinus…

Note : nous allons à partir de maintenant prendre l’habitude de noter les angles, non pas en degrés, mais en radians, car la plupart des formules impliquant les sinus et cosinus ne sont valables que pour des angles exprimés dans cette unité. Un petit tour par ce cours vous permettra peut-être de vous rafraîchir la mémoire à ce sujet.
Souvenez-vous qu’un tour complet de 360°360° fait 2π2\pi radians. On a donc les résultats suivants :
arg(i)=π2arg(1)=πarg(i)=π2arg(i) = \frac{\pi}{2} \quad arg (-1) = \pi \quad arg(-i) = -\frac{\pi}{2}

La forme exponentielle

Ce chapitre nécessite quelques connaissances en analyse (exponentielle, dérivation…)

Note : dans ce qui va suivre, nous allons considérer un nombre zz dont le module est égal à 11, pour la simplicité du raisonnement.

Nous avons donc zz qui peut s’écrire en fonction de θ\theta, par la fonction ff définie ainsi :
f(θ)=cosθ+isinθf(\theta) = \cos \theta + i \sin \theta
Or, lorsqu’on multiplie deux nombres, leurs arguments s’ajoutent. Notre fonction ff doit donc avoir la propriété suivante : f(θ).f(θ)=f(θ+θ)f(\theta).f(\theta') = f(\theta + \theta')

Quelles fonctions possèdent cette propriété de transformer les multiplications en additions ?
Cela ne vous rappelle rien ? Souvenez-vous, la fonction « puissance » a cette propriété. En effet, il existe la formule suivante : ab.ac=ab+ca^b.a^c = a^{b + c}

La fonction axa^x possède donc les propriétés que doit avoir notre fonction ff.

Vous connaissez aussi la fonction exponentielle, qui nous permet d’écrire toutes les puissances sous la forme ax=eαxa^x = e^{\alpha x}, avec α=ln(a)\alpha = \ln (a). Notre nombre complexe peut donc s’écrire sous la forme : z=eαθz = e^{\alpha \theta}
En résumé, on a les égalités suivantes :
z=cosθ+isinθz = \cos \theta + i \sin \theta et z=eαθz = e^{\alpha \theta}
Et si on prend maintenant en compte le module, cela nous donne :
z=z(cosθ+isinθ)=z.eαθz = |z| (\cos \theta + i \sin \theta) = |z|.e^{\alpha \theta}

Vérifions que cette écriture est bien compatible avec la multiplication :
zz=zzeαθeαθ=zzeα(θ+θ)\displaystyle{zz' = |z||z'| e^{\alpha \theta} e^{\alpha \theta'} = |z||z'| e^{\alpha (\theta + \theta')}}
On a bien la multiplication des modules et l’addition des arguments.

Il nous reste à trouver la valeur de α\alpha. Malheureusement, nous allons être obligés pour cela d’utiliser une notion que nous n’avons pas encore abordée : la dérivée d’une fonction. Si vous ne la connaissez pas, vous allez être obligés de me faire confiance… Pour les autres, le calcul est le suivant :


Soit la fonction f(θ)=cosθ+isinθ=eαθf(\theta) = cos \theta + i \sin \theta = e^{\alpha \theta}
Pour trouver la valeur de alpha, nous allons dériver cette fonction, sous ses deux formes.

  • Sous sa forme trigonométrique, cela nous donne :
    f(θ)=sinθ+icosθf'(\theta) = -sin \theta + i \cos \theta
  • et sous sa forme exponentielle :
    f(θ)=αeαθf'(\theta) = \alpha e^{\alpha \theta}

Or, remarquez que dans la forme trigonométrique, f(θ)=if(θ)f'(\theta) = i f(\theta), et dans la forme exponentielle, f(θ)=αf(θ)f'(\theta) = \alpha f(\theta).
Ce qui nous donne : α=i\alpha = i !


Voilà donc le résultat que nous obtenons, que l’on appelle la formule d’Euler :

cosθ+isinθ=eiθ\boxed{cos \theta + i \sin \theta = e^{i \theta}}

Nous avons fait l’hypothèse dans tout ce qui précède que les fonctions complexes existent et qu’elles se manipulent exactement comme les fonctions réelles (par exemple pour la dérivation). Sachez que ce n’est pas aussi trivial et que cela fait appel à tout un domaine qu’on appelle l’analyse complexe. Domaine passionnant par ailleurs, mais que nous n’avons pas les moyens de développer ici. Mais sachez que dans les cas étudiés ici, ça marche plutôt bien, et vous pouvez me faire confiance pour les résultats (de toute façon, vous n’avez pas le choix :diable: ).

Cette formule est à la base de l’utilisation des nombres complexes dans d’autres domaines que les mathématiques. Elle permet de simplifier grandement les manipulations mathématiques nécessaires. Prenons l’exemple de l’électronique, où les signaux alternatifs obligeraient à des manipulations lourdes de cosinus et sinus. Un passage par les complexes permet de simplifier grandement les formules en utilisant les exponentielles, plus faciles à dériver, intégrer… Pour les plus avancés, on peut aussi citer les transformées de Laplace, les séries de Fourier,…

Amusons-nous par exemple à triturer cette formule. Calculons eiθe^{i \theta} et eiθe^{-i \theta}
eiθ=cosθ+isinθe^{i \theta} = cos \theta + i \sin \theta
eiθ=cos(θ)+isin(θ)=cosθisinθe^{-i \theta} = cos (-\theta) + i \sin (-\theta) = cos \theta - i \sin \theta

En additionnant et en soustrayant les deux formules ci-dessus, on obtient :

cosθ=eiθ+eiθ2sinθ=eiθeiθ2i\boxed{cos \theta = \frac{e^{i \theta} + e^{-i \theta}}{2} \quad sin \theta = \frac{e^{i \theta} - e^{-i \theta}}{2i}}

C’est ce que je vous avais promis : on peut remplacer les cosinus et sinus par des exponentielles, beaucoup plus faciles à manipuler.

Pour preuve, je vous propose la démonstration d’une autre formule, qui vous a aussi sûrement donné mal à la tête :) : celle de sinαcosβ\sin \alpha \cos \beta.

sinαcosβ=eiαeiα2i.eiβ+eiβ2=ei(α+β)ei(α+β)+ei(αβ)ei(αβ)4i=2isin(α+β)+2isin(αβ)4i=12sin(α+β)+12sin(αβ)\begin{aligned} \sin \alpha \cos \beta &= \frac{e^{i \alpha} - e^{-i \alpha}}{2i}.\frac{e^{i \beta} + e^{-i \beta}}{2} \\ &= \frac{e^{i (\alpha + \beta)} - e^{-i (\alpha + \beta)} + e^{i (\alpha - \beta)} - e^{-i (\alpha - \beta)}}{4i} \\ &= \frac{2i \sin(\alpha + \beta) + 2i \sin(\alpha - \beta)}{4i} \\ &= \frac 12 \sin(\alpha + \beta) + \frac 12 \sin(\alpha - \beta) \\ \end{aligned}

Et voilà, en quatre lignes c’est plié :)

Ces formules servent à transformer un produit (ou une puissance) de fonctions trigonométriques en somme, ce qui est très utile par exemple dans les calculs d’intégrales. C’est ce qu’on appelle la linéarisation des fonctions trigonométriques.

Le défilé des formules

Terminons ce chapitre par quelques curiosités mathématiques :

La plus belle des formules

Prenons le nombre 1-1. Son argument vaut π\pi, comme nous l’avions déjà dit. Il s’écrit donc 1=eiπ-1 = e^{i \pi}.
Ce qui donne, écrit autrement :

eiπ+1=0\boxed{e^{i\pi} + 1 = 0}

Rendez-vous compte :

  • 11 est le premier nombre que nous avons rencontré, il nous permettait de compter sur nos doigts.
  • 00 a été inventé pour représenter… rien, une quantité inexistante.
  • π\pi a été inventé dans le cadre de la géométrie, pour calculer le périmètre d’un cercle.
  • ee a été inventé pour des raisons bassement matérielles, pour calculer le rendement d’un compte avec intérêts.
  • ii a été inventé pour trouver une solution à des équations.

Voilà donc des nombres qui viennent de domaines complètement différents, et qui se retrouvent réunis en une seule formule. Magique, non ?

Cette formule mérite bien son surnom de « plus belle formule des mathématiques », vous ne trouvez pas ?
C’est Richard Feynman qui a surnommé cette formule ainsi, dans un cahier de notes qu’il écrivait alors qu’il avait… 14 ans !

La formule la plus mystérieuse

Prenons maintenant le nombre ii lui-même. Il s’écrit i=eiπ2\displaystyle{i = e^{i \frac{\pi}{2}}}. Prenons alors le logarithme de cette expression :
ln(i)=iπ2\displaystyle{ln(i) = i \frac{\pi}{2}}, d’où
π=2iln(i)\displaystyle{\pi = \frac{2}{i} ln(i)} !!
La valeur de π\pi écrite avec des nombres complexes ! Le mathématicien Pierce (1809–1880) qualifiera ce résultat de très mystérieux. Ce résultat servira pourtant à trouver une formule pour calculer π\pi :

Karl Heinrich Schellbach (1809–1890) réécrira la formule sous la forme :
πi2=ln(i)=ln1+i1i=ln(1+i)ln(1i)\displaystyle{\frac{\pi i}{2} = ln(i) = ln \frac{1 + i}{1 - i} = ln(1 + i) - ln (1 - i)}
Puis en utilisant ce qu’on appelle le développement en séries d’une fonction, il montrera que :
ln(1+z)=z12z2+13z314z4+...\displaystyle{ln(1 + z) = z - \frac 12z^2 + \frac 13z^3 - \frac 14z^4 + ...}
ce qui donne :
ln(1+i)=i+1213i14+15i+...\displaystyle{ln(1 + i) = i + \frac 12 - \frac 13i - \frac 14 + \frac 15i + ...}
et ln(1i)=i+12+13i1415i+...\displaystyle{ln(1 - i) = -i + \frac 12 + \frac 13i - \frac 14 - \frac 15i + ...}
d’où :
πi2=2i23i+25i...\displaystyle{\frac{\pi i}{2} = 2i - \frac 23i + \frac 25i - ...} donc

π4=113+1517+...\frac{\pi}{4} = 1 - \frac 13 + \frac 15 - \frac 17 + ...

Les nombres complexes nous ont donc permis de trouver une formule permettant de calculer π\pi !

Mais cette formule était déjà connue de Leibniz, et de plus elle n’est pas très efficace (convergence très lente).
Mais Schellbach s’aperçut que modifier l’expression sous le logarithme lui permettait d’obtenir des séries qui convergeaient plus rapidement, par exemple en notant :

πi2=ln(i)=ln(2+i)(3+i)(2i)(3i)\frac{\pi i}{2} = ln(i) = ln \frac{(2 + i)(3 + i)}{(2 - i)(3 - i)}

ou encore πi2=ln(i)=ln(5+i)4(239+i)(5i)4(239i)\frac{\pi i}{2} = ln(i) = ln \frac{(5 + i)^4(-239 + i)}{(5 - i)^4(-239 - i)}

Cette dernière expression lui permettra d’obtenir la formule qui sera utilisée par l’ENIAC (un des premiers ordinateurs) pour calculer les 2000 premières décimales de π\pi.


De plus, en élevant ii à la puissance ii, Pierce trouvera :
ii=(eiπ2)i=eπ2=0.2078...\displaystyle{i^i = (e^{i \frac{\pi}{2}})^i = e^{\frac{-\pi}{2}} = 0.2078...}
Encore un résultat mystérieux : iii^i donne un nombre réel1 ! Pierce écrira : « C’est absolument paradoxal. Nous n’avons aucune idée de ce que cela signifie. Mais nous l’avons prouvé, nous savons donc que c’est juste… »


  1. Et encore, l’histoire ne s’arrête pas là. En effet, vous verrez que les fonctions complexes ont quelque chose de spécial : elles peuvent prendre plusieurs valeurs (on parle de fonctions multi-valuées). iii^i a en fait une infinité de valeurs réelles !