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Wagner et le nazisme

Sujet troll ; réflexion sérieuse

Bon, rien qu’avec le titre, le point Godwin est gagné.
Et vous avez tous perdu.

En amateur de musique classique, il m’arrive de temps en temps d’écouter du Wagner, notamment sur YouTube1, où je lis quelquefois les commentaires, pour le divertissement. Et dans ces commentaires est systématiquement abordée une question, toujours la même : l’association entre Wagner et nazisme.
À ce sujet, deux réactions sont généralement de mise : l’attaque et la défense. L’attaque consiste à rappeler l’association d’une manière peu subtile, peu drôle et peu argumentée : « Hitler m’a fait écouter cette chanson » 2, « Sceau d’approbation du IIIè Reich », etc. En réponse, des personnes rétorquent que Wagner avait beau être une enflure et être antisémite (comme beaucoup de monde à l’époque), il n’en était pas pour autant nazi et que, quand bien même il avait vécu à l’époque adéquate et l’aurait été, ses musiques seraient toujours aussi dignes d’être écoutées.

Si je rejoins volontiers l’idée que, dans tous les cas, la musique de Wagner ne perd ni ne gagne en valeur esthétique de par son association au nazisme, j’ai l’impression que les œuvres de Wagner sont plus que « malheureusement associée » au nazisme, car il me semble trouver des points de convergence entre wagnérisme et nazisme. Je vous propose donc d’étudier avec moi la question, à travers les éléments que j’ai pu relever dans sa tétralogie Der Ring des Nibelungen : ainsi, même si ce corpus d’étude est infime par rapport à toute l’œuvre de Wagner, il n’en reste pas moins conséquent (entre 14 et 16 heures de chants, d’orchestre et d’aventures épiques !). Par ailleurs, pour rendre mon diatribe plus convaincant, j’utiliserai deux textes fondamentaux du nazisme : Mein Kampf, d’Hitler, et Der Mythus des 20. Jahrhunderts, de Rosenberg. Inutile de dire, bien sûr, que je désapprouve totalement l’idéologie dont ils se font les porteurs, et que je ne les cite que dans un intérêt purement académique. Enfin, la liste que je dresse ci-après n’est en rien exhaustive : vous pourrez contribuer à compléter, corriger ou ajouter des éléments en commentaires.


  1. Navré, je n’ai pas encore réussi à être un libriste intégral en me passant de tous les services des GAFAM :/ . 

  2. En kikoo dans le texte, NdT : « Hitiler ma fai ékouté cet chensson laul ». 

Un monde hiérarchisé

La Tétralogie de Wagner reprend l’univers mythologique nordique (c’est-à-dire germanique et scandinave 1), univers qui, comme j’ai pu avoir l’occasion de le dire, est structuré en plusieurs mondes et en plusieurs peuples. Der Ring des Nibelungen comporte plusieurs de ces peuples et expose les conflits qui naissent entre eux : on y trouve notamment les dieux, avec leur chef, Wotan, que l’on connaît plutôt sous le nom d’Odin ; on rencontre également deux géants, Fasolt et Fafner, chargés de bâtir le Walhalla, demeure des dieux 2 ; les Nibelungen, sortes de gnomes travaillant le métal, jouent un rôle important, avec Alberich, qui est l’antagoniste principal ; enfin, on rencontre plus ou moins les hommes, qui jouent pour la plupart le rôle de figurants.
On trouve, tout au long de ce cycle de 4 opéras, plusieurs références aux rapports, extrêmement hiérarchisés, entre peuplades.

Dieux & géants

Dès le premier opéra de la tétralogie, Das Rheingold 3, on peut examiner les rapports entre dieux et géants : comme je l’ai dit, Wotan, chef des dieux, a fait bâtir son palais par Fasolt et Fafner, deux géants, en leur promettant comme salaire sa belle-sœur, Freya, déesse de la jeunesse et de la beauté. Mais, une fois que les géants viennent réclamer leur salaire, Wotan refuse de s’acquitter :

WOTAN
Quelle malice est la tienne, d’avoir pris au sérieux des con­ventions conclues pour rire ! L’aimable déesse, toute lumière, toute grâce, de quoi, lourdauds, vous servirait son charme ?

FASOLT
Nous railles-tu ? […] Nous, les patauds aux pattes calleuses, nous nous exténuons, nous suons sang et eau, à seule fin d’obtenir une femme dont la grâce et dont la dou­ceur habitent avec nous, pauvres gens

Wotan et Fasolt, Scène II, Das Rheingold

Rien que cet extrait montre bien le rapport entre géants et dieux : si les premiers ont pour eux la force, ils ont également le travail et le manque de grâce pour eux. On note à un autre endroit que ce manque de grâce et d’agilité n’est pas seulement physique, mais aussi intellectuel, comme un des deux géants le concède lui-même (« qu’un sot Géant te donne cette leçon », même scène, même opéra), lourdeur quasi-primitive, signifiée par les percussions imposantes du leitmotiv.
Ainsi donc, un premier rapport hiérarchique est posé : une opposition dieux/géants, avec ces derniers comme classe laborieuse et sans grâce ni distinction.

Êtres divins & Nibelungen

À nouveau, une distinction nette s’observe, particulièrement au tout début de Das Rheingold, où Alberich, un Nibelung, tente de séduire des sortes de sirènes, les filles du Rhin, qui en plus d’être un fleuve est une divinité mineure. Voici leurs réactions quand Alberich leur adresse la parole :

WOGUNDE
Heï ! qui est là-bas ?

WELLGUNDE
C’est noir et ça crie.

FLOSSHILDE
Voyons un peu qui nous espionne !

(Elles plongent, s’enfonçant davantage, et reconnaissent alors le Nibelung.)

WOGLINDE et WELLGUNDE
Pouah ! l’horreur !

Les Filles du Rhin, scène I, Das Rheingold

En prenant en compte que les naïades sont, elles, de jeunes femmes séduisantes 4, on comprend l’asymétrie de cette scène et la différence entre peuplades qu’elle exemplifie : un Nibelung libidineux et laid ; des ondines belles mais exigeantes.

Un autre cas de différence nette se trouve un peu plus loin : à ce moment-là, Alberich a déjà, après avoir échoué à séduire les Filles du Rhin, volé l’Or que ces filles gardaient. Or, cet Or peut être transformé en anneau tout-puissant5 par un sort connu seulement de celui qui a maudit l’Amour – ce qu’Alberich a fait. Wotan est alors descendu dans le royaume des Nibelungen, qui est sous terre, pour prendre par ruse l’anneau d’Alberich. C’est à ce moment que ce dernier prononce la tirade suivante :

ALBERICH
Vous, les Dieux, qui vivez là-haut, frôlés par les caresses des brises, ivres de joie, pâmés d’amour ! avec ma poigne d’Or, je vous subjuguerai tous ! De même que j’ai maudit l’Amour, tout ce qui vit devra maudire l’Amour : capti­vés, fascinés par l’Or, vous aurez le délire de l’Or. Bercez-vous sur les cimes, dans les murmures des brises, race d’éternels voluptueux : mais prenez-garde à l’Alfe-Noir que vous méprisez ! prenez garde ! — Car vous, les mâles, ma toute-puissance vous asservira, tout d’abord ; et vos femelles, dont la beauté dédaigna mes supplications, servi­ront, à défaut d’Amour, au Plaisir, aux luxures du gnome ! — Hahahaha ! vous m’entendez ? prenez garde à mon noir trou­peau, prenez bien garde, si, du fond des gouffres muets, l’Or du Nibelung s’élève à la lumière du Jour !

Alberich, scène III, Das Rheingold

Et la réponse de Wotan ne se fait pas attendre :

WOTAN, bondissant.
Péris, gnome scélérat !

Bah, juste après…

Encore une fois, Alberich se montre avide de volupté, de richesses et de pouvoir, et l’on verra bientôt que ce n’est pas seulement Alberich qui est ainsi, mais aussi les autres Nibelungen (à travers l’exemple de Mime) ; ce peuple est également opposé aux dieux, vus comme oisifs, brillants et méprisants.

Même entre dieux

Effectivement, même les dieux ont leurs propres hiérarchies, et l’on trouve notamment au bas de l’échelle Loge, dieu bossu et rusé, qui sert beaucoup à Wotan : on le sait lorsqu’il parle des fruits que Freya donnaient aux dieux pour qu’ils demeurent éternellement jeunes :

LOGE
Pour moi, Freya fut toujours chiche, fort avare de ses précieux fruits : car, en fait d’authenticité, je suis une fois moins pur, n’est-ce pas ? que vous autres, les Magnifiques !

Loge, scène II, Das Rheingold

Ainsi, les dieux peuvent eux-mêmes être classés en terme de « pureté », pour reprendre les mots de Loge lui-même.

Conclusions partielles & provisoires

En somme, on l’a constaté à travers ces exemples, le monde décrit par Wagner est extrêmement hiérarchisé, organisé selon des rapports de supériorité/infériorité, de mépris du subalterne par l’élite et la haine de l’élite par le subalterne. Un tel découpage du monde évoque la vision binaire (forts/faibles) caractéristique du trouble de la personnalité autoritaire.

Ouais, m’enfin, les rapports binaires sont pas forcément fascistes. Typiquement, on pourrait bien voir dans l’opposition dieux/géants une sorte de métaphores entre patronat et prolétariat, ce qui est marxiste, pas nationaliste…

Oui, mais cette opposition est innée, pas acquise. En effet, elle est issue du sang et non des apprentissages, comme le prouve le passage suivant, issu du dernier opéra de la Tétralogie, Götterdämmerung, où Siegfried, personnage principal au sang partiellement divin, fait un serment de sang et de vin avec un humain, et propose à Hagen, fils d’Alberich (et donc Nibelung), d’y prendre part :

SIEGFRIED (à Hagen).
Pourquoi ne te joindre à nous ?

HAGEN
Mon sang n’est bon pour ce vin ;
point n’est-il pur
comme est votre sang
.
Trouble et froid,
morne en moi,
jamais ma joue n’est rouge.
Je dois donc fuir
l’ardeur des serments.

Siegfried et Hagen(-Dasz ^^), scène II, Götterdämmerung – passage mis en gras par mes soins

Et ma foi, quel thème serait plus fasciste que celui de la pureté du sang ?

Par ailleurs, la lubricité d’Alberich peut également servir à signifier l’infériorité du peuple Nibelung : on retrouve ce lien entre infériorité et luxure dans le livre de Rosenberg :

Les Étrusques [considéré comme peuple inférieur], assurément, a laissé des traces de pratiques et monuments obscènes, mais rien ne nous laisse supposer quelque faculté de créativité spirituelle.

Rosenberg, Der Mythus des 20. Jahrhunderts, Livre I, chapitre I, p. 126

… Mwé. C’est pas hyper convaincant comme argumentation.

Je conçois que ce niveau de preuve n’est peut-être pas suffisant : c’est pourquoi nous allons étudier une figure-phare de cette Tétralogie, le fameux Siegfried qui, par ses faits et gestes, révèle encore mieux les thématiques wagnériennes, et leurs possibles croisements avec ceux nazis.


  1. Plus de précisions sur les mythes utilisés par Wagner

  2. Leur leitmotiv est absolument génial : je vous conseille vivement de l’écouter

  3. Opéra à l’ouverture très… travaillée :3 . C’est basiquement un accord de mi majeur pendant plus d’une centaine de mesures. 

  4. En témoigne le désir d’Alberich et la remarque de Siegfried dans la scène I, acte III, Götterdämmerung

  5. Oui, un anneau, comme dans le Seigneur des Anneaux. Car en effet, même si Tolkien a toujours nié s’être inspiré de Wagner (« Le seul point commun entre mon anneau et celui des Nibelungen est qu’il est rond » disait-il), il l’a beaucoup fait. 

Une figure surhumaine

Il nous faut donc étudier ce que Siegfried fait : mais, avant cela, il est peut-être indiqué que vous sachiez qui est Siegfried. Né d’un frère et d’une sœur 1, respectivement Sigmund et Sieglind, il est la figure de l’homme jeune et impétueux, sur le destin duquel les dieux n’ont jamais pesé, en mal ou en bien. Son père étant mort avant sa naissance et sa mère durant cette dernière, Siegfried a été recueilli par Mime, le frère d’Alberich, qui l’élève non pas par altruisme, mais en pensant qu’il pourrait se servir de la force de l’enfant, qui est exceptionnelle.

Un dégoût inné

C’est dans le troisième opéra, justement appelé Siegfried, que le héros exprime à Mime, son père adoptif, le dégoût viscéral qu’il conçoit envers lui :

Si tu m’apportes à manger et à boire,
C’est le dégoût seul qui me nourrit ;
Si tu me fais une douce couche pour dormir,
Le sommeil me devient pénible ;
Si tu veux m’apprendre à être ingénieux,
Je préfère rester sourd et sot.
Si je te regarde de mes yeux,
Je ne vois que trop tout ce que tu fais :
Quand je te vois debout, allant et trottinant,
Boitillant, dodelinant, les yeux louchant,
J’ai envie de te prendre au collet, nabot,
D’achever l’infect bigleux !

Siegfried, scène I, acte I, Siegfried, p. 31

Oui, il n’y va pas avec des pincettes :-° . Et encore, vous n’avez pas vu le moment où il tourmente Mime avec un ours… Mais le passage le plus intéressant est sans doute celui où il interroge Mime sur ses parents :

Que les jeunes ressemblent aux parents,
Heureusement, je m’en suis aperçu.
Je suis allé au clair ruisseau : […]
J’y ai vu aussi ma propre image ;
Là, il m’a semblé que j’étais tout autre que toi :
Ainsi le crapaud ressemblerait au poisson brillant ;
Mais jamais un poisson n’est sorti d’un crapaud !

Siegfried, scène I, acte I, Siegfried, p. 35

Mais, avec seulement ces éléments, on pourrait penser que le dégoût est unilatéral : peut-être Mime ne déteste-t-il pas Siegfried qui, ingrat, le martyrise ? Ne dit-il pas « J’ai veillé sur toi comme sur la prunelle de mes yeux. Comme tu grandissais, j’ai pris soin de toi » (p. 29) ?
Eh bien… non. Les mots que je viens de citer sont en fait hypocrites, et lorsque Mime révèle sa véritable pensée, il prononce les mots suivants :

Toi et ta lignée, je vous ai toujours cordialement haï ;
Je ne t’ai pas élevé par amour, toi mon fardeau :
Ma peine était pour le trésor gardé par Fafner, pour l’or.

Siegfried, scène III, acte II, Siegfried, p. 133

Ainsi, à nouveau, ce dégoût est viscéral et mutuel car il est considéré comme naturel, puisque découlant des liens de sang : la proximité avec les thématiques racistes est ici évidente.

La scène de l’épée reforgée

Un autre passage condense plusieurs aspects importants des considérations wagnériennes : il s’agit de la scène où Siegfried reforge l’épée de son père, Nothung, qui avait été brisée par la lance de Wotan 2. J’ai listé trois évènements cruciaux dans cette scène, que je vous invite à voir avant : voici une version sous-titrée en anglais et une autre en allemand non sous-titré, pour les plus casses-cous :D – le Mime de cette dernière version est priceless.

Siegfried, créateur instinctif

Siegfried, comme on l’a dit, choisit de réparer Nothung, l’épée de son père, car Mime, qui est pourtant un forgeron expérimenté, ne fait que des épées trop fragiles : à chaque fois que Siegfried les empoigne, elles se brisent en deux. C’est pour ça que Siegfried occupe lui-même la forge et ignore délibérément les conseils de Mime :

SIEGFRIED
Maintenant va-t’en, ne t’en mêle pas :
Sinon je te jette dans le feu !

MIME (qui s’est assis un peu à l’écart, au fond et regardant Siegfried travailler)
Mais qu’est-ce que tu fais là ?
Prends donc la brasure; j’ai déjà fait l’amalgame.

SIEGFRIED
Je n’ai pas besoin de ta bouillie ;
Je ne cuis pas l’épée au court-bouillon

Siegfried et Mime, scène III, acte I, Siegfried, p. 71

Et, bien sûr, Siegfried arrive, malgré son ignorance des arts de la forge, à reconstituer Nothung, encore plus puissante qu’elle ne l’a été – puisqu’elle brise l’enclume, à la fin de la scène. Et c’est ce premier point qui est notable : Siegfried est un créateur extrêmement doué, alors qu’il n’a jamais rien appris, il a une sorte de génie inné ; Mime, lui, est relégué au rang de sidekick. Cela m’évoque beaucoup les textes nazis, où il est dit que seule la race aryenne est douée de vraie création, et pas les autres. C’est notamment le cas dans un passage du livre de Rosenberg, qui parle du peuple (supposé aryen) de l’Atlandide 3 :

Il semble loin d’être impossible que, dans les endroits sur lesquelles roulent les vagues de l’Atlantique et flottent les icebergs géants, un continent florissant ait surgi au-dessus des vagues et que, sur lui, une race créative ait produit une culture de grande envergure et ait envoyé ses enfants dans le monde comme navigateurs et guerriers.

Rosenberg, Der Mythus des 20. Jahrhunderts, Livre I, chapitre I, p. 57

D’après Rosenberg, donc, l’Atlantis, sortie ex nihilo, a produit par ses propres forces et son propre talent (inné, bien sûr), une culture de haut vol qui a pu rayonner dans le monde. C’est la première convergence que l’on peut remarquer entre Siegfried et l’Aryen d’après les fascistes.

Mais pendant que Siegfried s’agite au fourneau, que fait Mime ?

Mime complote lâchement

Eh oui ! On le rappelle, Mime a élevé Siegfried simplement pour l’utiliser, afin d’obtenir par lui l’Anneau d’Alberich, maintenant détenu par Fafner, l’un des géants bâtisseurs du Walhalla (maintenant transformé en dragon). Or, comme Nothung est en train d’être forgée, Mime comprend que la vie de Fafner va bientôt cesser et que l’Anneau va bientôt aller à Siegfried. Il fomente donc un plan pour obtenir l’anneau : comme il ne peut le faire par la force, il le fera par la ruse et la trahison :

MIME (toujours assis très à l’écart)
Le trésor et l’anneau, il les gagne dans la lutte :
Comment me gagner le prix ?
Avec astuce et avec ruse, j’aurai les deux
Et je sauverai ma tête.
Il sera fatigué par sa lutte avec le dragon,
Un breuvage le réconfortera :
Avec des sucs savoureux que j’ai récoltés,
Je vais faire ce breuvage pour lui ;
Il ne lui en faudra que quelques gouttes
Pour sombrer, inconscient, dans le sommeil.
Avec l’arme même qu’il a gagnée, Je l’écarterai facilement de mon chemin,
Je gagnerai l’anneau et le trésor.

Siegfried et Mime, scène III, acte I, Siegfried, p. 83

Mime prévoit donc d’égorger pendant son sommeil celui qu’il aura endormi par ruse, c’est-à-dire son fils adoptif. Pendant le reste de la scène, il va mettre au point sa boisson, puis laissera libre cours à son fantasme de richesse et de domination sans partage :

MIME
L’anneau étincelant fait par mon frère
Qui par magie lui donna une force impérieuse,
L’or clair qui transforme en maître,
Je l’ai gagné, j’ai pouvoir sur lui !
(Avec animation, il trottine partout avec une satisfaction grandissante.)
Alberich lui-même, qui m’asservit jadis,
Je vais le contraindre à l’esclavage des nains ;
J’irai là en bas en prince des Nibelungen,
Toute la bande devra m’obéir !
Comme il sera honoré, le nain méprisé !
Dieux et héros jalouseront le trésor.
(Avec des gestes toujours plus animés)
Un signe de moi et le monde s’incline !

Siegfried et Mime, scène III, acte I, Siegfried, p. 85

Ou, en images :

La drogue, c’est mal.
Très mal.

Là, vous l’aurez sûrement, la comparaison avec le nazisme : n’est-ce-pas dans Mein Kampf (p. 477) qu’il est dit que le Juif, n’ayant pas le talent du peuple allemand/aryen, est son ennemi héréditaire et tente de soumettre ce dernier par ruse et calcul ? Un autre élément corrobore d’ailleurs le côté lâche des Nibelungen : au dernier opéra, Siegfried meurt (désolé pour le spoil), transpercé dans le dos par la lance du fils d’Alberich, Hagen. À nouveau, donc, la quête de pouvoir des Nibelungen se fait par lâcheté et traîtrise.

En fait, le peuple Nibelung ressemble tellement à l’archétype du Juif d’après l’antisémitisme (envieux, incapable d’obtenir légitimement le pouvoir, lubrique, attiré par la richesse, etc.) que je me demande si Wagner n’a pas voulu sciemment en faire une métaphore 4.

Un contraste frappant entre les deux personnages

Le troisième élément notable est la différence entre Mime, qui fricote sa potion, et Siegfried, qui forge son épée : ce gouffre entre eux deux est fait pour rabaisser encore l’un et exalter l’autre 5. D’ailleurs, ce contraste est tellement immanquable que même Siegfried s’en rend compte :

Que fabrique ce lourdaud avec sa marmite ?
Je fais chauffer l’acier et toi le bouillon ?

Siegfried et Mime, scène III, acte I, Siegfried, p. 81

À ce titre-là, Mime pourrait être quasiment vu comme une caricature de Siegfried, tant tout ce qu’il fait est pitoyable à ce dernier. Cela n’est pas sans rappeler les thèses fascistes, qui mettent facilement en perspective les prétendues races pour mettre en exergue leurs différences : Rosenberg parle de races « en dessous du niveau créatif » des Aryens (p. 64). Mais la citation la plus frappante est sans doute celle qui arrive un peu plus tard :

Comme les autres peuples occidentaux voisins, les Étrusques ont trouvé à un moment les Mythes nordiques de l’Atlantis, qui ont été par la suite incarnés dans la tradition grecque, et ils ont imité l’art pictural et plastique grec du mieux qu’ils ont pu, même en s’appropriant le panthéon hellénique. Ils ont seulement réussi à corrompre tout ce qu’ils touchaient et à muer chaque attribut en son contraire.

Rosenberg, Der Mythus des 20. Jahrhunderts, Livre I, chapitre I, p. 79

Bref, à nouveau, tant dans l’opéra wagnérien que dans les textes nazis, l’on est dans une vision du monde très manichéenne, au sens premier du terme : ce que le Bon fait, le Mauvais tente de le faire à son tour et produit une monstruosité.

Voici tout ce que j’ai pu extraire de la scène de la forge, mais ce n’est pas tout ^^ !

Un homme qui défie (et vainc !) les dieux

Bien plus tard, toujours dans le troisième opéra de la Tétralogie, Siegfried croise Wotan, le roi des dieux, qui avait lui-même brisé Nothung : ça va chauffer ! D’autant que Siegfried se dirige vers un endroit interdit par Wotan lui-même : la couche de Brünhilde, sorte de belle au bois dormante 6, couche qui est entourée d’une barrière de flammes. Wotan, comme je l’ai dit, a interdit l’accès à ce lieu (pour des raisons trop compliquées à expliquer), en disant :

Qui de ma lance
craint l’embout,
ne foule pas ce feu !

Wotan, scène III, acte III, Die Walküre 7

Wotan tente donc de barrer le chemin à Siegfried et ce qui devait arriver arriva : ils se battent. Le résultat, c’est que Siegfried brise la lance de Wotan et le renvoie, humilié. Cette victoire du self-made man (l’homme qui s’est fait lui-même) sur la divinité, en plus d’être un possible point de convergence avec le surhomme nietzschéen, peut signifier une victoire sur la crainte des dieux et la superstition, caractéristique, d’après les nazis, des Aryens : car si, pour Rosenberg, « le prérequis de la science juive est la fiction […], la fumisterie » (p. 118), certaines époques ont été marquées par « le nouveau réveil de l’âme aryenne face aux croyances superstitieuses et magiques des non-aryens subjugués » (p. 60).
Notons par ailleurs que la position de Rosenberg par rapport aux croyances est assez modérée (supprimer seulement les mauvais mythes, pas ceux utiles aux aryens), en comparaison à d’autres théoriciens nazis : Hitler, par exemple, est assez positiviste, en voulant rester « libre de toute mystique » (Source et détails). Mais l’idée reste la même : pour eux, l’aryen se libère des croyances qui enchaînent l’humain supposé inférieur.

Cela fait écho au point suivant :

Un esprit belliqueux et insoumis

Il ne s’agit ici que d’une simple citation, mais qui m’a beaucoup frappé quand je l’ai entendue pour la première fois. Le contexte est tout simple : Siegfried arrive dans le palais d’un noble local et sa formule de salutation est extrêmement étrange :

Maintenant, combats avec moi
ou soit mon ami !

Siegfried, scène II, acte I, Götterdämmerung

À nouveau, pour Siegfried, le monde est divisé en deux factions : ceux qui sont avec lui, et ceux qui sont contre. Il est impossible de ne pas faire partie de l’une de ces deux parties, ce qui me rappelle beaucoup ce que disait Hannah Arendt, dans Les Origines du Totalitarisme : l’un des signes caractéristiques du totalitarisme est de considérer que celui n’est pas avec soi est contre soi. En somme, une insoumission totale : soit l’on combat avec, soit contre, rien de plus. De quoi laisser songeur…


  1. Oh, soyez pas choqués comme ça : ce n’est pas le seul inceste de la Tétralogie. 

  2. Encore une fois, cela a servi d’inspiration à Tolkien, pour sûr : l’histoire d’Anduril n’est pas si différente. 

  3. Parce que, oui, pour lui, l’Atlandide a vraisemblablement existé… C’est un des nombreux éléments qui indiquent que ce n’est pas franchement fiable, comme livre d’histoire :-°

  4. Même si Wagner est mort avant la montée du nazisme, il n’y a aucun anachronisme, puisque l’antisémitisme allemand est né bien avant le nazisme. 

  5. Contraste soutenu par l’instrumentation et le rythme, d’ailleurs. 

  6. Brünhilde, qui est sa tante et sera également son amante. Quand je vous parlais d’inceste… 

  7. Il est d’ailleurs amusant de noter que c’est le leitmotiv de Siegfried (<3), c’est-à-dire celui qui ne craint pas la bout de sa lance, qui est alors utilisé


En somme, voici à peu près ce qui me fait voir dans Wagner une préfiguration partielle du nazisme, à cause de sa vision trop hiérarchique, manichéenne du monde : celui qui est écrasé est considéré comme destiné à être écrasé et inversement. Bien sûr, cette opinion prête à débat, n’est soutenue par aucun traité sur le sujet, et c’est pour cela que je vous invite à en parler dans les commentaires.

Par ailleurs, j’ai mentionné très rapidement Nietzsche, mais je pense qu’en cherchant, il serait possible de trouver les influences de l’un sur l’autre (et inversement), tant leurs rapports amicaux ont été vifs et tourmentés. L’on pourrait également procéder à une analyse psychanalytique (freudienne et reichienne 1) montrant les rapports à la sexualité du IIIème Reich et des opéras de Wagner, rapports très souvent conflictuels (rien que la génèse de l’anneau le montre).

Dans tous les cas, j’espère que tout cela vous aura intéressé, à défaut de vous donner envie de vous farcir toute la Tétralogie ! Tétralogie que, malgré sa philosophie douteuse, je vous recommande beaucoup :3 .


  1. Du nom de Wilhelm Reich, qui a beaucoup travaillé sur la psychanalyse de la sexualité et son mariage avec la doctrine marxiste. 

5 commentaires

Billet très intéressant (en cours de lecture), j’ajouterais contemporainement :

Dans le mouvement skinhead la musique et la politique ont souvent eu affaire. Certains skinhead ce sont fait enrôler par le NF par l’usage de musique à l’usage de propagande1. Et du coups l’intention dans les paroles étaient des fois clairement définis. Et des fois non…

Certains acteurs de ces mouvements jouaient sur un coté ambiguë discutable au sein de la communauté. Puis bon quand on aime un son, c’est un son ? Est-ce forcément politique ?

La question qui se pose alors c’est : lorsqu’on écoute une chanson d’un personnage ayant probablement une idéologie différente de la notre peut-on apprécier la musique et détester le personnage ?

Autrement dit, peut-on apprécier les peintures d’Hitler ? Je l’accorde ce dernier exemple est plus proche du tiens Dwayn, car dans les peintures d’Hitler il n’y avait surement rien d’antisémite. Mais quand même tout cela soulève de lourdes questions éthique je trouve.

C’est cool d’ouvrir le débat.


  1. Skrewdriver du coté anglophone, EvilSkin du coté francophone 

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Merci de ton retour :) . La question que tu poses ne se pose pas seulement, en vérité, pour des exemples borderlines (skinheads, Dolfi, toussa), mais pour tous les produits culturels. Est-il légitime de vouloir influencer par des produits culturels ? À partir de quand s’agit-il vraiment d’une volonté de manipulation et pas juste de la simple expression des représentations de l’auteur, qui ne veut influencer personne ? Plusieurs exemples pour étayer cette question :

  • Le cas des blagues machistes, pseudos-racistes, etc. : quelquefois, c’est marrant (pas toujours), mais plus on en rit, plus des représentations erronées s’ancrent ;
  • Les cas des films (voire des dessins animés) qui transmettent un discours plus ou moins politique. Et, plus précisément, je vais prendre un exemple très concret : je vois dans Le Nom de la Rose (le livre et le film, je discrimine pas, hein :-° ) et dans ce passage de Verdi que la figure de l’Inquisiteur est purement caricaturale (on s’en sert comme un archétype plutôt qu’autre chose). Cela peut contribuer à biaiser encore un peu plus la vision de l’Inquisition (alors que ses tortures, condamnations à mort et autres étaient très ciblées − je crois me souvenir qu’on a brûlé plus de personnes par effigie − genre en papier mâché − plutôt qu’en vrai). Est-ce que cela m’empêche d’apprécier comment le Nom de la Rose est fichu, et l’atmosphère magnétique de Don Carlo, de Verdi ? Non.

L’intérêt est donc de motiver les gens, leur donner le temps et les éléments de comprendre ce qu’ils regardent et écoutent, de quoi ils s’imprègnent (quitte à marquer « Passage non-historique » pour les films/livres qui s’inspirent de faits réels), pour que le débat d’idées se fasse où il faut, c’est-à-dire dans la sphère consciente et intellectuelle. C’est ainsi en son âme et conscience que chaque personne pourra accepter ou refuser telle ou telle idéologie/philosophie/etc.

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Je trouve ça intéressant de lire une discussion de ça ici, mais je pense qu’il faut noter que l’approche que tu as choisie est très littérale et naïve. La question de la politique dans Wagner est ancienne et a certainement été étudiée en profondeur par de nombreux auteurs; mais plutôt que de lire ce qui a déjà été écrit sur le sujet et de nous en faire part, tu as choisi de repartir de rien et de reconstruire un argumentaire propre à partir des textes sources. Je pense que l’approche est plus intéressante par sa démarche (il s’agit de discuter de comment on tire des leçons non-fictionnelles d’une œuvre de fiction; ce n’est pas simple quand il y a plusieurs personnages qui ne sont pas d’accord de déterminer quelle est la voix, le message de l’auteur) que par ses résultats, qui à mon avis ont déjà été proposés et contredits et re-défendus de nombreuses fois par les études de Wagner, et qui sont donc fort peu conclusifs en l’état. As-tu prévu de te renseigner sur ce qui a déjà été fait par d’autres et d’en faire un retour ici ?

Par ailleurs, je ne connais pas assez bien les textes pour leur faire dire quelque chose, mais une chose qui m’a frappé en lisant ton texte est le désaccord parfois complet entre les interprétations que tu proposes et celles offertes par la mise en scène de ces œuvres que j’ai eu la chance de voir. Je pense que c’est quelque chose d’intéressant avec le théâtre et l’opéra, à la volonté et le message de l’auteur se superpose les choix du metteur en scène et leur message, qui permettent d’aller au-delà du texte et de ce qu’une lecture directe pourrait en suggérer. Et je pense que les auteurs en sont conscients, ils savent qu’écrivent des choses que l’on peut ensuite faire parler de différentes façons. Deux points concrets :

  • Tu fais un portrait de Siegfried enfant comme étant positif (il est "dominant" et c’est le message), avec un Mime méprisable. Mais dans la mise en scène que j’ai vue, Siegfried enfant est un ingrat méchant et insupportable avec la personne qui l’a élevée. Mime est injustement traité, et le spectateur le prend en pitié. Bien sûr, ensuite Mime est montré comme un personnage hargneux et Siegfried un héros droit dans ses bottes, mais sur le moment ce ne sont pas ces valeurs qui sont sur scène ou les émotions qu’on ressent.

  • Hagen est peut-être traître et lâche, mais les mises en scène modernes le présentent comme un élément proto-fasciste, incompatible avec toute allusion de correspondance entre Nibelungen et juifs. Regarde par exemple cette version de la scène 3 de l’acte 2. Vu les dialogues (discussion entre Hagen et ses vassaux qui sont prêts à la violence), pour moi c’est clair que le texte se prête sciemment à cette interprétation.

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Je te remercie pour ton commentaire, auquel je vais répondre point par point.

Tout d’abord, effectivement, la démarche de mon billet n’est sans doute pas la meilleure : elle part d’une interprétation partiellement subjective (quoiqu’étayée par des citations directes). D’où le fait qu’il s’agisse d’un billet et non d’un article, car mon contenu ne peut prétendre à être enseigné. Cela aurait été différent si je confrontais les visions de différentes personnes sur ce sujet, arguments à l’appui. Mais ma rapide recherche de support bibliographique (opérée suite à ton commentaire) n’a donné qu’un seul ouvrage, Wagner antisémite, qui ne fait que confirmer mes dires en les étendant à d’autres opéras. Cependant, si tu as des références (ce qui est très probable, puisque tu es estimes que le "cas Wagner" ne peut être tranché), je veux bien que tu m’en fasses part.

Concernant tes deux exemples :

  • Relativement à Siegfried "sale gosse" et Mime malmené, je crois que le texte en tant que tel contribue à cet aspect (dans le cas des géants qui se plaignent de ne pas pouvoir avoir Freya, ils donnent des arguments très valables : "nous, on a travaillé !"). Cependant, plusieurs choses sont à noter :
  1. Mime n’a pas élevé Siegfried par altruisme, simplement pour l’utiliser. Car même s’il dit à Siegfried "je t’ai élevé, j’ai pris soin de toi, etc.", ça n’empêche pas de chercher à le tuer, en témoigne l’extrait suivant :

    MIME
    Toi et ta lignée, je vous ai toujours cordialement haï ;
    Je ne t’ai pas élevé par amour, toi mon fardeau :
    Ma peine était pour le trésor gardé par Fafner, pour l’or.

    Siegfried, scène III, acte II, Siegfried, p. 133
  2. Mime n’est pas capable, alors qu’il est rompu à l’art de la forge, de mettre au point une seule épée qui vaille le coup ;
  3. La musique elle-même tourne Mime en ridicule : pizzicati, passages sombres et menaçants, etc. Le passage le plus symptomatique est sans doute le suivant (depuis 5:24 à 6:09), où la transition depuis une activité épique (forger Nothung) à une activité lâche et pitoyable (Mime faisant sa bouillie) est illustrée par une instrumentation caractéristique. Tu peux noter pendant le "Je fais chauffer l’acier et toi le bouillon" ("Brenn ich hier Stahl, braust du dort Sudel", de 5:50 à 5:56) que les cors soutiennent le première partie avec un rythme impétueux, puis la musique devient plus sautillante durant la deuxième partie de la phrase. Ce n’est qu’un exemple, bien sûr, mais il est caractéristique du contraste qui, pour moi, ne laisse aucun doute.
  4. Les didascalies elles-mêmes ne laissent pas de doute : à la fin de la scène, quand Siegfried tranche l’enclume "Mime, qui au comble de la joie s’était juché sur un escabeau, tombe de peur, les fesses par terre".
  • Concernant Hagen proto-fasciste, tu as compris comme moi que la mise en scène que tu me proposes (intéressante quoique fort peu subtile) est une critique de la mondialisation financière, sorte d’invasion qui tue des gens tous les jours, d’après le message de cette mise en scène. Les éléments fascisants (matraques, brassards) ne sont là que pour renforcer l’aspect violent de la chose. Il s’agit, pour reprendre tes mots d’une "superposition des choix du metteur en scène et leur message à la volonté et au message de l’auteur" (à moins que la Tétralogie en tant que telle soit une critique visionnaire de la mondialisation ^^ ?) ; d’où la contradiction, purement accidentelle à mon sens.
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