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Les premières langues

Les langues citées dans ce chapitre ont un intérêt plus intellectuel que pratique : elles sont à étudier, et non à apprendre ― on ne peut guère les parler.

Nous allons commencer cette partie en étudiant les premières langues elfiques, ce qui nous permettra de revenir sur la genèse des Elfes, et de leur évolution au cours des Âges. Ce ne sont pas, bien sûr, les langues les plus intéressantes à étudier, ni les plus développées, mais ce sont elles qui ont servir de terreau commun à toutes les autres langues.

Voici, sur l’arbre des langues elfiques, où se situe ce que nous allons étudier ― à la base, bien évidemment :

Premières langues des Elfes
Premières langues des Elfes

Le quendien primitif, dénominateur commun

Histoire

L’Éveil des Elfes prend place durant l’Âge des Arbres : en fait, on ne sait pas exactement comment les Elfes sont apparus en Terre du Milieu, au bord du lac Cuiviénen ("kouiviènèn", /kuiviɛːnɛn/), mais il est sûr que le Créateur, Eru Ilúvatar, n’est pas étranger à cette apparition, qu’Il a prédite et voulue. La légende raconte que les trois premiers Elfes, Imin, Tata et Enel1, se sont réveillés en face de leurs femmes, puis que les 3 couples ont parcouru les environs, trouvant nombres d’elfes, assignés alors à la tribu de l’un des trois Elfes. Au total, on compte 144 Elfes, répartis en 3 tribus : les Minyar, les Tatyar et les Nelyar.

Contrairement à l’idée initiale de Tolkien (cf. Valarin), le langage des Elfes a été développé en l’absence de toute influence linguistique, car ces derniers étaient les seuls êtres parlant en Terre du Milieu : c’est pour cela qu’ils se sont appelés « Quendi » ("couèndi", /kuɛndi/), c’est-à-dire « êtres doués de parole ». C’est donc logiquement que l’on peut appeler ce langage, inventé sur les rives de Cuiviénen, « quendien primitif ».
L’usage de ce langage se perpétuera jusqu’à ce que les Valar, grandes puissances créées par Eru, proposent aux Elfes de venir habiter avec eux en Aman, de l’autre côté de la Mer, afin d’être protégés des assauts malveillants de Melkor. C’est à ce moment que commença la Marche des Elfes, et la séparation (linguistique et démographique) de ces derniers.
Le quendien primitif sera alors délaissé et oublié, jusqu’à être étudié bien des Âges après, par des Elfes linguistes curieux de l’origine de leur propre langue. De fait, les informations sur ce premier langage sont extrêmement lacunaires et hypothétiques, comme nous allons le voir.

Description du quendien primitif

Tolkien a souvent insisté sur le fait que l’on ne puisse pas connaître avec certitude les mots originels, et que ce sont davantage des abstractions à intérêt purement intellectuel et aucunement pratique. C’est ce ton, incertain et spéculatif, que l’on retrouve dans l’ouvrage le plus précieux sur les premières langues elfiques : Les Étymologies, rédigées durant les années 1930 et publié environ 60 ans plus tard.
En fait, l’idée d’une source unique des langages elfiques a été très précoce dans l’esprit de Tolkien, qui parlait de proto-elfin dès 1915, mais c’est avec cet ouvrage qu’il a donné les données les plus conséquentes sur le quendien primitif, avec un corpus de plus de 600 mots. Toutes ces données ont été analysées par plusieurs personnes, mais notamment par Helge K. Fauskanger, un passionné norvégien des langues elfiques : les données exposées ci-dessous sont donc principalement issues de ses travaux.

Phonologie

Nous avons, sur ce sujet, la chance d’avoir un tableau des consonnes primitives, écrit de la main de Tolkien. L’image est introuvable en tant que telle, mais les informations sont, dans l’ensemble, les suivantes :

/p/ /t/ /k/
/ph/, dérivant sûrement vers le /f/ /th/ vers /θ/ /kh/ vers /x/
/b/ /d/ /k/
/m/ /n/ /ŋ/, aussi écrit ñ
/w/ /l/ et /r/ /j/ et /ɣ/, écrit 3, tendant vers le /h/
/s/
Tableau des sons primitifs tel que décrit par Fauskanger.

Si vous comparez cela aux sons des tengwar, vous verrez qu’en comparaison le quendien primitif est assez restreint phonologiquement.
À noter que les consonnes sont facilement mises ensemble au début d’un mot.

Les voyelles, par ailleurs, sont celles que l’on rencontre classiquement dans les langues elfiques : /a/, /e/ ou /ɛ/, /i/, /o/, /u/, et leurs équivalents longs, notés ā, ē, ī, ō, ū. Le numéro 21 du journal Parma Eldalamberon porte sur les voyelles finales en quendien primitif (plus spécifique, tu meurs :p ), mais je ne l’ai pas eu à portée de main pour détailler ce point.
L’accent tonique est attribué de manière, semble-t-il, aléatoire, c’est-à-dire sur telle ou telle syllabe du mot, sans que l’on sache vraiment pourquoi : cela diffère par rapport aux langues ultérieures, où des règles précises conditionnent l’accent tonique.

Structure du quendien primitif (aka. « sundokarme »)

Selon les légendes, le premier mot est prononcé par les Elfes découvrant les étoiles : « Ele ! » (Regarde !). Vous le voyez, ce mot n’est qu’un enchaînement de consonnes et de voyelles : cet aspect simple et dépouillé du quendien primitif se vérifie à travers les matériaux de base de la langue, les racines (usuellement marquées en majuscules).
Ces racines sont constituées d’une voyelle déterminante (dite « sundóma », "soundoma", /sundoːma/), entourée d’une ou plusieurs consonnes. Le schéma d’ordonnancement le plus fréquent est consonne-voyelle-consonne (NAK, par exemple), mais les schémas consonne-voyelle ou voyelle-consonne sont également vérifiés.
Comme ces racines sont reconstruites, elles n’ont pas une signification précise, mais plutôt nébuleuses : par exemple, NAK ne désigne par le mot « mordre » en tant que tel, mais plutôt tout ce qui concerne la morsure.

Les racines peuvent ensuite subir un certain nombre de modifications qui permettent de modifier, ne serait-ce que légèrement, leur sens : ainsi, par l’ajout de la lettre d, NAK (mordre) devient NDAK (abattre) ; par le redoublement de la voyelle déterminante, THIL (argent brillant) devient ITHIL (lune). Les façons de modifier les racines sont multiples, et ne correspondent pas à un sens précis : objets linguistiques intrigants, ces modifications ont fait couler pas mal d’encre, notamment sur cette page, ainsi que sur celle-ci qui traite particulièrement des préfixes intensifs (i.e. rendant plus intense le sens de la racine modifiée, correspondant grosso modo à l’expression « continuer à… », « s’obstiner à… »).
En plus de ces modifications, de très nombreux suffixes permettent de préciser la signification du mot obtenu : ainsi, TAK (fixer) donne « takmā » (chose pour fixer), KAS (tête) « kasmā » (casque), PAR (rassembler, compulser) « parmā » (livre), etc. Dans le cas présent, il est évident que le suffixe « -mā » indique un instrument lié à telle ou telle chose : mais ce n’est pas toujours aussi simple, et les terminaisons sont légions :euh: . Elles ont été étudiées partiellement par T. Renk et, bien plus largement, par H. Fauskanger.

Parallèlement à tout cela, bien sûr, l’ajout des lettres supplémentaires peut induire d’autres changements dans le mot : par exemple, PED et « -dā » donnant « pendā », etc.
Un joyeux bazar, mais un bazar réaliste linguistiquement :-° .

Noms, verbes, pronoms, etc.

Nous n’avons pas beaucoup de documents de la main de Tolkien sur les modifications du nom en quendien primitif. Il existe ceci dit une page de brouillon, publiée dans le journal Parma Eldalamberon n° 21 (p. 62) qui nous explique que des déclinaisons ont existé en cette langue, quoiqu’elles ne furent « probablement pas beaucoup élaborées ».
Tolkien nous y parle du nominatif, cas exprimant la fonction sujet : le mot est sous sa forme normale, ou faiblement modifié. Le deuxième cas est l'accusatif, servant à exprimer la fonction C.O.D., mais aussi (occasionnellement) C.O.I et complément du nom. C’est cette forme du nom qui est utilisée avec ces prépositions. Les prépositions, parlons-en justement : ce sont elles qui sont à l’origine des autres cas que l’on observe dans les langues elfiques, comme en quenya. Par exemple, « 3o » (devenant « ho ») marque le complément du nom et deviendra la terminaison du cas génitif en quenya, « -ō ».
Le même document de Tolkien parle des nombres en quendien primitif : il liste le singulier, le duel (qui concerne les choses qui sont en 2 exemplaires, comme les oreilles, les yeux, les membres d’un couple, etc.) et le pluriel. Le singulier n’est marqué par aucune terminaison, le duel par le suffixe « -ū », le pluriel par « -ī » (et possiblement « -m », mais on n’observe aucune règle concernant la terminaison du pluriel).

Concernant le vocabulaire, les travaux de reconstitution de H. Fauskanger permettent d’obtenir un lexique assez conséquent, de grande importance académique mais de peu d’utilité pratique.

Nous avons également quelques indications sur les conjugaisons, avec deux marqueurs soupçonnés du passé, un du présent, mais tout cela reste très spéculatif.
Pour ce qui concerne les pronoms, Tolkien a eu la bonne idée de faire un tableau les regroupant leurs « possibles formes » : vous pouvez le consulter sur le Tolkiendil.


  1. Leurs noms signifient respectivement « Premier », « Second » et « Troisième ». Bonjour l’originalité.

L'eldarin commun : première scission

Histoire

Comme j’ai pu vous le dire plus haut, les Elfes ne sont pas restés éternellement aux bords du lac Cuiviénen : ils ont d’abord été trouvés par les sbires de Melkor et persécutés par eux. Ce n’est que plus tard que le Vala Oromë apprit l’existence des Elfes, comme il est raconté dans Le Silmarillion :

Et il y eut un moment où, par chance, Oromë chevaucha vers l’Est durant sa chasse […] Alors, soudainement, Nahar [la monture d’Oromë, NdT] hennit fortement et resta immobile. Et Oromë songea et resta silencieux, et il lui sembla que, dans le silence de ces terres sous les étoiles, il entendait de nombreuses voix chantant au loin. C’est ainsi que les Valar trouvèrent enfin, par chance, ceux qu’ils avaient si longtemps attendu. Et Oromë, regardant les Elfes, était émerveillé, car ils étaient des êtres soudains, merveilleux et imprévisibles; ce serait toujours ainsi avec les Valar.

Le Silmarillion, chapitre 3, traduction perso

Ainsi prévenus de l’arrivée des Premiers Nés d’Ilúvatar, les Valar décident de leur garantir la sécurité en faisant la guerre à Melkor : déchaînant leur puissance, ils font la guerre au Noir Ennemi du monde et le font prisonnier. Après cela, ils désirent que les Elfes viennent résider auprès d’eux, au pays d’Aman, mais ces derniers sont pour le moins… réticents. Et pour cause : ils n’ont vu les Valar que sous leur forme la plus terrible, celle qui a mis fin au règne de Melkor. Les Valar se chargent alors de faire venir quelques ambassadeurs Elfes en Aman, pour leur faire voir la splendeur des Arbres et de leur pays. Les ambassadeurs Elfes sont fascinés par ce qu’ils voient et tâchent de convaincre leurs confrères de venir avec eux : seuls 88 acceptent. Les 56 autres, préférant rester en Terre du Milieu, seront appelés « Avari », et nous examinerons leur évolution un peu plus loin ; ceux qui acceptent sont appelés « Eldar1 » d’après le nom que leur a donné Oromë, c’est-à-dire « peuple des étoiles ».

La langue de ces Eldar, Elfes en pleine migration, est alors logiquement appelée « eldarin » ; le terme « commun » renvoie au fait qu’il s’agisse de la langue-mère de toutes les langues des Eldar. On ne sait pas exactement combien de temps ce langage a été utilisé (cf ci-après).

Description linguistique

Il faut bien avoir en tête que l’eldarin commun n’est aucun cas une langue statique : la migration des Elfes a en effet duré deux siècles et demi o_O ― ce qui n’est rien aux yeux des Elfes, immortels. Vous vous imaginez bien que la langue a eu le temps de changer pendant ce temps-là…
Mais est-ce à dire que l’eldarin commun a été utilisé pendant 250 ans ? Non, car il semble que la scission entre les différentes branches de l’eldarin s’est opéré de manière très précoce (possiblement 25 ans) et que, même durant les débuts de la migration, la langue des Elfes n’était pas tout à fait homogène.

On observe assez peu d’ajouts phonologiques : les sons utilisés sont sensiblement les mêmes qu’en quendien primitif. L'apparition des sons /z/ et /x/ et celle du /h/ (à partir de /ɣ/) sont tout de même dignes d’être remarquées.

Les modifications les plus importantes sont en fait celles qui touchent à la réorganisation des mots et à leur changement de prononciation.
Par exemple, le son /ɣ/ devient souvent /h/, ce qui entraîne de nombreux changements dans le lexique : « ma3tā » (manier) devient « mahtā » ou, plus intéressant, la préposition génitive « 3ō », dont je vous ai parlé plus haut, devient tour à tour « hō » puis un simple suffixe « -ō », que l’on observe tel quel dans les successeurs de l’eldarin commun. Mais /ɣ/ reviendra à la mode elfique, par la suite ― ce qui brouille un peu plus les pistes :/ .
Autre exemple, les mots sont quelquefois modifiés pour être plus faciles à prononcer (ce qu’on appelle une métathèse) : « labmē » prend la forme « lambē », mot qui sera quasiment identique dans les descendants de l’eldarin.
Il y a de nombreuses autres modifications (suppression de la voyelle finale, etc.), listées ici en français et ici, avec plus de précision, en anglais.

Pour le reste, peu d’informations sont disponibles sur Internet.
Le Parma Eldalamberon 21 traite de la structure des noms en eldarin commun ; le numéro 22 en dit plus sur les verbes : mais c’est tout ce que l’on peut savoir.
Relativement aux pronoms, R. Derdzinski a eu la bonne idée de rendre public son travail sur la question, effectué avec l’aide de D. Salo : c’est un travail de reconstitution, qui n’est donc pas indiscutable, mais il est intéressant pour les personnes curieuses ;) .


  1. Rappelez-vous que le « -r » est la marque du pluriel : un Elda, des Eldar.

L'avarin : j'y suis, j'y reste !

Histoire brève

Les Avari sont les Elfes qui ont refusé l’appel des Valar, préférant rester en Terre du Milieu : ils sont donc décrits comme « un peuple "sauvage" » (mais pas primitif), vivant généralement dans les bois et les grottes. Se mêlant avec d’autres peuplades d’Elfes, ils donneront bien plus tard les Sylvains, perpétuant leur langue par ce biais.
Dès les premières versions de cette langue (alors appelé « Lemberin »), Tolkien a précisé qu’il ne s’agit pas d’un groupe linguistique homogène, mais d’un ensemble éclaté de langues ayant évolué indépendamment. Il existe donc au moins 6 tribus, dont les noms nous sont donnés, et que l’on peut classer en 3 groupes : le groupe à l’Ouest, le plus proche des autres langues elfiques ; celui du Nord, dont on sait simplement qu’il ne comporte pas de consonnes groupées au début d’un mot ; celui de l’Est.

Quelles données linguistiques ?

Attendu que l’écriture a été inventée bien après, les Avari n’ont pas laissé de trace écrite de leur(s) langue(s) : c’est pourquoi nous en avons peu de traces.
En fait, les seuls mots que nous avons sont les noms des 6 tribus sus-citées, dérivant toutes du mot « Quendi » : Kindi, Cuind, Hwenti, Windan, Kinn-lai, Penni. Même s’il est possible de l’analyser sous toutes leurs coutures, le corpus reste faible et bien peu informatif.

La question des influences est cependant notable :
Le Parma Eldalamberon n°19 a révélé que Tolkien, pour imaginer les langues avarines, s’est surtout inspiré des phonologies gaéliques (Irlandais, etc.), baltiques (comme le Lituanien) et fenniques (Finnois, Estonien).
Pour ce qui est des influences de l’avarin sur les autres langues, on soupçonne de très forts liens avec les langues humaines et, dans une moindre mesure, avec la langue des Nains, le khuzdul : ce sont en effet les premiers Elfes que ces peuples ont pu rencontrer en Terre du Milieu ― d’anciens récits de Tolkien vont même jusqu’à faire des Elfes les enseignants des premiers Hommes en terme de langue. L’influence de l’avarin sur le khuzdul est suggérée par le mot nain « Rukhs » (orc), rapprochable du radical RUK/RUKU en quendien primitif.

Néo-avarin

L’avarin est un langage si inachevé et mystérieux qu’il faut bien s’attendre à ce que d’autres, après Tolkien, l’approfondissent ! Ces inventions linguistiques sont cependant moindres que pour d’autres langues, puisque je n’ai trouvé qu’une seule proposition de néo-avarin.

En 1984, l’entreprise Iron Crown Enterprises a publié le jeu de rôle Middle-earth Role Playing, créant pour ce jeu plusieurs langues et races elfiques. Pour ce qui touche aux Avari, l’arborescence de leur peuple a été détaillée (voir sur cette page), et un lexique en cette langue est disponible sur Internet, vraisemblablement inspiré du Hongrois : cependant, il ne présente qu’une centaine de mots, et aucune grammaire.
C’est tout ce que l’on peut savoir sur le néo-avarin d'Iron Crown Enterprises, et c’est bien peu par rapport à d’autres tentatives de reconstitution, plus… prolifiques (cf. chapitres suivants, khuzdul, noir parler) ;) .

Aller plus loin

En plus de tous les liens que j’ai pu vous donner, seules les revues spécialisées (Parma Eldalamberon et Vinyar Tengwar) pourraient fournir des informations plus poussées : ces revues sont payantes, et assez chères (entre 35 et 40 dollars américains pour le P.E.). Pour les plus zélés d’entre vous, voici cependant des pages recensant les mentions de langages étudiés dans les numéros de ces deux périodiques :

J’espère que cela vous aidera :) .


Ce chapitre nous aura permis d’étudier les racines des langues elfiques, intéressantes pour le travail linguistique et étymologique qu’elles permettent de réaliser : ce n’est certes pas très pratique à parler, mais cela fournit des clés de compréhension précieuses pour les langages suivants.