Si l’on devait citer les concepts capitaux (sans mauvais jeux de mots) en sociologie, nul doute que la notion des capitaux y tiendrait une bonne place. Celle-ci a été introduite dans les années 70 et 80 par le sociologue Pierre Bourdieu, chercheur éminent et incontournable du domaine. Cet article tâchera donc de la présenter. Aucun prérequis n’est nécessaire pour le suivre.
- Qu'est-ce qu'un capital ?
- Les trois types de capitaux
- La violence symbolique
- L'importance de l'héritage
Qu'est-ce qu'un capital ?
Durant la seconde moitié du 19ème siècle, le philosophe et économiste Karl Marx publie de nombreux travaux, dont en 1867 le premier tome de son œuvre majeure, Le Capital (les deux autres tomes seront publiés après sa mort par son ami, le philosophe Engels).
Dans ses travaux, Marx mobilise notamment1 la notion éponyme. Celle-ci existait déjà avant lui, mais il a tellement travaillé sur le sujet qu’on ne peut guère en parler sans évoquer Marx. On peut définir le capital d’un individu comme l’ensemble de ses possessions matérielles et monétaires. Marx se sert de cette notion pour différencier deux classes sociales antagonistes : les bourgeois, qui possèdent les moyens de production, et les prolétaires (assimilables aux salariés), qui doivent vendre leur force de travail aux bourgeois pour pouvoir subvenir à leurs besoins. Pour lui, le capital est donc un élément central dans la hiérarchie d’une société, il définit la position sociale de chacun et les liens de domination entre les individus.
Dans les années 1970 et 1980, le sociologue Pierre Bourdieu reprend cette notion du capital de Marx et la retravaille en profondeur. Il en fait une notion multidimensionnelle, qui est toujours aussi déterminante de la position sociale mais où les biens matériels ne sont plus les seuls en jeu.
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Il ne s’agit pas d’un résumé de l’œuvre de Marx, qui est bien plus complète et complexe, mais seulement d’une des notions qu’il utilise dans cette œuvre. ↩
Les trois types de capitaux
Le capital économique
Tout comme chez Marx, le capital économique selon Bourdieu est l’ensemble des possessions monétaires d’un individu. Il lui permet d’acheter des biens et des services, qu’ils répondent à des nécessités vitales (comme la nourriture) ou pas.
C’est assez intuitif : la vie est plus facile quand on est à l’abri du besoin. Quand on a de l’argent, on peut payer des études à ses enfants, les aider à payer un logement quand ils vont à l’université, on peut acheter des biens culturels. Un revenu avantageux permet donc d’assurer une position sociale avantageuse à soi-même et à ses descendants.
Cela est cependant à nuancer car l’argent ne fait pas tout : il influence la position sociale mais ne suffit pas à la déterminer totalement. Une personne désargentée qui devient soudainement millionnaire ne devient pas subitement une bourgeoise, tout comme un élève du secondaire entrant, par un miracle quelconque, en dernière année d’étude à l’université ne devient pas un expert dans sa filière. Bourdieu nomme les bourgeois qui ont acquis cette position par héritage de la position de leurs parents les « héritiers » tandis que les autres sont les « parvenus », ils « viennent d’arriver » dans la bourgeoisie et n’y sont pas totalement intégrés.
Le capital culturel
Le capital culturel désigne l’ensemble des biens culturels, des connaissances et des comportements sociaux d’un individu. Il existe sous trois formes.
Le capital culturel objectivé
Il s’agit des objets culturels tangibles que possède l’individu, comme les livres, les DVD de films, les peintures, les sculptures, etc. Ce sont des biens qui permettent d’acquérir un savoir culturel, mais qui nécessitent des compétences pour êtres compris et assimilés. On assimile mieux un livre quand on en comprend le vocabulaire et qu’on a l’habitude de la lecture, tout comme on apprécie mieux un film quand on y reconnait le style de son réalisateur, les intentions dans les cadrages et le soin apporté à l’éclairage des scènes.
Le capital culturel institutionnalisé
Le capital culturel institutionnalisé désigne l’ensemble des titres scolaires et des diplômes que possède l’individu. Ces titres sont décernés par des institutions, d’où le terme « institutionnalisé ». Ce capital n’est pas forcément déterminant des connaissances de l’individu, mais puisqu’il est facilement objectivable (soit on a un diplôme, soit on ne l’a pas), il est souvent classant et détermine les postes et les salaires des individus.
Le capital culturel incorporé
Celui-ci est bien plus subtil, il s’agit de l’ensemble des comportements et des manières de penser la culture. En sociologie, on parle de dispositions culturelles. Quand des parents transmettent le goût de la lecture à leurs enfants, ils leurs transmettent une de leurs dispositions, sous forme de capital culturel incorporé. Ce capital leur permettra ensuite d’utiliser du capital culturel objectivé, c’est-à-dire des livres.
Tout capital objectivé n’a de valeur que s’il est accompagné de capital incorporé pour pouvoir être consommé, apprécié et intériorisé. Pour lire, apprécier et retenir des livres, il vous faut le goût de la lecture et un bon vocabulaire. Pour apprécier une toile de maitre, il vous faut une bonne connaissance de son courant artistique.
Ce capital est généralement acquis par transmission de la part de la famille, ainsi que par les relations avec les pairs et l’apprentissage à l’école. Cependant, cette dernière a un rôle assez mineur (comparativement aux autres) et transmet surtout du capital institutionnalisé.
Le capital social
Assez intuitivement, le capital social désigne l’ensemble des relations d’interconnaissance que possède un individu. Une personne connue de tout le monde dans un village a bien plus de pouvoir que quelqu’un qui n’y connait personne. Un fort capital social permet donc de résoudre des problèmes en faisant appel à l’aide des autres. Bien que ce capital se retrouve partout dans la société, ce sont surtout les bourgeois (au sens de Marx) qui en ont le plus. On comprend aisément que connaitre 15 patrons de grandes entreprises donne plus de pouvoir que de connaitre 15 voisins désargentés.
Le capital social est donc, en quelque sorte, une mesure à la fois de la taille d’un réseau de connaissances et de l’importance des personnes de ce réseau.
En plus de ceux-ci, Bourdieu évoque aussi le capital symbolique, qui qualifie le capital déterminant dans la position sociale d’un individu, celui qui le caractérise plus que les autres. Pour un milliardaire, même très cultivé, le capital symbolique sera le capital économique. Pour un érudit, ce sera le capital culturel. La même logique s’applique, quel que soit le volume de capital que l’individu possède (les différences sont justes moins marquées dans les cas moins extrêmes).
La violence symbolique
Les capitaux économiques, culturels et sociaux ne font pas que « classer » les individus, ils leur confèrent aussi un pouvoir sur les autres, et notamment sur ceux qui en ont le moins. L’exemple évident est celui de l’argent : une personne qui a beaucoup de capital économique peut acheter et posséder plus de choses qu’une personne qui n’en a pas. La même logique s’applique pour les autres capitaux. Quelqu’un qui arrive tout juste dans une communauté y a bien moins de pouvoir que quelqu’un qui y connait et y est connu de tout le monde.
De même pour le capital culturel, quelqu’un qui a fait tous les musées de sa région, qui va au cinéma tous les week-ends et qui lit de nombreux livres a bien plus de pouvoir sur les autres que quelqu’un qui ne fait rien de tout cela. Il peut mobiliser des compétences, sortir des citations, mobiliser des arguments et des manières de penser de plusieurs auteurs, etc.
Lorsqu’une personne « étale » son capital devant une autre personne qui en a moins, voire qui en est dépourvue, il se crée un rapport asymétrique. Cette personne montre, et ce de manière tout à fait involontaire et inconsciente, qu’elle est en un sens supérieure à l’autre, car ses possessions matérielles, ses connaissances, etc., sont plus grandes. Ce lien parait d’ailleurs très souvent normal, naturel, pour les deux intéressé(e)s : « C’est normal que je possède moins que lui, j’ai beaucoup moins d’argent. » « C’est normal que ce soit lui qui prenne les décisions, il a bien plus de connaissances que moi. Mon opinion n’a pas grande valeur à côté de la sienne. » Cette situation asymétrique, ce lien de domination, c’est ce que Bourdieu nomme la violence symbolique.
Retenez ce terme, il est très utilisé en sociologie, dès qu’on étudie les rapports entre deux personnes ou entre deux groupes de personnes différentes. En sociologie politique, on peut parler de violence symbolique quand un homme « de pouvoir » va rendre visite à des sans-emplois en costume-cravate avec une Rolex. Il fait preuve de son très haut capital économique, et par sa posture assurée, ses références et son langage, il fait preuve de son capital culturel. De même en sociologie de l’éducation, quand un professeur rappelle régulièrement à ses élèves qu’ils ne connaissent pas des références culturelles supposées connues, il fait preuve de violence symbolique. « Vous connaissez tous l’"Iliade" d’Homère ? Non, personne ?! Bon, et "Le procès" de Kafka, vous connaissez au moins ? »
Cette violence est bien plus dissimulée que la violence physique ou psychologique, dans la mesure où chacun la prend pour naturelle, et contribue à la légitimer. Pierre Bourdieu disait que « la violence symbolique est une violence qui s’exerce avec la complicité tacite de ceux qui la subissent et aussi, souvent, de ceux qui l’exercent, dans la mesure où les uns et les autres sont inconscients de l’exercer ou de la subir »1.
Si ce sujet vous intéresse, il existe un livre de sociologie facile d’accès où son auteur, Nicolas Jounin, enseignant-chercheur de sociologie à l’Université de Paris 8 (en Seine Saint-Denis), envoie ses étudiants enquêter dans les quartiers les plus riches de la capitale. Il y décrit notamment la violence symbolique à laquelle sont confrontés ces étudiants qui font un « voyage de classe sociale ».
Voici la référence : Jounin, Nicolas. Voyage de classes : des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers. La Découverte, 2014.
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Bourdieu, Pierre. Sur la télévision: suivi de L’emprise du journalisme. Liber éditions, 1996. p. 16. ↩
L'importance de l'héritage
La possession de capitaux n’est pas quelque chose d’inné, on ne nait pas avec un fort capital économique, culturel ou social. Ils sont soit développés, soit transmis.
Le premier cas parait aller de soi : quand on a un emploi, on gagne de l’argent. Quand on va à l’école, au musée ou qu’on lit un livre, on gagne du capital culturel. De même, quand on rencontre des gens, on gagne du capital social. Cet aspect est important, mais il n’est pas le seul.
En effet, une grande partie des capitaux d’un individu sont généralement acquis par héritage, de la part de ses parents et de sa famille. Or, chose évidente : on ne peut transmettre à quelqu’un que ce que l’on a déjà soi-même. Ainsi, plus des parents ont un capital important, plus ils pourront en transmettre à leurs enfants. Naître dans une famille qui est sous le seuil de pauvreté ne permet pas d’hériter d’un grand capital économique, alors que naître dans une famille bourgeoise est très avantageux.
La même logique s’applique pour les capitaux culturels et sociaux. Plus les parents sont dotés de connaissances, plus ils peuvent en transmettre à leurs enfants. Un parent qui a arrêté ses études à 16 ans n’a pas les mêmes connaissances de l’éducation supérieure qu’un parent docteur, il ne pourra donc pas renseigner ses enfants sur les mécanismes de l’orientation ou sur la pertinence des formations, il aura moins de moyens pour les aider à faire leurs devoirs et il ne pourra pas leur transmettre certains aspects de la culture scolaire, nécessaires à la réussite dans ce milieu. De même, avoir des parents qui ont dans leurs carnets d’adresses les patrons des grandes entreprises de la région est un avantage certain quand il faut trouver un stage ou un emploi.
Ainsi, plus la famille proche d’un individu a de capitaux, plus ce dernier aura de chances d’en avoir. Plus il en aura, plus il aura de facilités pour en acquérir davantage par lui-même. Si ses parents lui transmettent beaucoup de capitaux, il aura plus de chances de réussir durant sa carrière scolaire, donc d’obtenir un diplôme valorisé, et donc d’obtenir un emploi et une position sociale valorisés.
Il ne s’agit pas d’une règle « gravée dans le marbre », on peut tout à fait avoir un diplôme très valorisé tout en ayant peu de capitaux de départ (Pierre Bourdieu avait un doctorat en sociologie et venait d’une famille très peu diplômée). C’est cependant une tendance très forte, tendance que Bourdieu nommait la « reproduction sociale ». Tout comme deux êtres biologiques s’associent pour en créer un troisième qui leur est similaire (par la magie de la génétique), deux êtres sociaux s’associent pour en créer un troisième qui aura des capitaux similaires, et donc une position sociale similaire.
Conclusion
C’est la fin de cet article, et je vous remercie de l’avoir lu !
Je tiens également à remercier Demandred et Dwayn pour leurs précieux retours sur la bêta de cet article.
N’hésitez pas à partager vos questions et remarques dans les commentaires !
Licence
Cet article est publié sous la licence « Creative Commons By-SA 4.0 rezemika ». Son logo provient quant à lui de Wikipedia et est sous la licence « Creative Commons By 2.0 Vladimir Koznyshev ». Il s’agit d’un portrait peint de Pierre Bourdieu.
Sources
- « Pierre Bourdieu ». Wikipédia, 23 février 2018. Wikipedia, URL.
- « Capital ». Wikipédia, 17 février 2018. Wikipedia, URL.
- « Capital culturel ». Wikipédia, 9 mars 2018. Wikipedia, URL.
- « Capital social (sociologie) ». Wikipédia, 22 février 2018. Wikipedia, URL.
- Bourdieu, Pierre, et Jean-Claude Passeron. Les héritiers: les étudiants et la culture. Les Éd. de Minuit, 1994.
- Jounin, Nicolas. Voyage de classes : des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers. La Découverte, 2014.
- Pierre Bourdieu pour les nuls – Morbleu ! URL. Consulté le 9 mars 2018.