L’éthique et le chercheur : fragments de pensées #1

Le problème, avec les sciences sociales, c’est que nos sujets de recherche ne sont pas des cailloux ou des concepts mathématiques. Ce sont des gens, comme vous et moi. Ainsi une question se pose : comment travailler avec eux, sans qu’ils ne soient de simples rats de laboratoire ?

Le savoir est une forme de pouvoir : expliquer, c’est pardonner ?

Pour Yves Lacoste, les scientifiques sont dans une posture de pouvoir : en analysant les sociétés, on collecte des informations, qui peuvent fournir au pouvoir des renseignements sur les sociétés. En cherchant à expliquer, on augmente la connaissance qu’à le pouvoir en place, qui peut l’utiliser pour de mauvais desseins. Toujours selon lui, pour éviter d’être, de manière involontaire un espion, il faut expliquer pourquoi le scientifique s’intéresse à eux, et les impliquer dans le processus scientifique. En définissant et expliquant les buts, il évite cette contradiction.

Créer un cadre déontologique : la morale est-elle antinomique avec la science ?

Cette analyse, bien que fortement radicale est marxiste, montre un problème important : comment mettre une dose d’éthique dans le travail du chercheur ? Pour Béatrice Collignon, cela ressemblait à une sorte de gêne : c’est une intrusion de la morale, de valeurs, dans la construction scientifique, et n’a pas sa place au sein de cette dernière. Néanmoins, l’éthique est une notion qui a émergée dans les sciences sociales anglo-saxonnes. Au Canada, il y a une charte d’éthique fédérale.

Mais pourquoi ça ? Il y avait une impression, par les populations autochtones d’un comportement de consommation de la part du chercheur : il vient, il regarde, puis repart. Il n’y a pas de retour du savoir, les communautés se sentent dépossédées de leur culture, et se sentent déshumanisé, transformé en simple objet de recherche.

Plusieurs points sont saillants :

  • les populations doivent être informées des sujets de recherche (principe de transparence) et participer à l’élaboration de celle-ci ;
  • les entretiens sont rétribués, par un système de don/contre-don : on s’échange mutuellement. Ton témoignage contre quelque chose ;
  • la responsabilité du chercheur sur le terrain : au-delà de la publication du papier, il faut s’interroger de l’utilité sociale de celui-ci. Comment cette connaissance peut aider les communautés locales ? Comment faire un transfert de compétences pour que cela leurs servent ?
  • ne pas hésiter à incorporer les concepts vernaculaires. Le terrain ne valide pas seulement nos hypothèses, il peut aussi les remettre en question !
  • il faut connaître le terrain en s’empreignant des mœurs locales !

Bref, la question de l’éthique est un sujet difficile. Comment « faire de la science », sans tomber ni dans l’excès de la froideur, ni dans le militantisme ? Et comment impliquer les communautés à s’emparer des sujets scientifiques ? Tels sont les réflexions qui découlent de ces lectures.

COLLIGNON B. « L’éthique et le terrain ». L’Information géographique [En ligne]. 2010. Vol. 74, n°1, p. 63. Disponible sur : < https://doi.org/10.3917/lig.741.0063 >

LACOSTE Y. La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Paris : La Découverte, 2012. ISBN : 978-2-7071-7472-7.

4 commentaires

J’ai rarement vu des cailloux qui étaient des rats de laboratoire, ni réciproquement.

Blague à part, plusieurs points que tu notes sont aussi valables en sciences de la nature : responsabilité, remise en question, importance du retour… Sauf qu’à part en biologie, où le sujet est connu, la prise de conscience est encore à faire.

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les populations doivent être informées des sujets de recherche (principe de transparence) et participer à l’élaboration de celle-ci

Est-ce que cela veut dire qu’on ne peut pas mentir aux sujets de recherche ? Je sais que en économie expérimentale on s’interdit cela, ce qui veut dire par exemple que des expériences comme celle de Milgram seraient impossibles en économie. Est-ce aussi le cas dans les disciplines que tu évoques ?

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A aucun moment tu ne fais la distinction claire entre morale et éthique. C’est bien dommage ! Si je m’en tiens à ton analyse de la thèse de Béatrice Collignon :

« Pour Béatrice Collignon, cela ressemblait à une sorte de gêne : c’est une intrusion de la morale, de valeurs, dans la construction scientifique, et n’a pas sa place au sein de cette dernière. »

Personnellement, je ne suis qu’à moitié d’accord avec ça. Je pense effectivement que la morale n’a pas sa place dans la construction scientifique. La morale se borne tout simplement à dire « ce qui est bien » et « ce qui n’est pas bien », sans en expliquer la raison de façon rationnelle. Typiquement, la morale religieuse, qui fait partie finalement d’un truc plus gros : le dogme.

En revanche, si, les valeurs ont leur place dans la construction scientifique. Et c’est là qu’intervient l’éthique, que nous pouvons définir comme une réflexion sur les valeurs qui guident nos actions. On doit absolument distinguer éthique et morale. En éthique, on se demande pourquoi on agit ainsi. En morale, on agit ainsi parce que la morale nous dit de le faire. D’ailleurs, au passage, si quelqu’un pouvait m’expliquer quelles valeurs animaient les scientifiques du projet Manhattan, qui savaient parfaitement que la bombe allait être utilisée, je suis preneur.

D’ailleurs, au passage, si quelqu’un pouvait m’expliquer quelles valeurs animaient les scientifiques du projet Manhattan, qui savaient parfaitement que la bombe allait être utilisée, je suis preneur.

La peur des méchants communistes ?

PS : Ne le prends pas mal KFC. :D

Sinon, selon Wiki, certains ont quand même eu quelques problèmes de conscience, semble-t-il.

Après l’euphorie initiale, Bainbridge dit à Oppenheimer : « Maintenant nous sommes tous des fils de pute ».

Nous savions que le monde ne serait plus le même. Certains ont ri, certains ont pleuré. La plupart étaient silencieux. Je me suis souvenu d’une ligne du texte hindou, le Bhagavad Gita ; Vishnou essaye de persuader le Prince de faire son devoir et, pour l’impressionner, prend son apparence aux multiples bras et lui dit : « Maintenant je suis la Mort, le destructeur des mondes ». Je suppose que nous avons tous pensé cela, d’une façon ou d’une autre.

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