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Carl Menger, fondateur de l'école autrichienne

Les pricipes fondateurs de l'école d'économie autrichienne

L’école d’économie autrichienne, connue pour certains de ses représentants les plus célèbres comme Hayek ou Von Mises trouve sa source chez l’économiste Carl Menger. Nous allons dans cet article essayer de donner les principaux éléments de sa pensée et de montrer en quoi il se différencie de l’économie néo-classique qui se développe en parallèle.

Si la majorité de l’article devrait être accessible à une personne novice en économie, avoir quelques connaissances sur l’histoire de la pensée économique (en particulier sur l’école classique et le développement du marginalisme) devrait permettre au lecteur de mieux de repérer.

Contexte historique et familial

Nous allons ici donner quelques éléments pour contextualiser l’œuvre et la personne de Carl Menger, afin de permettre au lecteur d’avoir une meilleure vue d’ensemble.

La révolution marginaliste et l’école allemande

Menger s’inscrit dans la révolution marginaliste, qui s’oppose à l’école classique fondée par Adam Smith et David Ricardo (dont Marx sera le dernier représentant). Cette révolution marginaliste est menée par trois auteurs de façon simultanée : Walras, Menger et Jevons. Les trois refusent la valeur travail objective des classiques ainsi que la société de classe pour adopter une valeur travail subjective, basée sur l’utilité marginale et avec l’individu comme fondement. Ils divergeront néanmoins sur d’autres points, comme l’utilisation des mathématiques, ainsi que sur la méthode à adopter en économie.

Menger s’opposera également à l’école historique Allemande (ce que nous allons voir en détail plus loin), qui est à l’époque dominante dans l’empire austro-hongrois. Il cherche ainsi à créer une troisième voie, entre les classiques anglais et l’école allemande.

L’empire austro-hongrois

Menger nait dans l’actuelle Pologne et étudie à Vienne, puis travaillera en Allemagne ainsi qu’en Ukraine. Son parcours reste néanmoins dans les frontières d’empire d’Autriche Hongrie, qui représente une unité cohérente et relativement unifiée. Ainsi tous ces pays partagent une culture et un sentiment d’appartenance commune, où l’élite intellectuelle est germanophone. Si cela n’empêche pas les revendications nationalistes, elles sont généralement satisfaites ou sans grandes conséquences.

Néanmoins, sur le plan économique, l’économie de l’empire est encore peu libérale, et très dirigiste. Le servage est encore courant, comme dans la Russie Impériale. La grande récession de 1890 montre les limites du système financier, qui est soumis à rude épreuve. Ainsi l’empire cherche à moderniser son économie, pour rivaliser avec les autres puissances européennes.

Une famille particulière

Son frère Marx est entrepreneur, confronté aux difficultés économiques de l’époque, en particulier en terme de financement. Cela inspirera Menger pour sa reforme du système monétaire.

Son frère cadet, Anton, est juriste de formation et socialiste. Il propose ainsi la redistribution totale du produit des travailleurs, et est l’auteur du premier code de la consommation. Il est alors très connu dans son pays et est traduit à l’étranger, au moment ou son frère Carl est relativement inconnu.

Attention à ne pas confondre Carl Menger l’économiste avec son fils au prénom homonyme, le mathématicien Karl Menger. Ce dernier se distinguera par ses travaux en théorie des graphes et donnera son nom à la célèbre éponge de Menger.

L'économie comme une science exacte

Menger voit l’économie comme une science exacte, complétement déductive. Il cherche des lois économiques universelles et précises, en adoptant une démarche analytique. Chaque phénomène complexe observé doit être décomposé en éléments plus simples, reliés entre eux par des relations de cause à effet. La science économique doit essayer de décomposer chaque phénomène jusqu’à la plus petite décomposition possible.

On peut remarquer que Menger adopte ainsi une démarche Aristotélicienne : il cherche à identifier les idées pures derrières les phénomènes sociaux, comme le physicien cherche les lois de la nature sans s’attacher aux particularités singulières des éléments qu’il observe (par exemple les frottements n’empêchent pas de trouver la loi de Newton). La science est comme dit Aristote la recherche du général et non du particulier. Menger parle ainsi lui d’une économie pure. On parle aussi d’apriorisme car les théories ne viennent pas de l’expérience (a posteriori) mais en sont détachées.

Menger adopte ainsi comme Smith de façon implicite avant lui, la trilogie normative des anciens sur l’organisation de la vie des hommes : survivre, vivre, et "bien vivre", c’est à dire contempler la nature et les idées, en s’adonnant à la politique, aux mathématiques, à la philosophie. L’économie est donc le moyen qui permet de se consacrer à cela (Platon livre I de la politique sur la gestion du foyer => comment une famille de patriciens peut gagner sa vie ).

La querelle des méthodes

Menger s’oppose à l’école historiciste Allemande, menée par Gustav Schmoller (1838-1917), qui prône une vision empirique de l’économie. Cette école cherche une régularité empirique dans l’observation des faits, et rejette l’idée de construction de théories universelles abstraites. L’abstraction théorique n’est pour l’école Allemande d’aucun intérêt, seul les faits comptent, et chaque fait doit être replacé dans son contexte historique précis. Menger, qui prône au contraire la recherche de lois économiques fondamentales, basées sur l’analyse du comportement des individus et les relations de cause à effet, ne peut accepter cette conception de l’économie.

On peut faire un parallèle entre la démarche "pure" de Menger et la démarche empirique de l’école Allemande avec les Anciens et la recherche des idées pures de Platon et Aristote qui s’opposait déjà à la démarche empirique défendue par Hippocrate.

L’individu, élément de base de l’économie

L’individu est pour Menger l’élément de base le plus simple de la démarche analytique. En décomposant de façon successive les éventements économiques, le maillon final de la chaine de causalité est l’individu, qui devient alors le fondement de toutes les théories économiques. On parle alors d’individualisme ontologique, c’est à dire que l’individu est la cause de tout. L’individu est en effet le plus petit centre de décision économique possible.

Cette vision est basée sur l’idée d’esprit et d’intentionnalité. Seul un individu a un esprit et une intention. Une entreprise ou un Etat n’ont ainsi pas d’esprit, ne sont pas un centre de décision économique en tant que tel, bien que les individus qui le composent peuvent faire émerger une position commune. Il y a là un lien fort avec la philosophie allemande et ce qu’on appelait alors les "sciences de l’esprit" (sciences "humaines", par opposition aux sciences de la nature).

L’individu n’est donc pas la base de l’économie par un principe méthodologique arbitraire, mais bien par conséquence de la démarche analytique de décomposition des faits complexes en éléments simples.

L’individu agit pour satisfaire ses besoins, ce qui déclenche les chaines d’actions et de causalités qui créent les phénomènes économiques. Cette recherche de satisfaction des besoins porte le nom de processus d’accomplissement. Cette idée sera reprise et développée par de nombreux disciples de Menger, en particulier Mises.

Le raisonnement marginaliste chez Menger

Menger adopte un raisonnement marginaliste : chaque unité de bien consommée apporte moins de satisfaction que l’unité précédente. Ainsi si vous êtes dans le désert et que vous avez soif, vous êtes prêt à donner beaucoup pour un premier verre d’eau. Mais vous serez prêt à donner un peu moins pour un second verre. Et à partir d’un moment donné, vous ne voudrez plus d’eau du tout.

Chaque individu décide d’une façon qui lui est propre (et donc subjective) l’importance qu’il apporte à chaque bien, en fonction de sa manière d’anticiper la satisfaction de ses besoins. Menger illustre cela avec son tableau des biens, où il représente des biens numérotés de 1 à 10 en colonnes et en ligne la satisfaction donnée par une unité supplémentaire de ce bien :

Ainsi la première unité du bien 1 apporte une satisfaction (ou utilité) de 10 a l’individu imaginaire représenté, et la seconde unité consommée ne rapporte que 9, soit autant que la première unité consommée du second bien (colonne II).

Il faut bien voir ici que ce tableau à une simple valeur illustrative, et que les nombres affichés n’ont qu’une valeur ordinale (c’est à dire qu’on peut les ordonner pour les comparer entre eux, 9 est plus grand que 8 par exemple) et non cardinale (le bien avec une utilité de 10 n’est pas deux fois préféré au bien qui a une utilité de 5).

Menger note que chaque individu classe les biens dans le tableau selon sa propre perception du monde, mais que selon les principes de survivre/vivre/bien vivre, il est probable que les premiers biens soient identiques pour tous : eau, nourriture, logement etc. En effet, si un individu décide ne pas satisfaire ses besoins vitaux en priorité, il risque de mourir et son rôle en temps que centre de décision économique s’arrêtera.

La classification des biens et le détour de production

Menger classe les différents biens selon une échelle, de 1 à l’infini. Un bien est de rang 1 quand il peut directement satisfaire un besoin. Le pain est ainsi de rang 1 car il satisfait la faim. Les biens de rang 2 sont ceux directement nécessaires à la production du bien de rang 1. Par exemple la farine, l’eau dans le cas du pain. Et ainsi de suite, les biens de rang 3 permettent d’obtenir les biens de rang 1, comme un moulin qui permet de produire la farine.

Cette classification est importante car on peut toujours rajouter un rang qui va augmenter la quantité finale de bien de rang 1 produite. Par exemple on peut obtenir de l’eau depuis la source (rang 1). Mais on peut aussi utiliser un récipient pour la recueillir (rang 2). Ou construire un aqueduc (rang 3), qui lui même demandera des outils (rang 4) etc. Ce sont des détours de productions : on utilise du temps et de l’énergie non pas à produire de l’eau directement en buvant à la source mais en construisant un aqueduc pour avoir facilement de l’eau plus tard. Chaque détour de production doit donc accroitre à terme la quantité du bien de rang 1 qui lui est associée.

Menger parle de biens de second rang pour désigner tous les biens de rang supérieur à 1, c’est à dire tous ceux qui ne satisfont pas directement un besoin et qui représentent des détours de production.

Le rôle de l’expérience, de l’incertitude et du temps

L’expérience et le temps jouent un rôle à la fois dans la décision de production et de consommation. Pour la consommation, chaque individu modifie en fonction du temps et de son expérience son classement des différents biens. En effet, il cherche quel bien sera le plus adapté pour répondre à chacun de ses besoins. Celui qui boit du pétrole se rendra compte que ce bien ne satisfait pas sa soif, et le rétrogradera loin dans le tableau avant de chercher un bien plus efficace. Le tableau est ainsi revisité régulièrement en fonction des différents biens disponibles et de leurs caractéristiques ainsi que des besoins changeants de l’individu.

Du point de vue de la production, la mise en place d’un détour de production prend du temps. Il s’écoule un certain temps entre le moment où l’on commence la production des biens de second rang et le moment où l’on obtient les biens de rang 1 associés. Il y a donc incertitude sur la quantité et la qualité exacte des biens de second rang qui seront produits a l’issue du processus. Si on prend l’exemple du paysan qui plante du blé pour faire de la farine afin d’obtenir du pain, entre le moment où le blé est planté et le moment où le pain est produit, il s’écoule du temps et de nombreux risques sont associés à la production. Les conditions climatiques vont faire varier la quantité de blé produite, la qualité de la farine va dépendre de la régularité du travail du meunier etc.

Ce passage du temps implique que les agents anticipent les résultats qu’ils envisagent, et cherchent à planifier la productions directe et indirecte des biens qui pourront satisfaire leurs besoins : c’est le fondement de l’activité économique.

Au fur et à mesure que le temps passe les agents emmagasinent des informations nouvelles sur les différents détours de productions possibles et apprennent de leurs erreurs. Ils peuvent ainsi améliorer les détours de productions, en les rendant plus efficaces ou en imaginant de nouveaux. De nouvelles relations techniques entre les biens de différents rangs naissent, et les besoins des consommateurs changent, ce qui demande à l’activité économique de sans cesse s’adapter au changement.

Pour Menger c’est ce processus d’apprentissage qui est le facteur de progrès des sociétés : avec l’expérience les individus maitrisent de mieux en mieux les relations entre biens de premier rang et biens de second rang et peuvent mieux satisfaire leurs besoins. Ils font moins d’erreurs et découvrent de nouvelles relations techniques qui rendent la satisfaction des besoins plus facile.

Walras et les mathématiques

Menger ne rejette pas les mathématiques en soi, mais l’équilibre statique de Walras qui n’est pour lui qu’une photo instantanée de l’économie, vite périmée. Il y oppose une vision dynamique, où le temps a un rôle primordial comme nous venons de le voir. Il rejette donc plus les mathématiques de son époque (ou ce qu’il en connait via les travaux de Walras sur l’équilibre général) que les mathématiques en soi. En effet, adepte d’un raisonnement formel, Menger est tout à fait ouvert à l’utilisation du langage mathématique pour décrire les raisonnements au lieu d’un langage littéraire. Avec les mathématiques modernes et les outils dynamiques, certains ont ainsi essayer de re formuler l’œuvre de Menger de façon formelle pour montrer qu’il n’y a pas d’incompatibilité de principe entre Menger et les mathématiques.


Conclusion

Menger ouvre une nouvelle voie en économie, entre les auteurs classiques et l’école historique allemande. Il fonde la science économique sur la logique pure et l’enchainement de liens de causes à effets qui parlent de l’individu jusqu’à produire les différents phénomènes économiques. Ses disciples reprendront son œuvre et lui feront suivre des directions propres à chacun, parfois assez éloignées de la pensée de Menger, comme par exemple l’anarcho-capitalisme de son lointain disciple Rothbard.

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