Jean-Eugène Robert-Houdin (1805-1871), vous connaissez ? Il est considéré comme le père de la magie moderne. Ses tours de magie, ses illusions, et particulièrement ses automates ont apporté un vent de renouveau dans un domaine qui était jusque là l’apanage d’obscurs cabarets, présentés par de mystérieux bonimenteurs. Robert-Houdin, lui, présente ses tours avec sobriété mais toujours avec classe, sans artifice inutile qui n’évoquerait que trop le charlatanisme. Ses représentations ont eu un tel succès qu’il ne lui faudra que 8 années d’activité avant de prendre sa retraite, non sans s’être reproduit devant un certain nombre de monarques. Chapeau l’artiste.
Si ce nom ne vous dit rien, vous avez peut-être déjà vu cette image, qui représente un de ses tours les plus célèbres : la Suspension Étheréenne, dans lequel un garçon flotte dans les airs, uniquement soutenu par son coude sur un banc à un seul pied. Ou alors, peut-être avez-vous entendu parler de son Oranger Fantastique1. Si enfin cela ne vous dit toujours rien, dites-vous que Ehrich Weisz, le champion de l’évasion magique, a choisi son nom de scène – Houdini – en hommage direct à ce grand magicien.
Aujourd’hui, je vous propose de parler d’un épisode particulier de la vie de Robert-Houdin, dans lequel il fut envoyé en mission Algérie afin de rivaliser en magie avec les marabouts locaux.
La conquête coloniale de l’Algérie par la France s’achevait doucement, quand, en 1854, le colonel de Neveu demande à Robert-Houdin de faire une tournée en Algérie. Celui-ci finit par accepter, deux ans plus tard, fier de "rendre un service à [son] pays". En effet, comme le dit l’illusionniste dans ses mémoires2 :
On n’ignore pas que le plus grand nombre des révoltes qu’on a eu à réprimer en Algérie ont été suscitées par des intrigants qui se disent inspirés par le Prophète, et qui sont regardés par les Arabes comme des envoyés de Dieu sur la terre, pour les délivrer de l’oppression des Roumi (chrétiens).
Or, ces faux prophètes, ces saints marabouts qui, en résumé, ne sont pas plus sorciers que moi, et qui le sont encore moins, parviennent cependant à enflammer le fanatisme de leurs coreligionnaires à l’aide de tours de passe-passe aussi primitifs que les spectateurs devant lesquels ils sont présentés.
Le but de Robert-Houdin est donc de "les étonner, les impressionner, les effrayer même par l’apparence d’un pouvoir surnaturel", et ainsi de discréditer les marabouts et leurs pouvoirs, et finalement d’étouffer la révolte dans l’œuf. Pour remplir cet objectif, Robert-Houdin prépare un spectacle dont le grand final sera constitué de trois numéros : la boîte légère et lourde3, la balle de pistolet attrapée au vol et la disparition d’un spectateur monté sur scène.
Terrorisés après ce dernier numéro, les Algériens prennent la fuite en criant au démon4. Ce n’est qu’après le spectacle que les interprètes leur feront savoir que ce n’était que de la prestidigitation et pas de la magie noire. Rassurés, ils entretiennent par la suite des rapports amicaux, empreints d’admiration, avec le magicien, même si certains chefs particulièrement superstitieux restent très craintifs à son égard. Un cheikh qui devait signer sa reddition quelques jours après la représentation dit ainsi au général de Neveu : "Au lieu de faire tuer tes soldats pour soumettre les Kabyles, envoie ton marabout français chez les plus rebelles, et avant quinze jours, il te les mènera tous ici".
Robert-Houdin enchaîne ensuite avec une tournée à l’intérieur des terres algériennes, tournée durant laquelle il devra improviser à l’impromptu son tour d’interception de balle de pistolet pour satisfaire un marabout méfiant, très décidé à lui tirer dessus. Le reste de la tournée se déroulera sans autre anicroche, et Robert-Houdin rentrera tranquillement chez lui, où il continuera d’expérimenter avec l’électricité et avec ses automates, jusqu’à sa mort.
Son intervention en Algérie aura largement contribué à ramener le calme, au moins pour plusieurs années. Certains diront qu’il a agi de façon malhonnête, en abusant de la superstition des chefs algériens ; d’autres diront qu’il a agi de façon éthique, en évitant une guerre assassine qui sinon aurait certainement eu lieu. Mais ce n’est pas le sujet de cet article, et je vous laisse seuls juges de la question.
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Qui a été mis en scène de façon romancée dans le film The Illusionist. Vous pouvez aussi regarder le vrai automate, même si la présentation diffère légèrement de celle de Robert-Houdin (liens en anglais). ↩
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Est-il besoin de préciser que les propos de Robert-Houdin n’engagent que lui et en aucun cas l’auteur de ces lignes… ↩
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Une variante de ce tour peut être visionnée ici (en anglais). ↩
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Si cette réaction peut vous paraître exagérée, voire grotesque, elle n’en reste pas moins largement plausible. Rappelez-vous que l’action se passait en 1856. Rien qu’à notre époque, j’ai des amis qui, après un numéro de transmission de pensée réussi avec brio, ont été exorcisés par un spectateur singulièrement impressionné qui voyait là l’œuvre de Satan. ↩
Sources, liens pour aller plus loin :
- Confidences et révélations : comment on devient sorcier, Robert-Houdin – Gallica (BNF)
- Les réapparitions de Robert-Houdin – Les Echos, 08/07/2005
- Jean-Eugène Robert-Houdin – Wikipedia (et la version anglaise qui est plus complète)
- Jean Eugène Robert-Houdin, illusionniste sans égal et père de la magie moderne – Talen voor Talent
- La malédiction du tour "Catching Bullet" – Arcane Magazine
- En l’an 1856, la pacification de l’Algérie par la magie – Filigrane
Anecdote bonus
Le numéro d’interception de la balle de pistolet était un classique de l’époque, mais suivant les méthodes utilisées, il pouvait être extrêmement risqué. Ainsi, en 1918, le magicien Chung Ling Soo mourut des suites de la blessure qu’il reçut au ventre : un des mécanismes du pistolet avait mal fonctionné, et la vraie balle était partie (au lieu d’une balle à blanc).