Le train qui chantait "Do-Ré-Mi-Fa"

Pourquoi les trains de la Keikyū chantaient-ils ?

Au Japon, il y a beaucoup — vraiment beaucoup — de compagnies ferroviaires1. La diversité d’entreprises entraîne la diversité des solutions techniques mises en œuvre chez chacun car, en effet, ces entreprises ont souvent leurs propres modèles de rames. C’est un éventail technologique très varié que l’on trouve ainsi dans le paysage ferroviaire japonais.

Parmi celles-là, une technologie en particulier a marqué beaucoup de voyageurs.

Le train qui chante

La compagnie ferroviaire Keikyū opère un réseau d’envergure comprenant notamment une ligne reliant Yokohama et Tokyo, les deux premières villes du pays. Cette société dispose de son propre matériel roulant dont les rames, en livrée traditionnelle bicolore, sont reconnaissables au loin.

Certains modèles de la compagnie (Séries 2100 et N1000) ont une particularité notable et audible : au démarrage, elles chantent. Elles chantent tout bonnement les notes Do-Re-Mi-Fa pendant les premières secondes de la marche.

Cette caractéristique surprenante vaut à ce train un petit surnom : le utau densha (jp. : 歌う電車), soit littéralement le train qui chante.

Voici un aperçu du « chant » en question :

Explications techniques

Les rames de la Keikyū sont alimentées par caténaire en 1500 V continu et disposent de moteurs placés tout au long du train (ce sont des rames dites automotrices). Mais pour faire fonctionner ces moteurs, on ne peut pas se contenter de réutiliser le courant des caténaires directement.

Il faut non seulement transformer le courant continu en un courant alternatif, mais il faut aussi contrôler la puissance transmise aux moteurs (et de surcroît aux essieux) en faisant varier intelligemment la fréquence et la tension d’entrée grâce à un contrôleur. Ce dispositif est appelé VVVF (Variable-voltage/variable-frequency), ou bien Propulsion Inverter dans le contexte ferroviaire.2 En français, on pourrait parler de variateur électronique de vitesse et d’onduleur.

C’est par lui que le courant d’entrée passe afin d’être rendu exploitable par les moteurs. Cela permet entre autres d’assurer la bonne accélération du train sans faire patiner les roues d’acier sur les rails.

Le modèle de VVVF en question est une célébrité, dans le milieu. Il s’agit du très fameux GTO-VVVF du fabriquant allemand Siemens. C’est ce gros bloc placé sous les voitures (souvent visible) qui fait chanter les trains pendant les premières secondes de son fonctionnement.

Le VVVF est ici un gros bloc (vert) placé sous la voiture, visible depuis l'extérieur dans le cas de nos trains
Le VVVF est ici un gros bloc (vert) placé sous la voiture, visible depuis l'extérieur dans le cas de nos trains

De façon générale, les trains sont tous équipés de ce genre de dispositif. Que différencie celui-là des autres, alors ?

Il semblerait que son fonctionnement3 présente une particularité.

Les moteurs de traction du train sont dits synchrones : leur vitesse de rotation est fonction de la fréquence du courant qu’on leur envoie. Mais un moteur synchrone ne peut pas démarrer sans impulsion initiale par lui-même. Il faut donc ruser et utiliser un mode asynchrone au début. Une fois l’impulsion donnée, on peut passer au mode synchrone.

Là encore, il n’y a rien de particulier. Beaucoup d’autres trains fonctionnent ainsi. Mais la différence avec les autres arrive. Le mode asynchrone est géré de façon un peu spéciale. Le contrôleur du GTO-VVVF de notre train fait aussi varier pas par pas la fréquence du courant dès le mode asynchrone. Les variations successives de fréquences se trouvent reproduire un intervalle proche de la gamme musicale dont on a l’habitude, en résultant ainsi le Do-Re-Mi-Fa.

Une fois la machine entraînée (après les notes de musiques), le contrôleur passe sur un mode synchrone classique et le fonctionnement est alors semblable à beaucoup d’autres trains de cette génération.

Dans les deux courtes vidéos qui suivent, les « pas » de ce mode asynchrone chantonnant sont mis en images de façon plus probante.

Voici une maquette en taille réduite qui reprend le principe et d’où l’on peut entendre le son caractéristique. Le début est en mode asynchrone (affiché "非同期モード" sur fond blanc dans la vidéo), puis vient le mode synchrone (affiché "同期モード" sur fond rouge) :

Enfin, voici la vidéo d’un fan qui a pu enregistrer et analyser le son capté depuis le quai. Les premières secondes sont intéressantes, elles montrent les variations de fréquences exactes du mode asynchrone initial, reproduisant ainsi le notes de musique.

Sur un train « normal », la phase asynchrone ne présenterait pas un tel profil.

Il est à noter que même la société Keikyū parle du dispositif quasi-officiellement en le qualifiant de Do-Re-Mi-Fa Inverter (jp. : ドレミファ インバーター, repris de l’anglais). C’est le terme que la société utilise dans un article consacré au sujet dans son périodique officiel, Nagisa, par exemple.4

Migration et futur

Les systèmes GTO-VVVF de Siemens disparaissent peu à peu depuis quelques années, comme annoncée par la compagnie. Keikyū a en effet décidé de ré-équiper ses rames avec des IGBT-VVVF de chez Toyo Denki. Cette technologie plus moderne semble avoir supplanté les GTO de par leur consommation moindre et leur meilleure fiabilité dans le monde ferroviaire en général. Mais ces VVVF à base d’IGBT, eux, ne chantent pas, laissant ainsi les fans japonais et du reste du monde dans un certain désarroi.

À l’heure actuelle (2021), il est fort probable que la migration soit finalisée. Si vous montez à bord d’une rame Keikyū, vous n’entendrez probablement plus aucune mélodie.

Culture et prospérité

Ces trains ont eu un impact culturel fort dans le monde des fans. YouTube regorge de vidéos sur ces trains et leur mélodie. Vous pourrez en trouver par milliers en tapant 歌う電車 ou singing train dans la barre de recherche.

Le groupe de musique Super Bell"Z qui a eu son heure de gloire il fût un temps a consacré un morceau entier en l’honneur du chant du train, en intégrant le bruit (chant ?) original tout au long du morceau.

Ce groupe est spécialisé en morceaux en rapport avec le ferroviaire japonais, si cela vous intéresse. ^^


  1. Pour être précis : près de 200 sociétés ferroviaires, aussi bien privées que publiques ou semi-privées, partagent l’activité sur l’ensemble du territoire.
  2. Cet équipement permet aussi de régénérer l’énergie lors du freinage de la machine, de nos jours.
  3. très peu documenté publiquement, du moins en langue non japonaise
  4. Nagisa No.613, p. 10 (PDF), 2019.


Avant d’achever ce billet, je dis un grand merci à @Aabu pour sa relecture et ses commentaires ! :)

5 commentaires

Je suppose que tu parles des MP89 qui semblent avoir été remplacés il y a peu par les MP14 qui, eux aussi, sont passé sur un système avec IGBT apparemment.

J’ai cru comprendre que parmi les fan parisiens, beaucoup étaient aussi déçus ne plus avoir le bon son « carré » des GTO-VVVF qui équipaient les vieux MP89. En contre partie, je suppose qu’ils auront maintenant des voyages plus silencieux ;)

Merci pour cet article très intéressant !

Cette particularité sonore m’a un peu fait penser aux rames de métro VAL 208 que nous avons à Lille (particulièrement sur la ligne 1, mais on en a aussi quelques unes sur la ligne 2), qui produisent un son certes bien moins agréable et bien plus assourdissant, mais très reconnaissable, au démarrage et à l’arrêt.

J’ai trouvé une vidéo montrant le trajet entier d’un bout à l’autre de la ligne 21 pour que vous puissiez vous faire une idée :


  1. Soit environ une heure de vidéo. La personne qui l’a tournée devait s’ennuyer. :D
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