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Conseil Constitutionnel et contentieux électoral

La brève du soir

Suite à la publication, le 9 juin 2024, du décret de convocation des électeurs en vue d’élections législatives anticipées, le Conseil Constitutionnel a été saisi de différents recours relatifs à la conformité de ce décret aux principes constitutionnels. En matière réglementaire, pourtant, les litiges sont usuellement portés1 devant les juridictions administratives. En l’espèce, s’agissant d’un décret, la compétence semble revenir au Conseil d’État.

Pourtant, ces recours ne sont évidemment pas sans fondement. Le Conseil Constitutionnel s’est en effet attribué, par un acte de jurisprudence daté de 1981, une compétence s’agissant des décrets électoraux. Reconnue d’abord afin de pallier un vide laissé par le Conseil d’État, cette compétence a été par la suite maintenue, et est toujours de rigueur aujourd’hui. Nous allons dans ce billet raconter l’histoire exceptionnelle ayant conduit la jurisprudence constitutionnelle à évoluer pour admettre les recours a priori en matière électorale.


  1. On appelle cela la compétence matérielle : la juridiction compétente pour un litige donné

Jusqu’à 1981 : incompétence du juge administratif en matière électorale

Revenons d’abord sur les attributions du Conseil d’État, et voyons en particulier s’il est possible de saisir cette juridiction pour la contestation d’un décret d’organisation d’élections. En principe, aux termes de l’article R311–1 du Code de Justice Administrative, « le Conseil d’État est compétent pour connaître en premier et dernier ressort1 des recours dirigés contre les ordonnances du Président de la République et les décrets ».

Le décret de convocation des électeurs, est, comme son nom l’indique, un décret, et il a été pris par la présidence de la République, ainsi que le prévoit l’article 12 de la Constitution. Il semble donc que le Conseil d’État soit compétent pour connaître un recours contre ce texte. Néanmoins, par exception, le Conseil d’État lui-même, par sa jurisprudence, exclut de ses attributions certaines matières. En particulier, ne sont pas de son ressort les actes qui ne sont pas détachables d’actes ou d’opérations qui n’entrent pas dans sa compétence : c’est la théorie des actes détachables, d’abord reconnue en matière contractuelle2.

Au sens de la Constitution de 1958, les opérations électorales sont de la compétence du Conseil Constitutionnel, les actes non-détachables de ces opérations ne peuvent donc pas être contestés devant le Conseil d’État. Reste donc à déterminer si les décrets d’organisation d’élections sont des actes détachables ou non des opérations électorales elles-mêmes, pour lesquelles le Conseil n’est pas compétent.

Dans un premier temps, par l’arrêt Maître du 6 août 19123, le Conseil reconnaît les décrets pré-électoraux comme des actes non-détachables, ce qui a pour conséquence, s’agissant des élections parlementaires, la reconnaissance de l’incompétence matérielle de la juridiction administrative face aux litiges électoraux. À cette époque, ce contrôle serait de toute façon superflu, le contrôle de la régularité des opérations électorales incombant déjà aux assemblées législatives elle-mêmes4.

Néanmoins, en 1958, la Constitution nouvelle de la Cinquième République va créer un vide juridique : le Conseil Constitutionnel se voit chargé, en lieu et place des assemblées, de la régularité des élections. Ce dernier ne reconnaît néanmoins sa compétence que lorsqu’il s’agit de recours a posteriori contre des élections5. Aucune juridiction n’est donc compétente s’agissant de la légalité des décrets d’organisation des élections, sauf lorsque ces décrets permettent, a posteriori, d’établir une irrégularité électorale.


  1. Ce qui signifie que la décision rendue par le Conseil d’État n’est pas susceptible d’appel
  2. Conseil d’État, Commune de Gorre, 11 décembre 1903
  3. Conseil d’État, Sieur Maître, 6 août 1912, publié au recueil
  4. Article 13 de la Loi organique du 2 août 1875 sur les élections des sénateurs
  5. Conseil Constitutionnel, Décision n° 62–235/236 AN, 10 juillet 1962

Depuis 1981 : attributions électorales du Conseil Constitutionnel

Ce vide juridique dure jusqu’en 1981, année de dissolution de l’Assemblée Nationale par Monsieur François Mitterrand. Les deux décrets de convocation des électeurs pris alors par le président de la République donnent lieu à un recours en excès de pouvoir devant le Conseil d’État par Monsieur François Delmas, secrétaire d’État du gouvernement Barre III et ancien député français, tendant à l’annulation de certaines de ses dispositions.

Conformément à sa jurisprudence précédente, et nonobstant la création, il y a plus de 20 ans, du Conseil Constitutionnel, le Conseil d’État décline toute attribution s’agissant des décrets pré-électoraux relatifs aux élections parlementaires1. Cette nouvelle décision est une adaptation de celle prise sous l’empire de la Troisième République, basée cette fois sur la nouvelle Constitution, donnant au Conseil Constitutionnel compétence pour statuer « en cas de contestation, sur la régularité de l’élection des députés et des sénateurs ». Autrement dit, la matière électorale est toujours prérogative d’une autre juridiction, et les actes ne sont toujours pas détachables.

Ne désespérant pas, le ministre Delmas saisit donc, quelques jours plus tard, le Conseil Constitutionnel du même recours en annulation, espérant que cette juridiction pourrait accueillir ses griefs. Cette dernière juridiction se trouve alors dos au mur : le recours de Monsieur Delmas ayant été refusé par le Conseil d’État, un vide juridique pourrait s’ouvrir concernant les décrets pré-électoraux. Le compte-rendu rapporte :

La situation dans laquelle nous sommes, compte tenu de ces éléments, est embarrassante. Monsieur Delmas nous livre une série de griefs qui, s’ils devaient être accueillis, rendraient nulle la totalité de l’opération électorale en ce qui concerne toutes les circonscriptions. […] Le Conseil pourrait-il alors laisser se dérouler des élections dans des conditions qui ne seraient pas conformes à la Constitution ?

Par cette question, évidemment rhétorique, le Conseil Constitutionnel admet le recours de Monsieur Delmas, bien qu’il ne donne pas droit à ses sollicitations (les décrets électoraux d’alors sont reconnus conformes à la Constitution). C’est donc sur le fondement de cette décision de 1981 que le Conseil accueille, encore aujourd’hui, les recours relatifs aux actes préliminaires aux élections parlementaires, normalement exclus de sa compétence.

Le rapporteur du Conseil Constitutionnel reconnaît qu’il s’agit là d’un revirement de jurisprudence, étendant sa compétence, non plus seulement aux recours a posteriori mais également aux recours a priori contre les actes pré-électoraux. Ce revirement est justifié par le fait que l’« application des principes antérieurement retenus condui[rait] à des solutions dangereuses, intolérables ou dépassées ». C’est en somme un revirement appuyé sur un changement de circonstances amenant à un changement d’interprétation de « la régularité de l’élection ».


  1. Conseil d’État, Delmas, 3 juin 1981, publié au recueil

1993 et 2001 : revirement de jurisprudence du Conseil d’État

L’affaire aurait pu en rester là, avec une compétence pleine du Conseil Constitutionnel. Pourtant, plus de dix ans après la décision du Conseil Constitutionnel, lors des élections législatives de 1993, le Conseil d’État se voit saisi de nouveau d’un recours d’un parti politique, l’Union Nationale Écologiste, concernant le décret de convocation des électeurs.

En vertu de ses décisions précédentes, l’instance devrait rejeter le recours pour incompétence, mais il n’en sera rien : par un revirement de jurisprudence, déjà commencé en 1983 à l’occasion de l’élection présidentielle1, elle admet le recours, reconnaissant ainsi les actes pré-électoraux comme détachables des opérations électorales2.

Par sa décision du 12 mars 1993, le Conseil d’État semble alors avoir repris la main sur ces actes : la décision du Conseil Constitutionnel étant une simple décision de circonstances, et le juge administratif pouvant désormais être saisi des actes pré-électoraux, les motifs ayant poussé à un changement de doctrine du Conseil Constitutionnel sont désormais inopérants. Pourtant, ce dernier ne se départira jamais de sa compétence, reconnue à titre d’exception dans une situation particulière.

En droit, ces situations, où deux juridictions peuvent être saisies des mêmes actes, sont rares, et, selon l’interprétation générale, doivent être évitées autant que possible pour éviter des décisions discordantes, ingérables pour les parties et les cours elle-mêmes. Pourtant, aucune des institutions ne souhaite se départir de son rôle dans ses affaires, le Conseil d’État finira donc par acter en 2001 une exception de recours parallèle3 : en aucun cas ce dernier ne saurait admettre un recours contre une disposition déjà contestée devant le Conseil Constitutionnel, empêchant ainsi les décisions discordantes.


  1. Conseil d’État, Bauby, 28 septembre 1983, publié au recueil
  2. Conseil d’État, Union Nationale Écologiste, 12 mars 1993, publié au recueil
  3. Conseil d’État, Marini, 14 septembre 2001, Marini, publié au recueil

D’une situation où il semblait qu’aucune juridiction ne soit compétente, c’est donc désormais deux juridictions qui se partagent la compétence pour les recours pré-électoraux. À l’origine de cette exception juridique, une simple erreur d’interprétation du Conseil d’État ayant ouvert une brèche qu’il n’a jamais réussi à refermer, et qui n’est pas sans poser de problèmes : étant d’origine purement jurisprudentielle, la contestation ne possède aucun encadrement de forme relativement aux délais pour agir et pour statuer, à la procédure, etc.

Ce feuilleton juridique a fait l’objet d’un excellent commentaire par Jacques Arrighi de Casanova dans son article « Le juge des actes préparatoires à l’élection » publié dans la revue Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 41, en octobre 2013. La présente brève a été partiellement inspirée par la lecture de cet article, ainsi que par le compte-rendu de la séance du 11 juin 1981 ayant mené à la décision n° 81–1 ELEC.

S’agissant des recours liés aux élections législatives de 2024, les décisions à venir du Conseil Constitutionnel constitueront sans doute de nouvelles bases précieuses pour une jurisprudence aujourd’hui relativement clairsemée. Pour un commentaire à ce sujet, voir Coppélia Piccolo, « Les recours déposés devant le Conseil Constitutionnel pourraient-ils faire annuler les élections législatives ? » paru dans Libération le 12 juin 2024.

1 commentaire

Merci pour ces précisions.

Comme quoi la constitution de 1958, réputée très solide a tout de même au moins un gros trou.
Je ne sais pas à quelle date on aura un arrêt. En attendant, les candidatures ont été acceptées et la campagne a commencé.

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