Alors que l’article précédent nous avait amenés à la surface de Tchouri, celui-ci nous fait prendre de la hauteur.
Pour rappel, les comètes actives sont constituées d’un noyau, d’une chevelure (ou coma) qui s’étale jusqu’à 200 000 kilomètres puis d’une queue, sur plusieurs millions de kilomètres. Nous allons parler de l’environnement immédiat de Tchouri, donc de la partie la plus interne de la chevelure.
Cette partie se compose principalement d’eau et de poussières, arrachées de Tchouri suite à l’augmentation de température à l’approche du Soleil. L’eau et le dioxyde de carbone s’évaporent, des grains de poussière sont expulsés par des jets.
- Une histoire de spectre : la composition de Tchouri
- Un cycle de l'eau cométaire
- Entracte
- Accrétion et poussières
- La fin approche
Une histoire de spectre : la composition de Tchouri
Prenons donc un peu de hauteur, mais pas trop. Intéressons-nous tout d’abord à la composition de la chevelure de Tchouri.
Du spectre à l’atome
La mission Rosetta embarque l’appareil ALICE, un spectromètre à rayon ultraviolet. Il permet d’identifier les composés chimiques présents dans la chevelure.
Comment ça marche ? Quand une molécule reçoit de l’énergie (excitation), elle la libère spontanément (désexcitation). Pour ce faire, elle émet un photon (fluorescence) ou perd un électron (ionisation) ; ce qui est particulièrement intéressant, c’est que le photon émis a une longueur d’onde bien précise, qui dépend uniquement de la nature du composé qui s’est désexcité.
Autrement dit, si une molécule d’eau se désexcite, elle émet un photon avec une longueur d’onde bien particulière, si bien que, si on observe un photon de cette longueur d’onde, en l’absence de source lumineuse parasite, alors on sait qu’une molécule d’eau s’est désexcitée.
Composition
On a ainsi repéré dans la chevelure de l’eau H2O, du dioxyde de carbone CO2, de l’ammoniaque NH3, du diazote N2, du méthane CH4 et du cyanure d’hydrogène HCN principalement. Bref, des composés carbonés, azotés et de l’eau, comme sur Tchouri.
Cette composition est très proche de celle des jets observés, à ceci près qu’elle contient moins de composés soufrés.
Photons, électrons et ultraviolet
Le spectromètre a aussi mesuré les longueurs d’onde caractéristiques du carbone, de l’oxygène et de l’hydrogène atomiques ; d’où viennent donc ces atomes isolés ? Habituellement, on ne rencontre l’oxygène et le carbone que dans des molécules, et non pas sous forme atomique.
À la base, il y a dans la chevelure de l’eau H2O et du dioxyde de carbone CO2. Les chercheurs ont proposé le scénario suivant :
- un photon frappe une molécule d’eau ou de dioxyde de carbone ;
- celle-ci s’excite, et émet un électron ;
- l’électron va frapper une autre molécule un peu plus loin ;
- celle-ci se dissocie en atomes excités ;
- ils émettent des photons ultraviolets pour se désexciter ;
- les atomes s’associent de nouveau en molécule.
Un mot sur la répartition de l’eau
L’eau n’est pas répartie de manière homogène. Ainsi, il y a plus d’eau proche du cou de la comète (entre les deux lobes sphériques), une zone particulièrement active. Ce n’est pas étonnant, cette zone est très exposée, d’où une forte sublimation, d’où beaucoup de vapeur d’eau.
Un mot sur le dioxygène
Il y a du dioxygène parmi les gaz trouvés dans la chevelure, c’est inattendu. En effet, le dioxygène est très réactif. Sous l’effet du vent solaire, il se transforme en ozone. On s’attendait donc à en trouver une très faible quantité.
Pourtant, la quantité de dioxygène est environ 4 % de celle de l’eau (principal élément de la chevelure), soit une quantité assez importante. Mieux, cette quantité est relativement constante dans le temps, ce qui laisse à penser que le dioxygène ne provient pas d’une réaction due à l’activité, qui elle varie avec la distance de Tchouri au Soleil.
Les chercheurs ont donc dû conclure que cet élément était présent sous forme de bulles de gaz emprisonnées dans la comète, et qu’il était libéré lorsque les glaces fondaient. Cela a des conséquences sur la proportion de dioxygène qui devait être présente dans le disque protoplanétaire, ou sur la structure de la comète qui doit avoir protégé le gaz de réactions chimiques. Les travaux sur le sujet sont encore en cours !
Un mot sur le diazote
On a détecté du diazote dans la chevelure. C’est important, car la présence de diazote dans les glaces (et surtout le rapport entre le diazote et d’autres composés, comme le monoxyde de carbone) impose des conditions particulières de température lors de la formation de la comète.
Un mot sur l’argon
L’un des objectifs de la mission Rosetta était de déterminer si l’eau de la Terre provenait des comètes. Nous vous avions parlé du rapport D/H1 dans le premier article. L’idée était que si ce rapport est différent sur Tchouri et sur Terre, l’eau de la Terre ne vient probablement pas des comètes. Or, les rapports étaient différents.
L’idée est ici la même, avec l’argon (un gaz très peu réactif) : si le rapport d’argon sur eau de la Terre et de Tchouri est différent, c’est un indice pour dire que l’eau de la Terre ne vient pas des comètes.
La recherche d’argon et de gaz rare en général se fait de la même manière que pour les autres, à ceci près qu’elle est compliquée par la faible quantité d’argon, d’où un pic moins marqué, potentiellement caché par le bruit. Il faut donc une activité assez forte pour que l’argon puisse être mesuré, mais cette activité oblige à éloigner Rosetta, ce qui complique les mesures…
Le rapport argon sur eau de la Terre est de l’ordre de 10-8, celui de Tchouri de l’ordre de 10-5, soit mille fois plus. Comme le rapport D/H, cette mesure laisse à penser que l’eau de la Terre ne vient pas des comètes.
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Rapport de la quantité de deutérium, à savoir un proton et un neutron, sur la quantité d’hydrogène, c’est-à-dire un proton seul.
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Un cycle de l'eau cométaire
Glace et albédo1
Tchouri, comme toutes les comètes, est sombre. Vraiment sombre : elle ne reflète que 6 % de la lumière qui lui arrive (à peu près aussi sombre que de l’asphalte frais). Cependant, la hausse de la température a fais apparaitre de la glace2 d’eau, faisant augmenter l’albédo jusqu’à 10 % dans la région d’Imhotep. Les scientifiques ont pu observer en direct le changement de couleur de la comète, et faire le lien avec le changement de composition, la glace d’eau étant plus claire que les poussières.
Cette variation de couleur est l’un des indicateurs de la quantité de glace à la surface.
Le cycle de l’eau
Tchouri tourne sur elle-même, il y a un jour et une nuit3. Le matin, on observe de grandes quantités de glace, qui s’évapore avec l’augmentation des températures dans la journée. Le soir, il n’y a plus de glace. Puis au matin suivant, on observe à nouveau de la glace. Sachant que l’eau, une fois dans l’espace, ne peut pas revenir sur Tchouri et s’y condenser, une question se pose : comment se fait-il qu’il y ait chaque matin de nouveau de la glace sur Tchouri, d’où vient-elle ?
Les chercheurs ont proposé une sorte de cycle de l’eau sur Tchouri. Attention, comme il n’y a pas de retour de l’eau perdue sur la comète, chaque cycle diminue la quantité d’eau dans Tchouri.
Voilà ce que les scientifiques proposent :
- Lors du jour, les glaces se subliment. La hausse des températures a lieu non seulement en surface, mais aussi un peu plus au cœur de la comète.
- Vient la nuit, les couches supérieures se refroidissent les premières. Les gaz présents sous la surface remontent, et gèlent à la surface. De fait, une couche de glace apparait à la surface de la comète. Les couches inférieures se refroidissent à leur tour.
- Revient le jour, une couche de glace est de nouveau présente. Elle se sublime tandis que les couches inférieures se réchauffent à nouveau.
Vous pouvez visualiser l’évaporation progressive de la glace au cours du jour dans cette vidéo de l’ESA.
Voilà qui permet de régénérer l’eau en surface de la comète. Bien évidement, viendra un moment où il n’y aura plus d’eau dans les couches inférieures, alors la comète cessera d’être active lorsqu’elle approchera du Soleil.
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L’albédo est le rapport de l’énergie lumineuse réfléchie sur l’énergie lumineuse incidente. À 100 %, tout est réfléchi, à 0 %, tout est absorbé. La neige est à environ 60 % et la Terre un peu plus de 30 % en moyenne.
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Glace désigne, lorsque l’on parle des comètes, à la fois la glace d’eau et la glace carbonique. Dans cette partie, on ne parlera que de la glace d’eau.
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Elle fait un tour sur elle-même en 12,4 heures. C’est la durée dur jour cométaire sur Tchouri.
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Entracte
Rosetta, c’est aussi de nombreuses images. N’oublions pas que c’est la première fois que l’on observe une comète d’aussi près, avec des images d’une telle résolution.
Même si ces images sont magnifiques, j’imagine que vous souhaiteriez un peu de variété. Comme on parle plus de ce qui entoure la comète que du noyau, voici des images prises depuis la Terre, pour changer.
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Imaginez que l’on décompose l’image de gauche en deux sous-images, avec la première qui serait un gradient circulaire, c’est-à-dire que l’intensité dépendrait uniquement de la distance au centre de la comète, et la seconde qui ferait le complément pour retrouver l’image originelle. Dans ce cas, l’image de droite correspondrait à cette deuxième sous-image.
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Accrétion et poussières
On a parlé de la surface, des gaz, de l’activité, du magnétisme… Que manque-t-il pour compléter ce tableau ? Il manque les poussières. Celles-ci sont, comme les gaz, expulsées de la comète. Une partie retombe sur Tchouri (formant des dunes ou bouchant les trous, nous en avons déjà parlé dans l’article précédant), le reste s’éloigne de la comète. Voici donc les résultats scientifiques des instruments GIADA et COSIMA, les appareils destinés aux mesures sur les poussières à bord de Rosetta (GIADA mesurant la vitesse, le nombre et la masse des grains, et COSIMA leur composition).
Poussières et glaces
Une comète est un mélange de poussières et de glace, on l’a déjà dit. Mais quelle est la proportion de poussière et de glace (eau, dioxyde de carbone et monoxyde de carbone) ? Les chercheurs ont réussi à mesurer le rapport poussières sur gaz dans la chevelure. Le résultat est un rapport de 4 ± 2, c’est-à-dire qu’il y a 2 à 6 fois plus de poussières que de gaz. La comète serait donc plus une boule de poussière neigeuse qu’une boule de glace sale.
Des grains dans la chevelure
Il y a des grains et des poussières dans la chevelure de Tchouri. On s’y attendait. Mais comment se répartissent-elles ? Est-ce qu’il y a un nuage de grains uniforme, ou est-ce qu’il y a des zones sans poussières et d’autres avec plus de poussières ?
Les grains capturés par Rosetta l’ont été sur de courts laps de temps, comme s’il y avait des « averses » de grains. Donc la répartition des grains dans la chevelure n’est pas uniforme.
Les vitesses typiques des grains sont de l’ordre du mètre par seconde, autour de 3 m/s pour les plus lourds, moins de 1 m/s pour les légers (vitesse par rapport à Tchouri). Cependant, les mesures sur les légers sont faussées, car les particules et la sonde sont tous deux légèrement chargées négativement et donc se repoussent.
Grains millimétriques
Les grains de petite taille collectés sont de deux types : les plus petits (jusqu’à un millimètre) compacts et les plus gros duveteux (entre 0,2 et 2,5 millimètres). Leur masse volumique est assez variable, allant jusqu’à 3 tonnes par mètre cube (soit trois fois plus que l’eau, et six fois plus que la masse volumique moyenne de Tchouri), ce qui est typique de minéraux denses, et descendant jusqu’à un kilogramme par mètre cube (ce qui est vraiment, vraiment très peu) pour les duveteuses. On revoit bien la question de densité et de porosité qui s’est posée à l’échelle de la comète, mais ici, à l’échelle d’un grain seulement.
Si la plupart des particules (en nombre) sont duveteuses, la plus grande quantité (en masse) provient des compactes. La proportion de grain compacts a augmenté avec l’approche au Soleil.
La composition de ces grains a été étudiés : tout simplement des matériaux carbonés. Par rapport à la comète, ils sont constitués de très peu de glace. Les chercheurs ont noté une quantité importante de sodium et de magnésium.
« Grains » macroscopiques
Des « grains » plus gros ont été découverts à plus grande distance de la comète (plus de 140 km, contre moins de 20 pour la catégorie précédente). La taille de ces grains varie de quelques centimètres à deux mètres. Malgré leur grande taille, ces grains ne présentent pas de danger pour la sonde.
Les chercheurs ont pu observer certains de ces grains (4 grains, d’une taille de 15 à 50 cm) orbiter autour de Tchouri. Une partie d’entre eux au moins est donc capturée gravitationnellement.
Ces grains sont assez éloignés de Tchouri, et trop gros pour rentrer dans les appareils de mesure. Pas plus d’informations sur eux pour l’instant, donc.
La fin approche
La mission a été prolongée une première fois suite à son succès, elle devait s’arrêter en décembre 2015.
La mission arrive cependant sur sa fin. Une fois Rosetta trop loin du Soleil, il n’y aura plus assez d’énergie pour maintenir sa trajectoire complexe autour de Tchouri. Il est prévu d’effectuer un crash : Rosetta va s’approcher de Tchouri, prendre des clichés avec une résolution jusqu’ici inégalée (et pour cause, elle n’aura jamais été aussi proche de la comète !), puis cesser toute activité sitôt qu’elle frappera le sol de la comète.
Le défi consistera à rapatrier les dernières données, puisqu’une fois le sol de la comète touché, il est fort probable que Rosetta cesse d’émettre (ne serait-ce que parce qu’il lui sera impossible de tourner son antenne vers la Terre ou ses panneaux solaires vers le Soleil). Il faut donc que les données aient été collectées avant la collision. Ce sera un crash contrôlé.
Actuellement, la distance entre Rosetta et Tchouri a toujours été de 8 km au moins. Lorsqu’elle se sera rapprochée à 500 m, la résolution des images prises sera de 1 cm/pixel !
La fin est programmée en septembre 2016.
Voilà qui conclut une année de science autour de Tchouri, et la mission n’est pas encore terminée ! Histoire de vous mettre l’eau à la bouche, le prochain article parlera de la manière dont Tchouri a acquis sa forme, de la présence d’acide aminés, et de toutes les autres choses découvertes entre temps.
Remerciements
Je tiens à remercier Yiraa et Emel pour leurs relectures attentives lors de la bêta et Aabu pour la validation !
Sources
Vous trouverez ci-dessous, classés par thème (dans l’ordre d’apparition dans cet article), tous les articles scientifiques et billets de blog ayant permis d’écrire cet article. N’hésitez pas une seconde à en lire.
Billet de blog de l’ESA sur la composition de la chevelure (en anglais).
Billet de blog de l’ESA sur les rayons ultraviolets et la dissociation (en anglais).
L’article scientifique chez Astronomy & Astrophysics associé (en anglais, libre accès).
Billet de blog d’Éric Simon sur le dioxygène.
Billet de blog de l’ESA sur le dioxygène (en anglais).
Article scientifique associé chez Nature (en anglais, payant). Version mise à disposition gracieusement par l’auteur (toujours en anglais).
Billet de blog de l’ESA sur le diazote (en anglais).
Billet de blog de l’ESA sur l’argon (en anglais).
L’article scientifique associé chez Science Advances (en anglais, libre accès).
Billet de blog de l’ESA sur l’eau dans la partie interne de la chevelure (en anglais).
Billet de blog de l’ESA sur le cycle de l’eau et vidéos associées (en anglais). Un addendum.
L’article scientifique chez Science associé (payant, en anglais).
Billet de blog de l’ESA sur les grains duveteux (en anglais).
Billet de blog de l’ESA sur les différents types de grains (en anglais).
Billet de blog sur les gros grains et les mesures de poussières/glace de l’ESA (en anglais).
Billet de blog de l’ESA sur l’observation de grains macroscopiques.
Billet de blog de l’ESA sur la composition des grains (en anglais). La méthode d’identification.
Article scientifique sur les grains duveteux (en anglais, libre accès).
Billet de blog d’Éric Simon sur la fin de la mission.
Billet de blog de l’ESA sur la fin de la mission (en anglais).
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