Quelque part dans les tropiques, sur une île à l'ouest de l'Amérique centrale. 40 °C à l'ombre. Non loin de l'océan Pacifique, en plein cœur de la jungle, une petite embarcation sillonne les méandres tortueux d'une rivière saumâtre surplombée par une végétation luxuriante. Debout à sa proue, un homme coupe à l'aide d'une machette les lianes et les racines qui obstruent le cours d'eau. Parfois, un crocodile pointe le bout de son nez à quelques mètres du bateau. À son bord, un groupe de jeunes biologistes avides d'aventure, dont un que je connais très bien : moi. Nous servons en quelque sorte d'éclaireurs pour des chercheurs, notre objectif étant de faire un rapide inventaire de la flore. Cette mission semble simple a priori ; cependant, elle se révélera beaucoup plus fastidieuse que nous l'imaginons. Voulez-vous m'accompagner dans cette expédition dans la mangrove ?
Malgré son invraisemblance, l'histoire qui suit n'est pas de la fiction. Tout ce qui est décrit dans cet article s'est réellement passé.
De drôles d'arbres
Je distingue bientôt du changement dans la flore qui m'entoure : les arbres, qui s'amassaient jusqu'alors sur la terre ferme, s'avancent maintenant dans l'eau. Alors que j'ai l'habitude de ne pas voir les racines des arbres, puisqu'elles sont normalement enfouies sous la terre, celles que j'aperçois présentement commencent parfois à plusieurs mètres du sol et forment des structures en arcs de cercle, rappelant des échasses. Il s'agit de palétuviers, plus spécifiquement de palétuviers rouges, appelés ainsi en raison de la couleur de leur bois ; on les nomme aussi mangles-chandelles (leur nom latin est Rhizophora mangle). On reconnaît facilement ces arbres par leurs racines aériennes.
Le bateau ralentit et s'arrête sur le bord de la rivière, à un des rares endroits où les racines des palétuviers rouges ne se sont pas encore aventurées. Les passagers descendent. Les racines des palétuviers rouges, comme des barbelés, forment une barrière apparemment infranchissable. Il est difficile d'avancer à la hauteur du sol, qui est souvent mou, voire inondé : rappelons-nous que la mangrove est une forme de marais maritime. Or, nos mesures doivent être prises très profondément dans la mangrove. Ainsi, renouant avec nos origines simiesques, escaladant les racines qui serpentent autour de nous, nous entreprenons la dure traversée de la mangrove.
La première chose que je remarque en posant mes doigts sur une racine, c'est que l'écorce de celle-ci est ponctuée de minuscules pores. Il s'agit de lenticelles, qui captent l'oxygène de l'air et l'envoient, sous l'écorce, dans les sortes de veines d'un tissu spongieux, l'aérenchyme. Celui-ci permet d'aérer tout l'intérieur de l'arbre, même les parties submergées. En effet, pour vivre, les plantes ont besoin d'oxygène. Mais la terre sous l'eau est un milieu anoxique, c'est-à-dire très pauvre en un tel gaz, étant donné qu'elle est rarement en contact avec l'air ; cela explique pourquoi beaucoup de plantes ont de la difficulté à croître sous l'eau. La solution trouvée par les palétuviers a été de développer des racines aériennes pour respirer : les pneumatophores. Fréquentes dans les milieux humides, où l'oxygène se fait plus rare, elles permettent de rendre l'arbre stable dans le sol peu solide, en plus de lui apporter de quoi respirer.
Progressivement, les palétuviers rouges se font moins nombreux, mais laissent la place à de nouveaux arbres, tout aussi singuliers : les palétuviers noirs (Avicennia germinans). Ces derniers possèdent un autre type de pneumatophores, qui émergent directement du sol comme des milliers de tubas. Leurs pneumatophores sont reliés à des racines souterraines normales et ne sont pas aussi hauts que ceux des mangles-chandelles. Les palétuviers noirs ne peuvent donc pas pousser dans des eaux aussi profondes que leurs cousins rouges. Sur le bord des océans, les imposantes racines de ces derniers leur permettent de mieux résister aux vagues qui s'abattent sur eux. Cela explique pourquoi les palétuviers situés près de l'eau sont majoritairement rouges, protégeant les noirs qui se trouve la plupart du temps juste derrière eux.
Les fleurs des palétuviers rouges sont moins colorées et moins odorantes que celles des autres espèces. Cette particularité s'explique par le fait que les petits oiseaux et les insectes se tiennent loin des côtes ; ils les pollinisent donc moins.
Une branche de palétuvier noir se penche au-dessus de moi. Un peu distrait par le paysage féérique qui m'entoure, je la reçois en pleine figure. À ma grande surprise, un goût salé excite mes papilles gustatives. Je m'aperçois alors qu'une légère couche de sel recouvre le dos des feuilles de l'arbre. Mais comment a-t-il bien pu arriver là ? J'émets une hypothèse : « Il a peut-être été amené par les vents marins. ». Mais cela est peu probable. Effectivement, le vent ne peut pas transporter une telle quantité de sel, et même les arbres entourés d'obstacles présentent cette caractéristique étonnante.
En fait, ce sel est issu de l'eau dans laquelle croît le palétuvier. La plupart des plantes sont incapables de pousser dans un milieu salin ; le littoral des océans est donc un habitat très inhospitalier pour les végétaux. Cependant, certaines espèces ont développé des moyens de défense ingénieux pour résister au sel. Ce sont des halophytes. Les palétuviers rouges, qui en font partie, ont une sève dix fois plus salée que les arbres normaux. Les palétuviers noirs, eux, s'avèrent sans équivoque les champions de la résistance à la salinité, avec des concentrations de sel dans la sève jusqu'à cent fois supérieures à la normale. Mais comment font-ils ?
En fait, les palétuviers noirs possèdent sur leurs feuilles des glandes spéciales, les glandes à sel, qui leur permettent d'extraire le sel en excès de la sève. Ils utilisent le transport actif : une protéine attrape le sel à l'intérieur de la plante et le fait passer à travers la cellule, sans qu'il n'interfère avec elle, pour l'envoyer à l'extérieur. Les cristaux s'accumulent finalement sur des « poils » microscopiques recouvrant les feuilles, lesquelles tombent lorsque la quantité de sel devient trop importante. Chez le palétuvier rouge, le sel est en partie bloqué par les racines, qui font de l'absorption sélective ; c'est pour cette raison que sa sève en contient moins et qu'il y a peu de cristaux qui s'accumulent sur ses feuilles.
Ce processus d'extraction du sel par évaporation de l'eau nécessite beaucoup d'énergie, et celle-ci est principalement créée lors de la photosynthèse. Les palétuviers doivent donc être très exposés au soleil, ce qui explique pourquoi ils ont de grandes feuilles et pourquoi on retrouve surtout les mangroves dans les tropiques.
J'aperçois encore une nouvelle espèce de palétuvier, aussi fascinante que les autres, dont les racines présentent une forme quasi pyramidale. Elle ne possède pas encore de nom vernaculaire français officiel, mais nous l'appelons palétuvier du thé (Pelliciera rhizophorae) en raison des tanins contenus dans ses feuilles. Cette espèce de palétuvier se fait de plus en plus rare : elle est en voie d'extinction.
De ses branches pendent de gros fruits bruns semblables à des noix de coco, mais dont la partie inférieure se termine en pointe : ce sont des propagules, des « bébés palétuviers ». Ils poussent sur la plante-mère et tombent quand ils deviennent trop lourds, s'enfonçant facilement dans le sol mou grâce à leur pointe. Cette espèce, dont les graines germent alors qu'elles se trouvent encore dans le fruit, est donc vivipare, ce qui est extrêmement rare chez les végétaux.
Une faune adaptée
J'aperçois non loin de moi un ibis, un grand oiseau blanc échassier, qui cherche dans la boue avec son long bec pour trouver des mollusques ou des insectes. C'est un exemple parfait de la façon dont l'évolution a associé la morphologie à la fonction : ses longues jambes lui permettent de patauger dans des eaux assez profondes et son bec est fort pratique pour fouiller dans la vase.
Quelques minutes après mon arrivée dans la mangrove, mon excitation s'est quelque peu dissipée. Enlisé jusqu'aux genoux dans les sables mouvants, paniqué, je me démène pour essayer de m'en extraire. Mais mes efforts sont vains : plus je bouge, plus je m'enfonce. Et je ne suis qu'au début de mes peines…
Un hurlement déchire soudain le silence oppressant de la mangrove : « FUYEZ, PAUVRES FOUS ! (sic) LA MARÉE MONTE ! »
Il est suivi d'un second cri, plus strident cette fois-ci : « AAAAAARGH, J'AI VU UNE ÉNORME ARAIGNÉE ! »
J'ignore lequel de ces deux cris a causé chez moi le plus grand émoi, mais afin de faire durer le suspense, je propose une petite pause théorique. Revenons sur le premier cri, qui mentionne la montée de la marée. Effectivement, étant donné que la mangrove se situe non loin de l'océan, certaines parties ne sont submergées que pendant une partie de la journée, pendant la marée haute. Cela explique la coexistence d'organismes terrestres et marins dans cet écosystème. D'autres espèces, comme les crabes violonistes (Uca pugilator), vivent à la fois sur la terre ferme et dans l'eau.
Parlant de ceux-ci, j'ai une bonne nouvelle pour vous concernant le deuxième cri : il ne s'agissait pas vraiment d'une araignée. Les crabes, étant de petite taille et grimpant dans les arbres, ressemblent à s'y méprendre à des araignées. Il s'agit sans doute de l'animal qu'on croise le plus souvent dans une mangrove ; il se creuse souvent un abri dans la boue pour se cacher pendant la marée haute et sort pendant la marée basse pour se nourrir. Un peu plus tôt cette journée-là, j'ai eu le malheur de me promener pieds nus sur une plage parsemée d'innombrables petits trous : ça m'a fait à peu près le même effet que marcher sur des Legos…
Revenons maintenant à notre petite histoire. La plupart de mes collègues, particulièrement les arachnophobes, prennent leurs jambes à leur cou ; littéralement, car j'ai déjà mentionné comment il est difficile de se déplacer dans une mangrove. Pendant ce temps, le sol, les racines, les troncs et les branches se mettent étrangement à grouiller : d'innombrables bestioles s'enfuient vers les hauteurs. Une créature particulière attire alors mon attention, car elle se dirige plutôt vers l'eau qui monte. À ma grande surprise, je remarque qu'il s'agit d'un poisson. Effectivement, le périophthalme (Periophthalmus sp.) est capable de survivre en dehors de l'eau pendant longtemps, utilisant ses nageoires comme des pattes pour se déplacer. Il possède bien sûr des branchies, mais aussi des poumons rudimentaires : comme certains amphibiens, il est capable de respiration cutanée, c'est-à-dire de respirer par la peau (d'où son surnom de poisson-grenouille). Il doit cependant revenir dans l'eau au moins une fois par jour pour s'oxygéner. Quelle ironie !
Une eau visqueuse s'accumule autour de moi. Je m'accroche désespérément à une branche… couverte de fourmis, qui se mettent à grimper sur moi ! Cette espèce a décidé de s'installer dans la mangrove, car il s'agit d'un milieu tellement inhospitalier qu'elle n'a quasiment aucune compétition. La marée est le principal prédateur de ces insectes. Lorsqu'elles sont en mission loin du nid et que le sol s'inonde, elles échappent à la mort en grimpant au sommet des arbres… et parfois des hommes. Camponotus anderseni, une espèce rare d'Australie, fabrique son nid dans la vase, bouché par la grosse tête d'un soldat qui se sacrifie lorsque la marée monte.
Comble de la malchance, la branche qui me sert de support finit par s'effondrer sous mon poids. Je suis maintenant allongé dans des sables mouvants, et la marée monte dangereusement vite. Heureusement, un de mes collègues me lance une liane et tire de toutes ces forces. Finalement, dans un ultime effort, il réussit à me hisser hors du sol. Cette scène est digne d'un film d'Hollywood. Et comme dans les films d'Hollywood, il doit y avoir un moment triste : je vous annonce (sortez les mouchoirs !) que mes souliers n'ont pas survécu à cette histoire.
Nous nous enfuyons, poursuivis par l'eau qui avale tout sur son passage (sauf les arbres, bien sûr). Finalement, nous revenons tous dans notre bateau, sains, saufs, sales et ivres d'aventure. Nous nous éloignons. Un basilic (Basiliscus plumifrons) passe près de notre bateau en courant gracieusement sur l'eau. Ce n'est pas pour rien qu'on l'appelle aussi le lézard Jésus-Christ…
Jetant un dernier regard à la mangrove, qui restera à jamais gravée dans notre mémoire, nous sommes témoins de l'envol majestueux d'un ibis.
Un écosystème important
Fatigués, la tête pleine de belles images, nous regagnons notre habitation. Affamés, nous mangeons du poisson cuit sur le feu et des fruits délicieusement arrosés de miel. Quelques personnes s'étaient légèrement blessées lors de notre aventure et ont utilisé des plantes médicinales pour se soigner. Nous voyons de magnifiques aras déployer leurs ailes multicolores au-dessus de nos têtes.
Nous ne nous doutons pas que sans mangrove, rien de tout cela ne serait possible. On peut penser qu'elle ne sert pas à grand-chose, mais en fait, c'est un des écosystèmes les plus importants du monde. En effet, elle fournit du bois pour le chauffage et la construction ; les pollinisateurs qu'elle nourrit donnent du miel et contribuent à la reproduction des végétaux ; on y retrouve de nombreuses plantes médicinales ; elle protège les côtes contre les vagues, donc contre les tsunamis et l'érosion ; elle sert aussi de pouponnière pour les espèces aquatiques et terrestres, étant ainsi un bon réservoir pour la biodiversité ; elle purifie le sol et empêche les déchets venant des continents de se retrouver dans l'océan. Or, ce milieu riche et magnifique est malheureusement menacé.
Après m'être reposé, je marche seul sur la plage, pieds nus. Les pneumatophores d'un vestige de palétuvier noir me piquent les talons et les orteils. Mais pourquoi cet arbre est-il mort ? Je vois non loin de là un hôtel cinq étoiles. Drôle de coïncidence, ne trouvez-vous pas ? C'est simple : une compagnie a détruit une grande partie de la mangrove pour pouvoir construire cet hôtel et y faire une plage. C'est extrêmement courant dans les pays tropicaux. En fait, si vous êtes déjà allé sur une plage dans les tropiques, il est probable que vous vous trouviez dans le cimetière d'une mangrove.
Mais il n'y a pas que les hôtels qui détruisent les mangroves. L'aquaculture, principalement la culture des crevettes, est très dommageable pour cet écosystème. En effet, la disparition de plus d'un tiers des mangroves du monde est associée au défrichement causé par la crevetticulture. De gros bassins sont utilisés pour cultiver les crevettes et les antibiotiques qu'ils contiennent contaminent les mangroves.
Dites-vous donc que si vous allez dans un hôtel près de la mer dans un pays tropical, ou si vous mangez des crevettes non biologiques, vous contribuez à la destruction de la mangrove, même sans le vouloir.
Mais comment faire pour protéger la mangrove ?
N'ayez crainte, il existe plusieurs façons. Le meilleur moyen est sans doute d'adopter la philosophie de l'écotourisme. Il s'agit d'une nouvelle façon de faire du tourisme, plus respectueuse de l'homme et de l'environnement ; c'est une forme de développement durable. Il faut ainsi éviter les hôtels tout inclus, surtout ceux situés près de l'eau, en habitant par exemple chez des habitants locaux (en plus, ça coûte souvent moins cher et c'est beaucoup plus intéressant !). Le fait de ne pas consommer de crevettes et de poissons tropicaux (je sais, c'est difficile), ou alors en consommer uniquement des biologiques, est également une solution. Éviter d'acheter des meubles ou des objets en bois exotiques est aussi une bonne idée : il existe des équivalents en bois ordinaires.
Bref, la mangrove est un écosystème très riche et très important. J'espère que mon aventure vous a plu et qu'elle vous a ouvert l'esprit aux problèmes auxquels elle est confrontée. On se revoit dans une prochaine Aventure d'un Gigot !