Hé bien, nous sommes (très) en retard pour vous parler de la remise des prix IgNobels 2016, puisque la cérémonie s’est tenue le 22 septembre. Une honte quand on sait que le thème de cette année était « le temps (time) ».
Ces prix sont décernés chaque année lors d’une cérémonie à l’université de Harvard, le plus souvent à des scientifiques aux travaux « improbables » ; si ces travaux sont présentés de manière détournée, ils restent des études sérieuses. Parfois, les prix sont plus critiques et servent à dénoncer avec humour.
- La cérémonie
- Le prix de physique : chevaux, taons, libellules et pierres tombales
- Le prix de la paix : détecter les foutaises
- Le prix de perception
- Les autres prix
La cérémonie
Comme chaque année, la cérémonie a débuté par le traditionnel lancer d’avion en papier sur cible humaine. A suivi la présentation du thème de la cérémonie, à savoir time (le temps). Ce thème concerne uniquement la cérémonie elle-même, c’est-à-dire l’opéra et autres intermèdes, et non les prix décernés.
Les gagnants se voient remettre par un chercheur ayant reçu le prix Nobel, en plus d’un trophée des plus originaux, un billet de 10 billions de dollars, soit 10 000 milliards de dollars… zimbabwéens (qui ne valent aujourd’hui plus rien suite à une hyperinflation).
La cérémonie en elle-même se déroule en alternant les remises de prix, les discours, de petites expériences scientifiques et la représentation, en direct, d’un mini-opéra en trois actes (quelques minutes au total seulement) créé pour l’occasion. Certains prix Nobel présents exposent aussi leur champ de recherche lors d’un 24/7 : une présentation complète et technique en 24 secondes, suivi d’une présentation simple et intelligible par tous en 7 mots. La cérémonie se conclut par la fin de l’opéra et divers remerciements.
Vous vous en doutez, la cérémonie, disponible sur internet, est donc fortement déjantée, presque absurde. À titre d’exemple, une partie de morpion a eu lieu entre un scientifique de la NASA et un neurochirurgien.
Si les IgNobels sont clairement à visée humoristique, ils ne sont que rarement critiques envers les chercheurs auxquels ils sont décernés. D’ailleurs, comme chaque année, toutes les équipes de recherche ont été représentées et de nombreuses sont allées chercher leur prix (les autres ont envoyé une vidéo qui a été diffusée durant la cérémonie). Notons d’ailleurs que les chercheurs sont prévenus et qu’ils ont la possibilité de refuser le prix.
Détaillons maintenant les prix remis cette année.
Le prix de physique : chevaux, taons, libellules et pierres tombales
Pourquoi, dans un cimetière, les libellules sont-elles attirées par les tombes noires ? Les taons préfèrent-ils les chevaux blancs ou noirs ? C’est ce passionnant champ d’études qui a valu le prix IgNobel de physique à Gábor Horváth, Miklós Blahó, György Kriska, Ramón Hegedüs, Balázs Gerics, Róbert Farkas, Susanne Åkesson, Péter Malik et Hansruedi Wildermuth, au prix de nombreux efforts1.
Le lien entre les libellules du cimetière et les taons sur les chevaux ne vous parait pas évident ? C’est normal, et pourtant il y en a bien un. Il est lié à la vision de ces fascinantes créatures. En effet, les libellules et les taons peuvent détecter quelque chose de plus que nous, simples humains, dans la lumière : sa polarisation.
En effet, la lumière peut être orientée d’une façon particulière. C’est ce qu’on appelle la polarisation. Par exemple, lorsque la lumière se réfléchit sur une étendue d’eau, elle sera ensuite polarisée horizontalement. L’effet est connu en photographie : il existe des filtres spéciaux qui sélectionnent une partie seulement de la lumière, par exemple pour améliorer le contraste. De la même façon, les alpinistes utilisent des lunettes polarisées pour filtrer la lumière et éviter des reflets gênants sur la glace.
Figure : Comparaison de deux photographies. Celle de gauche a été prise avec un filtre polariseur. Observez les nombreux reflets sur l’image de droite. Image de Briho sous licence CC-BY-SA (Wikimedia).
Les pierres tombales noires horizontales polarisent la lumière de la même façon que l’eau, que recherchent les libellules pour se reproduire. Les chercheurs ont observé que ces insectes ont le même comportement à proximité d’eau et à proximité de ces pierres tombales. Les tombes noires des cimetières constituent-elles un piège écologique2 ? Ce serait le cas si les libellules déposaient leurs œufs sur ces tombes au lieu de le faire dans l’eau. Cependant, les chercheurs ne peuvent pas dire à quel point les libellules du cimetière étudié se sont moins reproduites.
Figure : Pour vous, ces deux objets sont clairement différents. Grâce aux chercheurs récompensés par le prix IgNobel, nous savons désormais qu’une libellule peut les confondre. Source : le site Photos Libres pour l’image de gauche et Wikimedia pour l’image de droite (licence CC-BY-SA).
Du côté des taons, ils ont le même type de vision que les libellules. La lumière réfléchie sur la robe d’un cheval noire est polarisée d’une façon qui le rend plus visible qu’un cheval blanc pour un taon. C’est regrettable pour ledit cheval noir, car les taons transmettent des maladies et dérangent les chevaux qui broutent, ce qui est mauvais pour leur santé.3
Figure : S’il s’agit de votre type de cheval favori et qu’en plus vous le trouvez appétissant, vérifiez : vous êtes peut-être un taon. Image originale de Thomas Quine sous licence CC-BY-SA.
Sources :
- l'article scientifique sur les libellules ;
- l'article scientifique sur les taons ;
- l’article de Wikipedia sur la polarisation.
-
Pour élucider ces questions, les chercheurs ont dû faire preuve d’imagination. Ils ont par exemple compté des taons sur des photographies de chevaux. Ils ont aussi fabriqué des statues de chevaux de différentes couleurs et les ont recouverts de colle, toujours pour compter ces fameux taons. La science est une activité exigeante.
↩ -
On parle de piège écologique dans la situation suivante : l’environnement est modifié de façon rapide par l’homme. Des organismes sont ensuite attirés par un habitat qui ne leur convient pas, ou moins bien que leur habitat d’origine, et y restent même si cela met l’espèce en danger (d’après la définition de Wikipedia).
↩ -
Qui apprécie qu’on le dérange quand il mange ? La nourriture, c’est sacré.
↩
Le prix de la paix : détecter les foutaises
Le prix IgNobel de la paix a été décerné à Gordon Pennycook, James Allan Cheyne, Nathaniel Barr, Derek J. Koehler et Jonathan A. Fugelsang pour leur étude novatrice sur la réception et la détection des foutaises (« bullshit ») pseudo-profondes. Les auteurs de l’étude ont cherché à savoir si nous étions capables de détecter de telles foutaises et quelles personnes y étaient les plus sensibles.
Tout d’abord, comment définit-on une foutaise pseudo-profonde ? C’est très simple. Pour prétendre au titre de foutaise pseudo-profonde, une phrase doit :
- avoir une syntaxe correcte (sujet-verbe-complément par exemple) ;
- donner l’illusion d’avoir un sens profond ;
- n’en avoir en réalité aucun.
Pour fabriquer une telle merveille, on peut agencer des mots-clés au hasard. Voici deux exemples tirés du Blablator, un générateur automatique de foutaises en français.
« Il faut bien prendre en considération le fait avéré que le paradigme de l’Autre Science est un système ambivalent de connaissance du paranormal sous-jacent. »
« Dans ce cas, nous pouvons aisément dire que c’est la notion d’échelle qu’il conviendrait ici d’élargir afin de penser les symétries fractales, qu’elles traversent en les engendrant, en terme ontologique et substantiel. »
Si vous comprenez l’anglais, vous pouvez aussi aller faire un tour sur ce site-ci ou celui-là, utilisés par les auteurs de l’étude pour générer leur propres foutaises pseudo-profondes .
Développons un peu ce sujet passionnant. Les auteurs ont conduit différentes études sur plusieurs centaines de participants et ont mis au point une « échelle de réceptivité » aux foutaises pseudo-profondes. Pour cela, ils ont proposé aux participants de noter la profondeur de différentes phrases entre 1 et 5, 1 étant une phrase « pas du tout profonde » et 5 une phrase « très profonde ».
Les phrases étaient :
- soit fabriquées de toutes pièces par des générateurs aléatoires de foutaises ;
- soit choisies parmi les tweets d’une personne connue1 ;
- soit terre-à-terre, par exemple « Les bébés requièrent une attention constante ». Cette phrase parfaitement sensée mais pas du tout profonde obtiendrait une note de 1 sur l’échelle des auteurs ;
- soit des citations trouvées sur Internet (du style « Une personne mouillée ne craint pas la pluie »), considérées comme ayant un sens profond.
Par ailleurs, les participants ont subi différents tests visant à mettre en évidence certains traits de leur personnalité : avaient-ils l’habitude de raisonner ? Plus ou moins de vocabulaire ? Une sensibilité particulière au paranormal et aux théories du complot ? Etc.
Quels sont les résultats obtenus ? Tout d’abord, de nombreux participants ont noté les foutaises comme ayant un sens « quelque peu profond » ou plus. Ensuite, la réceptivité aux foutaises varie selon les individus. Les auteurs ont trouvé une corrélation entre la tendance à trouver un sens profond à des foutaises et une personnalité moins réfléchie (plus intuitive), avec moins de vocabulaire, plus sensible aux théories du complot, aux croyances religieuses ainsi qu’au paranormale et plus favorable aux médecines alternatives.
Cependant, la seule corrélation n’indique pas si cette tendance est spécifique aux foutaises : peut-être que ces individus trouvent davantage de sens à n’importe quelle affirmation. Les auteurs ont donc défini une mesure de la sensibilité aux foutaises pseudo-profondes en calculant la différence de notation entre les phrases qui étaient de pures foutaises et celles qui avaient vraiment un sens profond. Avec cette mesure, les personnes les plus sensibles aux foutaises étaient celles qui avaient une personnalité moins réfléchie et sensibles au paranormal. Aucun lien n’a été démontré entre la sensibilité aux foutaises et la sensibilité aux théories du complot ou aux médecines alternatives.
Ces premiers résultats prometteurs devront être confirmés par d’autres études.
Sources :
-
Que nous ne nommerons pas ici. Si vous souhaitez connaître l’identité du malheureux, consultez l’article original.
↩
Le prix de perception
Ce prix est associé à des travaux pratiques.
Levez-vous, assurez-vous qu’il y a de la place devant vous et que vous n’êtes pas dos à un mur. Écartez les jambes et penchez-vous vers l’avant. Encore. Continuez jusqu’à avoir la tête entre vos jambes. Choisissez un objet dans votre champ de vision et estimez sa taille et sa distance.
Répétez l’opération avec quelques collègues ou amis. Ceux trouvant la chose un peu trop ridicule devront estimer la taille et la distance de l’objet sans se pencher.
Si vous avez réalisé les travaux pratiques ci-dessus, vous avez dû constater que les estimations de taille et de distance différaient selon que les gens soient bêtement debout ou aient subtilement regardé le monde au travers de leurs jambes. C’est pour l’explication de cette expérience qu’ont été récompensés les japonais Atsuki Higashiyama et Kohei Adachi.
Pour rentrer dans le détail, ils ont étudié l’influence de différents facteurs sur la perception des distances. L’expérience réalisée en travaux pratiques1 est connue de longue date, mais la question de savoir pourquoi la perception des distances change avec cette position originale n’était pas tranchée. Habitude, orientation de la tête, image retournée ? Différents cas ont été testés pour isoler les différents facteurs.
Quatre cas ont été testés : normal (référence), tête retournée, avec des verres pour inverser l’image (le sol est alors en haut) et tête retournée avec les verres (le sol est alors en bas).
- Dans le cas normal, les distances étaient évaluées correctement, de même que la taille des objets, quelle que soit la distance à laquelle ils étaient placés.
- Dans le cas tête retournée, les distances et la taille des objets étaient sous-estimés, en particulier pour les objets placés loin.
- Dans le cas avec verres, les distances et les tailles étaient évaluées normalement.
- Dans le dernier cas, avec verres et tête retournée, les distances et les tailles étaient mal évaluées.
Jusqu’ici, l’explication proposée pour expliquer la mésestimation des distances avec la tête retournée était le fait que l’image qui se forme sur la rétine est à l’envers. Cette expérience met à mal cette explication et laisse plutôt penser que cela est lié à la proprioception (c’est-à-dire la perception de la position de son corps). Lorsque la tête est retournée, les distances paraitraient plus courtes, et l’évaluation de la taille des objets étant basée sur la distance perçue, celle-ci serait aussi sous-estimée.
De fait, derrière ce qui semble être une simple blague, c’est l’évaluation de l’influence de la proprioception sur la perception des distances qui a été évaluée, pour un résultat qui contredit l’explication jusqu’ici proposée.
L’article original (en anglais, en libre accès) : Perceived size and perceived distance of targets viewed from between the legs: Evidence for proprioceptive theory
-
Parce que vous avez tous réalisé les travaux pratiques proposés, n’est-ce pas ?
↩
Les autres prix
Les autres prix sont les suivants :
Le prix de reproduction au défunt Ahmed Shafik, pour l’étude de l’effet du port de pantalons en polyester, en coton et en laine sur la vie sexuelle des rats, et pour avoir effectué des tests similaires sur les mâles humains.
Le prix d’économie à Mark Avis, Sarah Forbes et Shelagh Ferguson pour avoir évalué notre perception de la personnalité des cailloux, d’un point de vue vente et marketing.
Le prix de Chimie à Volkswagen, pour avoir résolu le problème des émissions polluantes excessives des automobiles en en produisant automatiquement, électromécaniquement moins dès que la voiture subit un test.
Le prix de médecine à Christoph Helmchen, Carina Palzer, Thomas Münte, Silke Anders et Andreas Sprenger, pour avoir découvert que si vous avez une démangeaison sur la partie gauche de votre corps, vous pouvez la soulager en vous grattant à droite (et vice-versa) tout en vous regardant dans un miroir.
Le prix de psychologie à Evelyne Debey, Maarten De Schryver, Gordon Logan, Kristina Suchotzki et Bruno Verschuere, pour avoir demandé à un millier de menteurs à quelle fréquence ils mentaient, et avoir décidé s’il fallait croire leur réponse.
Le prix de biologie décerné conjointement à Charles Foster, pour avoir vécu dans la nature en tant que (et pas simultanément) blaireau, loutre, cerf, renard et oiseau, et à Thomas Thwaites, pour avoir créé des prothèses de membres pour lui permettre de se mouvoir à la manière de, et pour avoir pris le temps de vagabonder en compagnie de chèvres.
Le prix de littérature à Fredrik Sjöberg, pour son œuvre autobiographique en trois volumes à propos du plaisir de collectionner les mouches mortes et les mouches pas encore mortes.
N’oubliez pas que ces prix récompensent des travaux qui, certes, font rire en premier lieu, mais qui font aussi réfléchir.