Un peu de science insolite avec les Ig Nobels 2018

Quand la recherche fait d'abord rire, puis réfléchir.

Le 13 septembre 2018, à l’université Harvard, s’est tenue la cérémonie de remise des prix Ig Nobels 2018, officiellement intitulée « 28e première cérémonie annuelle des prix Ig Nobels » (vingt-huitième première, vous avez bien lu). Le thème de cette année était « le cœur ».

Cet événement scientifique insolite se tient tous les ans — on en parle régulièrement ici même — dans une ambiance festive autour d’un thème différent. Les prix sont décernés à des scientifiques aux travaux jugés improbables, ce qui ne les empêche pas, en général, d’être des études tout à fait sérieuses. C’est pourquoi le slogan de l’événement est le suivant « La recherche qui fait RIRE les gens, puis les fait RÉFLÉCHIR. »1


  1. En version originale : « Research that makes people LAUGH and then THINK ».

La cérémonie

La cérémonie se déroule dans le grand théâtre de Harvard, une salle chargée d’histoire. Elle alterne musique, discours, et lancers d’avions en papier.

L’essentiel de la soirée est occupé par les discours des lauréats des prix Ig Nobel, dont la durée est limitée et tout dépassement est découragé par Miss Sweetie-Poo, une enfant de 8 ans, qui dit « Arrêtez s’il vous-plaît. Je m’ennuie. » jusqu’à ce que le discours se termine. Une bonne manière d’éviter les retards !

D’autres moment forts sont le mini-opéra en quatre actes, répartis tout au long de la soirée, ainsi que les cours magistraux 24/7, qui se déroulent en deux parties : une description technique complète en 24 secondes, suivi d’un résumé compréhensible par tous en 7 mots.

L’ensemble de la cérémonie est filmé et disponible ci-dessous.

Vidéo complète de la cérémonie.

Prix de chimie : ils en ont bavé !

Le prix de chimie a été attribué à Paula Romão, Adília Alarcão et à feu César Viana, pour avoir mesuré à quel point la salive humaine est un bon produit nettoyant pour les surfaces sales.1 Leur recherche n’est pas récente, puisque leur article date de 1990. Mais il n’y a pas de limites de temps pour recevoir un prix Ig Nobel. ;)

C’est quoi, la salive ?

Chez l’homme, la salive est un liquide secrété par les glandes salivaires, se trouvant à l’intérieur de la bouche. Elle est constituée à 99% d’eau dans laquelle sont dissolues différentes substances. Parmi ces substances, on trouve de l’urée, du glucose, des acides aminés, des hormones, de l’ARN, mais surtout plusieurs milliers de protéines différentes.

Les protéines les plus importantes de la salive sont sûrement les enzymes, c’est-à-dire des protéines qui facilitent certaines réactions chimiques, et participent ainsi à la digestion. On peut notamment citer l’amylase, la lipase linguale, la peroxydase, la peptidase et la phosphatase, qui aident respectivement à la transformation de l’amidon, des graisses, des peroxydases, des protéines et des phosphates.

On retrouve aussi des molécules antibactériennes et plein d’autres molécules qu’on peut trouver par ailleurs dans le corps humain.

Comment nettoie la salive ?

Le premier pouvoir nettoyant de la salive vient de toute l’eau qu’elle contient. En effet, l’eau est un solvant puissant, qui peut dissoudre de nombreuses substances. Ce pouvoir de dissolution lui vient de son caractère polaire : une partie de la molécule d’eau est plutôt négative et l’autre partie est plutôt positive, ce qui lui permet d’agir sur différentes substances, en particulier si elles sont constituées d’éléments de différentes charges (les sels par exemples).

Le deuxième pouvoir nettoyant vient des enzymes. Leur fonction est de faciliter la digestion en aidant à casser certaines molécules. Or, ces mêmes molécules sont souvent des constituants de différents types de salissures. Les substances constituant la saleté sont donc mises en morceaux grâce aux enzymes de la salive.

Comment se compare la salive à d’autres agents nettoyants ?

Les propriétés de la salive font que les conservateurs qui restaurent les œuvres d’art utilisent parfois leur propre salive pour les nettoyer ! Les chercheurs récompensés ont choisi d’étudier les propriétés nettoyantes de la salive sur des cas représentatifs de la restauration, notamment en la comparant avec d’autres solvants usuels, afin de justifier scientifiquement l’usage de la salive pour cet usage et trouver des pistes d’améliorations de cette technique.

Leur recherche a permis de montrer que pour la restauration des peintures tempera, des peintures à l’huile et des dorures, la salive est un des meilleurs agents nettoyants, car elle enlève bien les salissures, mais aussi parce qu’elle n’altère en général pas les pigments. Plus précisément, l’article rapporte que la salive n’altère que les pigments bleus et rouges des peintures tempera.

Par ailleurs, la comparaison de la salive normale avec des solutions d’amylase (issues de la mie de pain notamment), avec de la salive dialysée (retrait des phosphates et bicarbonates) et de la salive dénaturée (par cuisson des enzymes) confirme que l’effet le plus important de la salive est dû à l’enzyme amylase, car on retrouve un pouvoir nettoyant similaire à la salive avec les solutions d’amylase et la salive dialysée, mais pas avec la salive dénaturée.

Enfin, le mécanisme d’action est confirmé par les résultats de chromatographie, qui montrent que l’essentiel de la salissure est constituée de protéines (qui peuvent réagir à l’aide de l’amylase) et de lipides, deux types de molécules que les enzymes peuvent aider à nettoyer.

Les chercheurs concluent donc que la salive est effectivement un bon agent nettoyant, car l’amylase et les autres enzymes qu’elle contient aident à dissoudre les protéines et les lipides qui constituent la saleté. Une solution alternative et probablement plus hygiénique consiste à utiliser des solutions d’amylase (pour les saletés principalement protéiniques) ou de gélatine (pour les saletés grasses).

Qu’apporte cette recherche ?

Grâce à des travaux de ce type, il est possible de faire avancer l’état de l’art en ce qui concerne la conservation d’œuvres anciennes et ainsi de pouvoir en profiter plus longtemps. On espère ainsi que ces œuvres pourront traverser encore de nombreux siècles et être admirées par les générations futures comme nous les admirons aujourd’hui.

Les travaux concernant la restauration ne sont pas cantonnés aux peintures, comme en témoigne cet article de 2006 intitulé sobrement May I spit on your photograph?


  1. "Human Saliva as a Cleaning Agent for Dirty Surfaces," by Paula M. S. Romão, Adília M. Alarcão and César A.N. Viana, Studies in Conservation, vol. 35, 1990, pp. 153–155.

Prix de littérature : pas le temps de lire le manuel !

Le prix de littérature a été décerné à Thea Blackler, Rafel Gomez, Vesna Popovic et M. Helen Thompson, pour avoir documenté que la plupart des gens qui utilisent des produits compliqués ne lisent pas le manuel d’utilisation.1

RTFM

Peut-être avez-vous déjà vu l’acronyme RTFM sur certains forums d’entraide ? Il signifie Read The Field Manual, autrement dit « Lis le manuel d’utilisation ».2 Grâce à l’Ig Nobel de littérature, vous saurez dorénavant que vous êtes bien loin d’être le seul à ignorer cette instruction avant d’utiliser un produit.

L’étude qui a valu le prix de littérature à nos gagnants est double : elle comporte une étude quantitative effectuée avec des questionnaires sur 150 personnes et qui a duré 7 ans (!), et une étude qualitative de six mois où 15 participants ont été interviewés. Les produits dont la lecture (ou la non-lecture) du manuel a été étudiée appartenaient à l’électroménager, à l’électronique ou à l’informatique (comme Windows, ou des navigateurs Web). Les auteurs se sont également intéressés à l’utilisation des différentes fonctionnalités des produits.

Qui lit le manuel ?

Un quart des personnes interrogées ont affirmé lire le manuel et utiliser toutes les fonctionnalités de leurs produits. Les réponses dépendent du genre : les hommes lisent davantage le manuel alors que les femmes ont tendance à utiliser les produits directement en expérimentant. Elles dépendent également de l’âge et du niveau d’études : les jeunes et les gens instruits lisent moins le manuel que les autres.

Pour les produits informatiques, les gens lisent encore moins le « manuel » (c’est-à-dire la documentation). De plus, pour ceux qui le font, lire le manuel est associé à une expérience négative, par exemple parce qu’ils se sentent noyés parmi tous les types d’aides possibles (manuels à proprement parler, sites web et forums, etc.), ou encore parce que c’est trop compliqué.

Trop de fonctionnalités

Un autre résultat intéressant concerne le nombre de fonctionnalités d’un produit. C’est un argument de vente : les gens sont séduits par un produit complexe qui permet de faire de nombreuses choses. Le problème, c’est que non seulement ils ne s’en servent pas, mais l’existence de ces fonctionnalités inutiles cause également des sentiments négatifs à l’usage. Pire encore, elles nécessitent le recours à un manuel pour s’en servir, alors même que les gens n’aiment pas et ne veulent pas le lire !

Conclusions de l’étude

Les auteurs recommandent de créer des interfaces simples et personnalisables. Dans l’idéal, l’interface devrait se suffire à elle-même ; comme ce n’est pas toujours possible, ils préconisent d’inventer de nouveaux moyens d’apporter de l’aide car la forme du manuel est devenue obsolète.

Dans un élan de bon sens, ils recommandent également des produits réduits à leur fonction essentielle, car ils sont plus satisfaisants à l’usage.


  1. "Life Is Too Short to RTFM: How Users Relate to Documentation and Excess Features in Consumer Products," Alethea L. Blackler, Rafael Gomez, Vesna Popovic and M. Helen Thompson, Interacting With Computers, vol. 28, no. 1, 2014, pp. 27–46.

  2. Une autre signification, bien moins polie mais peut-être plus adaptée à l’exaspération de certains experts, serait Read The F***ing Manual.

Les autres prix

Les autres lauréats ne manquent pas non plus d’amuser. Nous vous en proposons la liste ci-dessous, dont vous pouvez retrouver la version originale sur la page officielle des lauréats 2018.

Le prix de médecine a été attribué à Marc Mitchel et David Wartinger, pour avoir utilisé des virées en montagnes russes pour tenter d’accélérer le passage de calculs rénaux.1

Le prix d’anthropologie a été décerné à Tomas Persson, Gabriela-Alina Sauciuc et Elainie Madsen, pour avoir collecté des preuves, dans un zoo, montrant que les chimpanzés imitent les humains à peu près aussi souvent, et à peu près aussi bien, que les humains imitent les chimpanzés.2

Le prix de biologie a été décerné à Paul Becher, Sébastien Lebreton, Erika Wallin, Erik Hedenstrom, Felipe Borrero-Echeverry, Marie Bengtsson, Volker Jorger, et Peter Witzgall, pour avoir démontré que les œnologues peuvent identifier de manière fiable, à l’odeur, la présence d’une seule mouche dans un verre de vin.3

Le prix d’éducation médicale a été attribué à Akira Horiuchi, pour son rapport médical « Colonoscopie en position assise : retour d’expérience d’une autocolonoscopie ».4

Le prix de nutrition a été décerné à James Cole, pour avoir calculé que l’apport calorique d’un régime cannibale chez l’être humain est significativement plus faible que l’apport calorique de la plupart des autres régimes carnés traditionnels.5

Le prix de la paix a été décerné à Francisco Alonso, Cristina Esteban, Andrea Serge, Maria-Luisa Ballestar, Sanmartín, Constanza Calatayud, et Beatriz Alamar, pour avoir mesuré la fréquence, la motivation et les effets des cris et des jurons quand on conduit une voiture.6,7

Le prix de médecine de la reproduction a été attribué à John Barry, Bruce Blank et Michel Boileau, pour avoir utilisé des timbres postaux afin de tester si l’organe sexuel mâle fonctionne correctement, comme décrit dans leur étude « Surveillance de la tumescence pénienne nocturne avec des timbres ».8

Le prix d’économie a été remis à Lindie Hanyu Liang, Douglas Brown, Huiwen Lian, Samuel Hanig, D. Lance Ferris, et Lisa Keeping, pour avoir investigué s’il est efficace pour des employés d’utiliser des poupées vaudoues pour se venger de patrons abusifs.9


  1. "Validation of a Functional Pyelocalyceal Renal Model for the Evaluation of Renal Calculi Passage While Riding a Roller Coaster," Marc A. Mitchell, David D. Wartinger, The Journal of the American Osteopathic Association, vol. 116, October 2016, pp. 647–652.

  2. "Spontaneous Cross-Species Imitation in Interaction Between Chimpanzees and Zoo Visitors," Tomas Persson, Gabriela-Alina Sauciuc, and Elainie Madsen, Primates, vol. 59, no. 1, January 2018, pp 19–29.

  3. "The Scent of the Fly," Paul G. Becher, Sebastien Lebreton, Erika A. Wallin, Erik Hedenstrom, Felipe Borrero-Echeverry, Marie Bengtsson, Volker Jorger, and Peter Witzgall, bioRxiv, no. 20637, 2017.

  4. "Colonoscopy in the Sitting Position: Lessons Learned From Self-Colonoscopy by Using a Small-Caliber, Variable-Stiffness Colonoscope," Akira Horiuchi and Yoshiko Nakayama, Gastrointestinal Endoscopy, vol. 63, No. 1, 2006, pp. 119–20.

  5. "Assessing the Calorific Significance of Episodes of Human Cannibalism in the Paleolithic," James Cole, Scientific Reports, vol. 7, no. 44707, April 7, 2017.

  6. "Shouting and Cursing While Driving: Frequency, Reasons, Perceived Risk and Punishment," Francisco Alonso, Cristina Esteban, Andrea Serge and Maria-Luisa Ballestar, Journal of Sociology and Anthropology, vol. 1, no. 12017, pp. 1–7.

  7. "La Justicia en el Tráfico: Conocimiento y Valoración de la Población Española" ["Justice in Traffic: Knowledge and Valuation of the Spanish Population")], F. Alonso, J. Sanmartín, C. Calatayud, C. Esteban, B. Alamar, and M. L. Ballestar, Cuadernos de Reflexión Attitudes, 2005.

  8. "Nocturnal Penile Tumescence Monitoring With Stamps," John M. Barry, Bruce Blank, Michael Boileau, Urology, vol. 15, 1980, pp. 171–172.

  9. "Righting a Wrong: Retaliation on a Voodoo Doll Symbolizing an Abusive Supervisor Restores Justice," Lindie Hanyu Liang, Douglas J. Brown, Huiwen Lian, Samuel Hanig, D. Lance Ferris, and Lisa M. Keeping, The Leadership Quarterly, February 2018.


Liens

Miniature de l’article : détail de l’affiche de la cérémonie 2018.

4 commentaires

Merci pour cet article !

Juste pour info, du coup, oui. C’est efficace les poupées vaudoues. x)
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