La moutarde (le condiment) est fait à partir de la moutarde (la plante), en particulier à partir de ses graines (graines de moutarde noire ou brune). Si vous aimez agrémenter vos plats avec ce condiment, vous savez sans doute qu’elle a tendance à monter au nez. D’où vient cette sensation ? Et pourquoi obtient-on une sensation similaire avec le raifort ou le wasabi ?
Cet article répond à toutes ces questions en présentant l’effet des composants actifs de la moutarde, puis explique comment ces composants apparaissent lors de la préparation.
- Un condiment qui monte au nez
- Origine des molécules actives
- Bonus : une recette de moutarde à faire chez soi
Un condiment qui monte au nez
La moutarde contient principalement deux molécules importantes pour obtenir les effets gustatifs typiques du condiment : la sinigrine et l’isothiocyanate d’allyle.
La sinigrine
La sinigrine est une molécule organique que l’on retrouve en grande quantité dans le condiment, et qui est déjà présente dans la graine de la plante. Il s’agit d’un glucosinolate, c’est-à-dire d’une molécule composée d’un glucose (un sucre) lié via un atome de soufre, d’un groupement sulfate lié via un atome d’azote et d’une génine (autrement dit le reste de la molécule).1
La molécule est responsable du goût amer de la moutarde. L’importance de la sinigrine dans le goût amer est attesté par des études fondées sur des dégustations de différentes variétés de plantes possédant des concentrations variables en sinigrine2, que l’on peut déterminer par dosage et d’extraction.3 4 5 6
Des récepteurs gustatifs activés par la sinigrine ont été identifiés, notamment ceux dénommés hTAS2R38 et hTAS2R16.7 Ces récepteurs sont connus pour être associés au goût amer et expliquent donc l’origine physiologique de l’amertume de la moutarde.
La sinigrine est aussi présente dans d’autres plantes de la même famille, telles que le chou de Bruxelles, où elle donne aussi un goût amer.8 De manière plus générale, les glucosinolates, et pas seulement la sinigrine, sont responsables des sensations de piquant ou d’amertume dans de nombreuses plantes telles que le radis, le raifort, le cresson ou la roquette.
La sinigrine provoque aussi une sensation de piquant en bouche, appelée également pseudo-chaleur9. Cette sensation est voisine de celle causée par les molécules actives du poivre (la pipéridine) et celle du piment (la capsaïcine). Elle consiste en l’activation chimique de récepteur de chaleur sur la langue, normalement activés par une augmentation de température. 10
L’isothiocyanate d’allyle
L’isothiocyanate d’allyle, aussi appelé huile de moutarde est présente en grande quantité dans le condiment. La molécule est schématisée ci-dessous.
La molécule provoque deux effets : une sensation de piquant et l’effet de moutarde qui monte au nez. En contrôlant la quantité de la molécule présente dans la moutarde, on peut régler sa force. 11 Les deux effets arrivent en décalé : la sensation de piquant d’abord et l’effet de moutarde ensuite.
La sensation de piquant, immédiate, est causée par le contact de l’isothiocyanate d’allyle avec certains récepteurs des papilles.
La sensation de moutarde qui monte au nez est plus tardif et plus incongru. L’effet prend un certain temps à se manifester, car la molécule agit dans le nez. Il faut donc qu’elle se volatilise dans la bouche, voyage jusque dans la gorge puis remonte dans le nez. Une fois dans le nez, l’isothiocyanate d’allyle traverse les muqueuses du nez et stimule des neurones. Ces neurones ne sont pas des récepteurs spécifiques de la molécule, mais des récepteurs du toucher : c’est la sensation de moutarde qui monte au nez. Ces neurones activés par la moutarde le sont également par un froid intense (environ 0°C). 12 13
Si la sensation est aussi forte et un peu désagréable, c’est que les neurones activés stimulent une des branches du nerf trijumeau (branche 2 de la figure ci-dessous), un des nerfs les plus importants du visage. Lorsqu’il est stimulé, on ressent des sensations fortes dans le nez, voire les yeux et comme il s’agit d’un nerf du toucher, c’est comme si le nez nous chatouillait.
L’isothiocyanate d’allyle ou des molécules apparentées sont également impliquées dans le goût d’autres plantes, telles que le chou. 14 Dans la famille des condiments, on retrouve des molécules voisines dans le raifort, qui sert aussi à préparer le wasabi tel qu’on le connaît habituellement ; le véritable wasabi est plus rare mais contient une molécule similaire.
- Sinigrine sur Wikipédia.↩
- Bitter taste of Brassica vegetables: The role of genetic factors, receptors, isothiocyanates, glucosinolates, and flavor context.↩
- Isolation of sinigrin and glucotropaeolin from cruciferous seeds.↩
- Researches Regarding the Isolation, Purification and Analysis of Sinigrin Glucosinolate from Brassica Nigra and Armoracia Rusticana.↩
- Determination of glucosinolates in mustard by high-performance liquid chromatography-electrospray mass spectrometry.↩
- Determination of sinigrin, sinalbin, allyl- and benzyl isothiocyanates by RP-HPLC in mustard powder extracts.↩
- The Molecular Receptive Ranges of Human TAS2R Bitter Taste Receptors.↩
- The glucosinolates sinigrin and progoitrin are important determinants for taste preference and bitterness of Brussels sprouts↩
- Cours d’Hubert Richard sur les arômes alimentaires.↩
- Geschmackliche Schärfe (de) sur Wikipedia.↩
- A method for preparation of mustard (Brassica juncea) powder with retained pungency and reduced bitterness.↩
- Mustard oils and cannabinoids excite sensory nerve fibres through the TRP channel ANKTM1.↩
- Neural Correlates of Oral Irritation by Mustard Oil and other Pungent Chemicals: A Hot Topic.↩
- Occurrence and Flavor Properties of Sinigrin Hydrolysis Products in Fresh Cabbage.↩
Origine des molécules actives
Maintenant que vous connaissez les molécules responsables des sensations fortes provoquées par la moutarde, vous vous demandez peut-être d’où elles viennent. Voyons cela tout de suite !
Origine de la sinigrine
Les chercheurs n’étudient pas uniquement la sinigrine dans les plantes, mais les glucosinolates en général1. Ces molécules sont très présentes dans les plantes de la famille Brassica, telles que la moutarde, les choux et le colza notamment. L’importance de ces plantes et les propriétés des glucosinolates donne à ce sujet une importance toute particulière, notamment pour les applications dans la lutte contre les insectes et l’alimentation animale et humaine.
La première isolation de la sinigrine date de 1840, où elle a été extraite de la moutarde noire. Depuis, la compréhension des glucosinolates a beaucoup progressé, même si toutes les subtilités biologiques autour de cette molécule ne sont pas encore parfaitement comprises.1
La synthèse des glucosinolates implique de nombreux gènes codant des enzymes1, qui sont diversement représentés parmi les différentes plantes de la famille Brassica 2 3 4 5. La synthèse commence à partir d’une molécule qu’on qualifie d’acide aminé. Il s’agit d’un type de molécule omniprésent en biologie, puisque un bon nombre d’acides aminés sont les briques élémentaires de la construction des protéines ! À partir de cet acide aminé, il suffit de trois grandes étapes :
- une élongation de la chaîne principale de l’acide aminé (dans certains cas seulement) ;
- l’ajout d’un sucre (glucose) à cette structure,
- des modifications de la chaîne latérale de l’acide aminé (pour former ce qu’on a appelle la génine).
Chaque étape est une source de diversité : on part de différents acides aminés, qu’on assemble en chaînes plus ou moins longues, qu’on finit par modifier de différentes manières. Plus de 120 glucosinolates différents ont été identifiés dans les plantes du genre Brassica !
Une fois synthétisée par la plante, la sinigrine est stockée dans de petits réservoirs à l’intérieur des cellules6, appelés vacuoles.
Origine de l’isothiocyanate d’allyle
Si la sinigrine est déjà présente dans la plante, ce n’est pas le cas de l’isothiocyanate d’allyle, qui est pourtant la molécule la plus puissante dans le condiment… Il faut donc chercher un peu plus pour déterminer d’où elle vient.
Les graines de moutarde contiennent, en plus de la sinigrine, une molécule appelée myrosinase 7. Il s’agit d’une enzyme, c’est-à-dire une protéine qui facilite une réaction chimique particulière, sans pour autant être transformée au cours de celle-ci (on parle dans ce cas de catalyseur). Cette molécule, et c’est important, est stockée dans des cellules autres que celle contenant la sinigrine.6
Lors de la préparation de la moutarde, on broie les cellules de la plante, ce qui mélange la sinigrine et la myrosinase. Cette dernière permet alors la sinigrine d’être découpée par des molécules d’eau, ce qu’on appelle une hydrolyse. Le résultat de ce découpage est l’isothiocyanate d’allyle. Si on réunit tout ce nouveau jargon dans une seule phrase, on peut dire que la myrosinase est une enzyme catalysant l’hydrolyse de la sinigrine en isothiocyanate d’allyle.
À quoi sert cette réaction chimique pour la plante ?
La production d’isothiocyanate d’allyle par broyage est une caractéristique préexistante de la moutarde qui est détournée par l’homme pour son plaisir gustatif, comme l’est la production de capsaïcine par le piment.
Quand ce n’est pas pour la préparation de la moutarde, le broyage de la plante est causé par ses prédateurs, souvent des insectes ou d’autres animaux herbivores. Lorsqu’ils mangent la plante, ils la mâchent et mélangent alors la sinigrine et la myrosinase.
La réaction chimique qui se produit à ce moment-là est un mécanisme de défense de la plante, que certains qualifient de bombe chimique. En effet, les produits issus de la transformation des glucosinolates sont toxiques pour certains insectes et les tuent ou empêchent leur développement correct 8. L’évolution engendre même une course à l’armement, avec certains insectes capables d’inhiber la formation des isothiocyanates et de survivre à l’attaque chimique de la plante !9
Ce mécanisme repousse dans une certaine mesure les herbivores classiques, qui peuvent être découragés de manger la plante à cause de l’amertume et le piquant. S’ils ne meurent pas à cause de la consommation de ces molécules toxiques (à l’instar des humains), une trop grande consommation est connue pour ralentir la croissance du bétail, notamment à cause d’une perturbation de la thyroïde.
Nous savons désormais l’essentiel sur le piquant de la moutarde !
- Biosynthesis of glucosinolates – gene discovery and beyond.↩
- Biosynthesis of Mustard Oil Glucosides: VII. Formation of Sinigrin in Horseradish from Homomethionine-2–14C and Homoserine-2–14C.↩
- Identification of Metabolic QTLs and Candidate Genes for Glucosinolate Synthesis in Brassica oleracea Leaves, Seeds and Flower Buds.↩
- Genome-wide identification of glucosinolate synthesisgenes inBrassica rapa.↩
- Genome survey sequencing provides clues into glucosinolate biosynthesis and flowering pathway evolution in allotetrapolyploid Brassica juncea.↩
- Sub-cellular immunolocalization of the glucosinolate sinigrin in seedlings of Brassica juncea.↩
- A fast and gentle method for the isolation of myrosinase complexes from Brassicaceous seeds.↩
- Sinigrin: A Chemical Barrier to the Black Swallowtail Butterfly, Papilio Polyxenes↩
- Disarming the mustard oil bomb↩
Bonus : une recette de moutarde à faire chez soi
Connaître sur le bout des doigts la chimie de la moutarde n’est pas une fin en soi. Voilà donc une recette de moutarde à faire chez soi pour jouer les apprentis chimistes-cuisiniers.
Ingrédients et matériel
Pour réaliser cette recette, il vous faudra les ingrédients suivants :
- graines de moutarde noire ou brune (30 g),
- vinaigre ou verjus (30 g),
- huile de tournesol (20g),
- farine de blé (20 g),
- curcuma (une cuillère à café),
- substances aromatiques (herbes, piment, miel…).
Les ustensiles suivants vous seront utiles :
- un mortier et un pilon, ou alors un mixeur,
- un pot refermable (~ 150 ml) pour y stocker votre moutarde.
Recette
- Moudre grossièrement les graines de moutarde.
- Les mélanger au vinaigre et laisser macérer une nuit à l’air libre.
- Mélanger avec tous les autres ingrédients.
- Laisser reposer dans le pot ouvert pendant 48 h.
- Laisser maturer pendant une à deux semaines au réfrigérateur.
- Déguster !
Comprendre la recette
Le verjus est du jus de raisin pas encore mûr. On l’utilise à la place du vinaigre pour réaliser la moutarde de Dijon (qui se prépare avec de la moutarde brune). Le vinaigre blanc ou de cidre permet aussi de faire de la moutarde.
Le piquant de la moutarde se développe lors de l’étape de broyage et de macération dans le vinaigre, votre nez devrait le sentir ! Plus on écrase fin, plus nombreuses sont les cellules écrasées et plus la moutarde pique à cause de l’isothiocyanate d’allyle qui sera produit en plus grande quantité. C’est pour ça que la moutarde à l’ancienne, qui n’est que grossièrement broyée pique moins que la moutarde habituelle.
Les molécules libérées à la préparation sont très amères (comme la sinigrine), mais ont tendance à se dégrader. À l’issue de la phase de repos, l’amertume se dissipe notablement. Si vous goûtez la moutarde juste après la macération, vous sentirez la différence ! J’ai tendance à laisser reposer ouvert au réfrigérateur plus longtemps que ce que la recette préconise, parce que cela semble aider dans la diminution de l’amertume.
Le curcuma sert à donner une belle couleur jaune à la moutarde. La farine permet de corriger la texture. En ajouter plus ou moins permet d’obtenir l’épaisseur souhaitée. Les substances aromatiques peuvent être variées à l’infini en fonction de vos goûts !
L’étude des plantes du genre Brassica a une signification importante au delà du goût de la moutarde. Il y a immédiatement un intérêt pour la sélection de nombreux légumes : comment rendre les choux de Bruxelles moins amer ? Comment ajuster le piquant de certaines variétés ? Avec à la clé des légumes à la fois bons pour la santé et agréable à manger.
Pour l’agriculture et l’élevage en particulier, l’étude des glucosinolates et des différentes variétés de plantes en contenant revêt un caractère pratique immédiat : comment sélectionner et traiter la nourriture pour favoriser la croissance et la santé du bétail, mais aussi des humains qui consomment ces plantes ?
Enfin, la connaissance de ces molécules ouvre des applications pratiques pour la santé : les glucosinolates ont des vertus antimicrobiennes, et un potentiel thérapeutique dans le traitement du cancer. 1
Encore une fois, la science montre qu’une grande curiosité peut mener à de surprenantes découvertes !
Un grand merci à @pierre_24 pour la relecture et la réalisation des schémas de molécules et réactions chimiques et à @Holosmos pour la validation.
Miniature de l’article : moutarde de Dijon sur une cuillère (source).