Les prix IgNobels 2014 ont été remis le 18 septembre dernier lors d’une cérémonie à l’université de Harvard. Ces prix sont décernés chaque année, le plus souvent à des scientifiques aux travaux « improbables », avec une forte dimension comique. Plus rarement, ils servent à dénoncer des situations de manière humoristique, comme en 2010, où le prix de chimie avait notamment été remis à BP pour avoir prouvé que l’eau et l’huile (ici, le pétrole) pouvaient être miscibles et ce, à l’occasion de l’explosion de la plateforme pétrolière dans le golfe du Mexique.
Figure : « Rodin-2014–06 » par Thibsweb — Travail personnel. Sous licence GFDL via Wikimedia Commons
La cérémonie
Comme chaque année, la cérémonie a débuté par le traditionnel tir d’avion en papier sur cible humaine. A suivi la présentation du thème de la cérémonie, à savoir « food » (la nourriture), de l’équipe, des prix… En plus d’un trophée des plus originaux, les gagnants se voient remettre par un chercheur ayant reçu le prix Nobel un billet de 10 billions de dollars, soit 10 000 milliards de dollars. Il ne s’agit bien évidemment pas de dollars américain, mais zimbabwéen, pays ayant subi une hyperinflation et dont la monnaie ne vaut aujourd’hui plus rien.
La cérémonie en elle-même se déroule en alternant les remises de prix, les discours, de petites expériences scientifiques en rapport avec le thème de l’année et la représentation, en direct, d’un mini-opéra en trois actes (quelques minutes au total seulement), créés pour l’occasion. Les prix Nobel présents doivent aussi présenter leur champ de recherche lors d’un 24/7 : une présentation complète et technique en 24 secondes, suivi d’une présentation simple et intelligible par tous en 7 mots. La cérémonie s’est conclue par la fin de l’opéra et divers remerciements.
Si les IgNobels sont clairement à visée humoristique, ils ne sont que rarement critiques envers les chercheurs auxquels ils sont décernés. D’ailleurs, comme chaque année, toutes les équipes de recherche ont été représentées et sont allées chercher leur prix.
Prix de psychologie
Le prix de psychologie de cette année a été décerné aux chercheurs Peter K. Jonason (Canada), Amy Jones (Angleterre), et Minna Lyons (Amérique), pour leur article intitulé « Creatures of the night: chronotypes and the dark triad traits », publié dans le 55ème numéro du journal Personality and Individual Differences.
Leur étude montre qu’il existe une corrélation entre les habitudes de sommeil, et certains traits de personnalités. Plus précisément, les personnes qui se couchent tôt ont, en moyenne, plus de chance d’avoir des scores élevés dans les tests utilisés pour évaluer le degré de narcissisme des sujets. De plus, ces couches-tard auraient une plus forte tendance à manipuler d’autres personnes, et une probabilité plus élevée d’être des psychopathes.
Prix de santé publique
Le prix de santé publique a été décerné à plusieurs études qui portent toutes sur l’influence des chats sur notre santé mentale. Sujet qui peut paraitre insolite au premier abord, mais qui est en réalité nettement plus sérieux que prévu.
Contrairement à ce que peut laisser penser le résumé, les chats n’influent pas directement sur notre santé mentale. Par contre, certains parasites transmis par les chats le peuvent. Le parasite en question est le Toxoplasma gondii. Ce parasite peut contaminer divers hôtes : humains, rats, oiseaux, et des tas d’autres mammifères ; mais il ne peut se reproduire qu’à l’intérieur de l’intestin des félidés (des chats, quoi). Chez l’homme, ce parasite peut se manifester par une maladie, la toxoplasmose, qui est souvent asymptomatique, du moins en apparence : le parasite pourrait influencer notre cerveau et notre santé mentale.
Les doutes en question proviennent des études sur les conséquences de l’infection des rats par toxoplasma gondii. Chez le rat, l’infection par la toxoplasma gondii a des effets assez intéressants. Vu que le parasite a besoin que le rat se fasse manger pour se reproduire, le parasite a tout intérêt à manipuler le rat pour qu’il se fasse tuer le plus vite possible, et c’est ce qu’il se passe !
Le rat contaminé n’a pas peur quand il est soumis à un événement dangereux, un stimulus stressant, ou une situation nouvelle. Par exemple, là où les rats sains ont peur de l’urine des chats, qui déclenche chez eux des réactions de fuite, les rats contaminés n’ont plus peur de cette urine et l’ignorent totalement. Les souris contaminées ont aussi des comportements bizarres, qui ressemblent aux comportements schizophréniques chez les humains.
Pour manipuler le rat, le parasite se cache dans le cerveau du rat, et plus précisément dans la zone du cerveau chargée des réactions émotionnelles de peur et de la détection des menaces : l'amygdale cérébrale. Le parasite produit alors des substances chimiques qui ressemblent à un neurotransmetteur : la dopamine. Évidemment, on peut se demander ce que ce parasite peut causer chez l’homme. Après tout, notre cerveau utilise aussi de la dopamine, et le mécanisme de manipulation du parasite pourrait aussi fonctionner sur nous. Et les études sur le sujet font peur.
Déjà, les humains contaminés ont statistiquement tendance à avoir des temps de réaction plus lents. Cela expliquerait que le risque d’avoir un accident de voiture est augmenté chez les personnes contaminées. La corrélation se présente entre la présence du parasite chez l’homme et diverses maladies psychiatriques, comme les troubles obsessionnels compulsifs, la schizophrénie, la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson, etc. De plus, les contaminés ont tendance à avoir des comportements plus risqués que les autres, même si on ne sait pas si le parasite est la cause de cette corrélation : il y a des chances que les personnes qui ont des comportements à risque se mettent plus que les autres dans ces situations de contamination par le parasite.
Vu que les chats sont des vecteurs du parasite, il parait évident que la présence de chats à la maison est un facteur de risque d’attraper çe parasite, et donc de développer des maladies mentales. C’est ce que les études primées par le prix IgNobels de santé publique ont cherché à vérifier. Les études sont les suivantes :
- « Changes in personality profile of young women with latent toxoplasmosis » par Jaroslav Flegr et Jan Havlicek, dans le journal Folia Parasitologica ;
- « Decreased level of psychobiological factor novelty seeking and lower intelligence in men latently infected with the protozoan parasite Toxoplasma gondii Dopamine, a missing link between schizophrenia and toxoplasmosis? » de Jaroslav Flegr, Marek Preiss, Jiřı́ Klose, Jan Havlı́ček, Martina Vitáková et Petr Kodym, publiée dans le journala Biological Psychology ;
- « Describing the relationship between cat bites and human depression using data from an electronic health record » par David Hanauer, Naren Ramakrishnan et Lisa Seyfried, publiée dans le journal PLoS ONE.
Le bilan de ces études est qu’il y a bien une légère corrélation entre la présence du parasite et :
- les scores d’anxiété des sujets ;
- une intelligence légèrement plus faible que la normale ;
- un plus faible attrait pour les situations nouvelles et non familières.
Évidemment, il ne s’agit là que de corrélations qui ne permettent pas de dire avec certitude que le parasite nous manipule, même s’il faut avouer que cela n’est pas très rassurant… Néanmoins, ces études méritaient bien un IgNobel. Celui-ci a été remis aux auteurs des études citées plus haut.
Autres prix
La liste des prix décernés change chaque année. Cette année, les prix suivants ont été remis :
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En physique, à Kiyoshi Mabuchi, Kensei Tanaka, Daichi Uchijima et Rina Sakai, pour la mesure de la friction entre une chaussure et une peau de banane, et entre une peau de banane et le sol, lorsque quelqu’un marche sur une peau de banane située sur le sol. Les chercheurs ont mesuré le coefficient de frottement de la banane et montré qu’il est très faible, proche de celui d’une surface lubrifiée. Donc, oui, on glisse sur une peau de banane.
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En neuroscience, à Jiangang Liu, Jun Li, Lu Feng, Ling Li, Jie Tian et Kang Lee, pour avoir tenté de comprendre ce qui se passait dans la tête des gens qui voyaient la figure de Jésus sur un toast. Il s’agit ici de comprendre le fonctionnement cérébral de la reconnaissance des visages. Un système qui a tendance à se mettre en marche, même face à des objets clairement pas humains.
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En biologie, à Vlastimil Hart, Petra Nováková, Erich Pascal Malkemper, Sabine Begall, Vladimír Hanzal, Miloš Ježek, Tomáš Kušta, Veronika Němcová, Jana Adámková, Kateřina Benediktová, Jaroslav Červený et Hynek Burda, pour avoir précautionneusement documenté le fait que les chiens, lorsqu’ils défèquent ou urinent, ont tendance à s’aligner avec l’axe géomagnétique Nord-Sud. Les chercheurs voulaient vérifier si les chiens sont sensibles au champ magnétique terrestre, comme le sont d’autres animaux, tels certains oiseaux ou tortues. Notez que l’expérience est plus dure à réaliser qu’il n’y parait : la présence de lignes électriques ou de tempêtes magnétiques solaires (entre autres) perturbent le champ magnétique, et peuvent donc fausser l’étude.
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En art, à Marina de Tommaso, Michele Sardaro et Paolo Livrea, pour avoir mesuré la souffrance relative des gens pendant qu’ils regardaient une peinture laide plutôt qu’une agréable, alors qu’un puissant rayon laser était pointé sur leurs mains. La conclusion de l’étude est la suivante : la douleur ressentie est moindre lorsqu’une peinture considérée comme belle par le sujet est regardée plutôt qu’une peinture considérée comme laide ou neutre ; l’art comme anti-douleur !
Figure : La cérémonie IgNobel 2014, Creative Commons BY-NC-ND
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En économie, à l'Institut national de statistique italien, pour avoir fièrement, le premier, suivi les recommandations de l’Union Européenne visant à inclure dans la mesure officielle de l’économie nationale les revenues dus à la prostitution, la vente de drogues illégales, la contrebande et toutes les autres activités financières interdites effectuées entre individus consentants. L'INSEE, qui calcule le PIB français, a annoncé qu’il ne tiendrait pas compte de ces activités, estimant que « les circonstances dans lesquelles s’effectuent ces activités […] ne permettent pas de considérer que les parties prenantes s’engagent toujours librement dans ces transactions ».
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En médecine, à Ian Humphreys, Sonal Saraiya, Walter Belenky et James Dworkin, pour avoir traité des saignements de nez « incontrôlables » à l’aide de la méthode du « paquet nasal avec tranche de porc fumé ». Les chercheurs ont utilisés des tranches de bacon pour traiter des saignements du nez dus à une anomalie des plaquettes.
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En science arctique, à Eigil Reimers et Sindre Eftestøl, pour avoir testé la réaction de rennes face à des humains déguisés en ours polaire. La question que se posaient ici les chercheurs était de savoir si les rennes et les ours polaires cohabitaient sans interaction ou s’il y avait une relation de type proie/prédateur. Rappelons que la zone de vie des animaux de l’Arctique bouge beaucoup avec la fonte de celui-ci.
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En nutrition, à Raquel Rubio, Anna Jofré, Belén Martín, Teresa Aymerich et Margarita Garriga, pour leur étude intitulée : « Caractérisation d’une bactérie liée à l’acide lactique, isolée depuis les selles d’un nourrisson, comme démarreur de culture pour les saucisses.».
Liens
- L’annonce des « gagnants », et les liens vers les articles qui leur ont valu leur prix, est disponible sur le site des IgNobels.
- La vidéo (sur Youtube) de la remise des prix.
- Une liste des gagnants du prix depuis sa création, sur Wikipédia.
- Un article de blog qui résume bien le déroulement de la cérémonie.
- L’article sur l’orientation des chiens avait fait l’objet d’un article de la chronique Improbabologie de P. Barthélémy, dans Le Monde.
- Toujours la même chronique, mais sur la cérémonie en elle-même.
- La décision d’inclure les activités illégales dans le calcul PIB a été largement commentée dans la presse, comme sur Challenges, Le Monde ou l’Express.