Certains d’entre vous le savent sans doute, la connaissance des phénomènes psychologiques, acquise à travers des études formelles ou informelles, permettent de mettre à jour certaines techniques de manipulation – c’était plus ou moins le message de ma mini-série sur le marketing 1. Aujourd’hui, il s’agit simplement d’un démarchage humanitaire, dans lequel j’ai été impliqué en tant que « passant à intéresser », que je vais tâcher d’analyser à l’aide des connaissances psychologiques que j’ai acquises : cette analyse nous mènera tout droit au thème de l’engagement, que nous verrons alors un peu plus en détail.
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Pour les intéressés, elle compte 3 articles : « Quand la musique fait vendre », « Vous dites que l’argent n’a pas d’odeur ? » et « Quand le marketing s’intéresse à votre cerveau ». ↩
- Le récit #RacontageDeVie
- Engagez-vous, rengagez-vous !
- Conclusion : que faire, pour rester à la fois prudent et bon ?
Le récit #RacontageDeVie
L’évènement relaté date de deux semaines et quelques jours : il n’est pas, donc, hyper détaillé (mais vous avez l’essentiel).
Il y a des moments où l’on doit attendre. En venant (vraiment) à l’avance à rendez-vous, par exemple. Et, quand ce rendez-vous est fixé sur un lieu public, il y a toujours une possibilité, infime mais toujours réelle, de se faire démarcher. Généralement, quand je suis occupé, pressé, ou autre, je n’ai pas le temps d’écouter le verbiage des démarcheurs (un « désolé, je suis en retard/pressé » doublé d’un « Bonne journée/Bon courage » est généralement un refus assez poli pour que l’interlocuteur l’accepte) ; là, plus rien ne justifiait cela − et il est toujours amusant d’entendre ce qu’ils ont à dire.
Ainsi, un jeune homme au polo orange s’est approché de moi et a lancé une phrase d’accroche assez banale (« Vous avez trois minutes ? » ou quelque chose comme ça) : j’ai donc répondu par l’affirmative, ajoutant que j’avais mon temps.
Il prit alors soin de demander mon prénom et savoir ce que je fais
dans la vraie vie. Répondant les sourcils légèrement froncés (en mode « Pourquoi ? ») à la première question, je lui fis comprendre d’en venir au fait sans répondre à la deuxième.
Il se mit alors à déballer son discours sur l’association qu’il défendait : principe, applications. Bref, un exposé clair et simple, sans doute fourni en tournures persuasives que je n’ai pas eu l’esprit de repérer, mais ponctués par quelques hochements de tête de ma part.
Après cela, il marqua une courte pause et me dit : « Et toi, * * *, que penses-tu de tout cela ? ». Et moi de répondre, bien évidemment, que tout cela était fort bien et fort moral et, qu’en vérité, cette bonté et cette moralité me semblait tellement évidente que je la supposais incontestable. Il me détrompa en m’apportant l’exemple de personnes indifférentes voire hostiles à leurs opérations (ou peut-être simplement à leur démarchage). Je lui affirma, très étonné, que cela m’était impensable.
Rebondissant dessus, il dit « Nous démarchons justement pour recueillir le soutien de personnes comme toi. En fait, le soutien que nous demandons est principalement financier ». Il me proposa alors de verser un peu d’argent tous les mois à l’association humanitaire concernée. Je refusai net ; il me demanda pourquoi avec un ton brusque et subit − déjà, un début de malaise m’envahissait. J’évoquai alors ma situation financière (que je ne détaillerai pas ici, désolé les Zesteux) mais qui m’empêchait catégoriquement de faire quelque don. Il m’affirma qu’environ 30 % des donateurs de leur association étaient dans la même situation que moi (statistique dont je doute fort :-°) : le malaise s’intensifie, le silence s’installe (quelques secondes à peine, mais suffisamment pour le remarquer) et il brise toute cette tension en riant un bon coup, formulant une rapide phrase d’au revoir rapide et se détourna de moi.
Jouant à l’ingénu, j’attirai son attention en disant « C’est tout ? » (c’est-à-dire : « n’y a-t-il pas d’autres moyens de soutenir l’association, pour les personnes “sans moyens” ? »). Il m’assura que c’était tout.
Prenant un peu de recul, comprenant les mécanismes d’un discours persuasif aussi bien rodé, je fus atteint d’admiration. Mais avant de me livrer à l’analyse brute de ce discours, je vais un peu détailler le phénomène psychologique qui le sous-tend : l’engagement.
Engagez-vous, rengagez-vous !
Propos généraux sur l’engagement
Cette sous-partie est fortement inspirée sur mon cours de psychologie sociale de L1 en psycho.
L’engagement, qu’est-ce-que c’est ? En psychologie sociale, c’est le fait d’unir de manière forte et définitive un individu à son acte. Cela se passe toujours en deux temps :
- L’amorce, qui sert à impliquer l’individu dans un comportement à venir ;
- Ce que j’appellerai le « passage à la caisse », où l’individu est sommé d’adopter un comportement donné, en raison des amorces, sous peine de pouvoir être considéré coupable et de ressentir un inconfort physiologique et psychologique (c’est ce qu’on appelle un état de dissonance cognitive).
Pour rendre ça un peu moins abstrait, je donnerai deux exemples.
Le premier traite d’un engagement explicite : un ami a besoin de votre aide pour déménager, comme cela peut arriver. Il vous demande si, dans 3 semaines, vous pourrez venir donner un coup de main ; vous répondez positivement. Cette promesse constitue l’amorce, car elle vous obligera, 3 semaines plus tard, à « passer à la caisse », c’est-à-dire à adopter le comportement qui correspond à la teneur de votre promesse, à savoir d’aider l’ami. Si vous n’aidez pas votre ami, il sera en droit d’être en colère, et cela provoquera (normalement) une certain malaise en vous, un inconfort.
Le second exemple est davantage implicite, et s’inspire directement d’une expérience de Moriarty1, en 1975. Cette expérience se déroule sur une plage plus ou moins bondée, où un expérimentateur arrive comme un vacancier lambda, avec sa serviette et son transistor. Il s’installe à côté d’une personne, qu’il ne connait pas, à qui il demande soit du feu, soit de veiller sur ses affaires pendant qu’il va chercher un truc − c’est l’amorce. Et après cela, dans les deux cas, l’expérimentateur s’en va. Un autre expérimentateur arrive et vole le transistor du premier. Dans le cas où il était demandé au voisin de plage de donner du feu, seulement 20 % des personnes s’opposent au vol (et il y a fort à parier que si l’expérimentateur n’avait même pas parlé à son voisin, ce serait encore moins) ; dans le cas où il était explicitement demandé de veiller sur les objets, 95 % des personnes se sont opposées au vol. La simulation de vol a donc été le « passage à la caisse » qui a éprouvé l’engagement des personnes testées.
Vous l’aurez compris, l’engagement peut prendre différentes formes, mais il est généralement verbal. Certaines conditions permettent de renforcer l’engagement, c’est-à-dire que l’individu se sent davantage forcé de respecter sa promesse (c’est-à-dire d’agir en conformité avec l’amorce) :
- Visibilité de l’amorce et de l’acte : son caractère public, durable, répétitif, etc. Plus l’acte est visible, plus il est engageant ;
- Importance de l’acte subséquent : ce qu’il nous a coûté et la lourdeur de ses conséquences. Plus l’acte pèse lourd (j’ai beaucoup dépensé pour et/ou beaucoup de choses découleront de cet acte), plus l’engagement est fort ;
- Causalité interne de l’acte/contexte de liberté : l’engagement doit paraître libre, pas forcé. Une promesse faite sous la contrainte ne vaut quasiment rien, d’où le fait qu’il faut toujours insister sur la liberté de l’engagé à faire ce qu’il veut.
Place à l’analyse
À l’aide de ces éléments, voyons ce que l’on peut tirer du récit de démarchage.
Il va sans dire que les éléments de présentation (savoir comment je m’appelle et ce que je fais dans la vie) sont déjà des amorces, qui consistent à personnaliser la relation et à me rendre plus impliqué et plus engagé. Bien sûr, on peut aussi voir que la connaissance du contexte professionnel permet de personnaliser le discours.
La question « Que penses-tu de tout cela ? » à la fin de l’exposé permet d’expliciter et donc de donner plus de force à l’amorce d’engagement et la digression, qui est de ma faute pour le coup, sur les personnes hostiles à l’humanitaire n’a fait que renforcer cela.
Avec tous ces engagements, je devais logiquement payer, c’est, au sens propre et figuré, le « passage à la caisse » : car si je les soutiens en principe, il faut bien que je les soutienne en pratique. Seule ma condition a pu permettre de justifier un tel refus qui, à cause de cette amorce puissante, se révélait quasiment injustifiable (le ton du « pourquoi ? » s’est bien permis de le souligner).
Cette situation de quasi-injustifiabilité a suscité chez moi, comme je vous l’ai dit, un vif malaise, ce qui a mon sens, était prévu. En effet, la seule manière de sortir d’un tel malaise est bien de mettre la main au portefeuille, ce qui est précisément le but de notre démarcheur. Ainsi, soit on donne de bon cœur, soit, à cause des multiples amorces, on ressent un malaise plus ou moins grand que le démarcheur peut alors amplifier (les « pourquoi ? » semi-culpabilisateurs, etc.) pour pousser à la donation.
Dans mon cas, voyant que ce malaise ne mènerait à rien et, je suppose, jugeant qu’il faut mieux avoir un soutien théorique plutôt que pas de soutien du tout, le démarcheur s’est contenté de plier la chose au plus vite, notamment avec le rire, très utilisé dans les situations d’inconfort.
Quant à mon « C’est tout » (« Vous ne faites ça que pour l’argent, en fait ? »), il n’était pas prévu.
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Pas celui qui est mort à Reichenbach, le vrai. ↩
Conclusion : que faire, pour rester à la fois prudent et bon ?
Même s’il est dangereux de généraliser sans preuve, je suppose que beaucoup de démarcheurs utilisent une méthode similaire pour inciter au don. Une question se pose donc pour les personnes qui restent à la fois soucieuses de ne pas se faire manipuler et qui mettent un point d’honneur à rester juste : que faire dans de telles situations ? Je ne proposerai ici que des ébauches de réponse.
Tout d’abord, se protéger contre la manipulation passe par la réduction de l’amorce. Vous n’êtes pas obligés de donner votre nom et votre condition professionnel pour continuer à écouter le démarcheur : vous pouvez, quoiqu’il s’étonnera de votre caractère (un peu trop) direct, de passer directement aux faits. Même réponse lorsqu’on recherche votre approbation concernant le projet humanitaire.
Ensuite, réduire la catégorisation du refus et augmenter en même temps la rationalité du choix. Ce que je veux dire par là, c’est plutôt que poser un « non » catégorique, vous pouvez dire qu’il vous faut réfléchir et demander s’il est possible de faire une donation à partir du site web (la majorité des ONG qui font démarcher en ont un). Cela vous permettra d’examiner, chez vous, à tête reposée, la pertinence du projet humanitaire proposé, de voir si l’ONG en question vous semble fiable (parce qu’elles ne le sont pas toutes − je ne vise personne en particulier) et de décider, en fonction de vos moyens, d’un montant raisonnable. Mais je conçois que cette solution ne fonction pas pour les pétitions (quoiqu’elles peuvent être en ligne), etc.
Enfin, en dernière extrémité, si votre interlocuteur se montre vraiment trop insistant et/ou très agressif, comme il s’est engagé en même temps que vous l’avez fait, vous pouvez perversement tirer profit de cet engagement pour le mettre dans un état de malaise. Quelques exemples : lui demander, puisqu’il approuve lui aussi le projet humanitaire, s’il fait une donation mensuelle ; lui demander s’il est ou non rémunéré pour la tâche qu’il mène à bien ; vous pouvez, au pire, dire que la méthode de manipulation psychologique utilisée, même pour la bonne cause, est indigne d’une association philanthropique.
L’icône vient de Berkah Studio, modifiée à la sauce agrume, par les soins de qwerty. Merci bro \o/ !