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Chronique : Doutons, des complots

Ce billet est l’écrit sur lequel je me base pour ma chronique, chaque mercredi, lors de La Matinale, sur trensmissions.

Je me suis dit que le texte étant accessible au plus grand nombre, je pourrais le partager ici.

Ce que vous lisez a été le mercredi précédent, cependant certains passages peuvent être inédits (selon les aléas et contraintes du direct) !

Théories du complot

Chère auditrice, cher auditeur. Ou … l’êtes-vous ? Êtes-vous ce que vous prétendez être ? Un sentiment de soupçon, de doute, m’emplit et me torture ce matin. Cette semaine nous allons nous aventurer sur les chemins du complot.


Des complots, il y en a et nous en connaissons. Qu’il s’agisse de secrets d’États ou de pures fictions, on regroupe sous le terme de complot des choses différentes.

À chaque fois, ce qui est caractérisant, c’est une vision des évènements selon laquelle un petit groupe d’individus, agissant dans l’ombre, manipule le grand nombre.

Ce qui va nous intéresser aujourd’hui, ce sont ces théories du complot qui sont fausses. Qui n’ont pour base que des spéculations venant d’un petit nombre d’individus, je les appellerais les conspirationnistes.

La première chose qui m’interpelle, lorsque l’on parle de conspirationnistes, c’est de la grande confiance avec laquelle on les désigne comme tels. Il y a-t-il quelque chose d’unique qui distingue le théoricien du complot ?


Le conspirationniste doute. Il n’accepte pas les récits tels qui lui sont donnés. En fait, il est plutôt sain de douter. C’est en doutant que l’on peut lever le voile des a priori. Le doute, c’est aussi le début d’une démarche scientifique.

En revanche, le conspirationniste ne doute pas de la même façon qu’un scientifique. Mathias Girel (maître de conférence au département de philosophie à l’ENS), écrit dans Agnotologie : mode d’emploi (2013) « [Le conspirationniste] voit partout les traces d’un complot destiné à dissimuler à la plupart des contemporains, sauf à lui-même, les rouages secrets de ce monde. »

Les théories du complot souffrent bien souvent d’un défaut ironique : elles ne doutent pas assez d’elles-mêmes. Alors que le conspirationniste croit douter de la réalité qui lui est proposée, il ne doute en fait pas assez de la réalité qu’il propose lui-même.


Si les complots sont possibles, c’est parce que l’ignorance existe. L’étude philosophique de l’ignorance porte un nom, c’est l’agnotologie.

L’ignorance n’est pas seulement le manque de connaissance. Ce n’est pas du non-quelque chose, puisque c’est déjà quelque chose. Et puisque l’ignorance est quelque chose, elle peut être produite.

La production d’ignorance peut avoir deux origines. Une première, tout à fait saine, venant par exemple des programmes scientifiques. Un programme scientifique souligne quelles sont les choses que l’on ne sait pas, mais qu’on aimerait bien connaître. Elle produit donc l’ignorance actuelle sur un sujet. Une deuxième source, moins souhaitable, est quant à elle, un produit au but plus sombre. Elle peut avoir pour but de rendre inopérante une connaissance, de contrôler ce qui peut se savoir par le grand nombre.

Cette deuxième classe d’ignorance, c’est par exemple celle produite lorsque l’on cherche à mettre du doute dans l’objectif de manipuler. C’est ce qui s’est passé dans les années 50 lorsque l’industrie du tabac a manipulé les connaissances scientifiques pour défendre la thèse d’un tabac non cancérigène.


La question que je me pose maintenant, c’est celle de savoir si les théories du complot peuvent nous apporter quelque chose. Peut-on les analyser sans avoir un regard condescendant ?

Il me semble que oui. En doutant des théories du complot, on peut voir émerger des questions tout à fait légitimes, et souvent bien plus scientifiques que l’on n’aurait pu l’espérer.

Prenons le cas de la théorie d’une Terre plate. Doutons de cette théorie. Mieux, doutons de la forme de la Terre. Quels sont les moyens de comprendre la forme de la Terre, à partir de notre expérience personnelle ? Voilà une question digne d’intérêt.

Si vous me répondez que les expériences antiques suffisent. Vous vous trompez. Ces expériences montrent que la Terre est courbée à certains endroits, mais ne permet pas de conclure directement qu’elle est ronde, pourquoi n’aurait-elle pas, par exemple, la forme d’un donut ? Il y a donc bien une question difficile, que l’on ne peut pas simplement écarter au nom du ridicule des théories du complot.


Il y a un dernier point qui me paraît philosophiquement intéressant.

Quant on regarde de près la stratégie mise en œuvre par l’industrie du tabac dans les années 50, on se rend compte qu’ils tentent de profiter de l’ignorance des scientifiques pour faire croire à une ignorance totale des scientifiques.

Par exemple, ils remettaient en doutent les conclusions des études statistiques. Notamment en insistant sur la fameuse distinction entre corrélation et causalité.

Bien sûr, avec le regard scientifique, tout cela était ridicule. Mais il me semble que des questions philosophiquement intéressantes sont quand même posées.


Au nom de quoi la science peut-elle donner des vérités ? Cette question, c’est celle de la méthode et de sa légitimité. En faisant une étude minutieuse, on se rend compte que la méthode scientifique n’existe pas, ou du moins que les scientifiques ne partagent pas une méthode unique. C’est une pure fiction.

Il y a donc un travail philosophique sérieux à produire pour défendre la valeur de la science.

Nous avons des attentes exorbitantes sur ce que doivent pouvoir faire les scientifiques. Et ces attentes, comme celle par exemple d’un savoir absolument certain, ne peuvent pas être remplies par les scientifiques, parce que cela est tout bonnement impossible.

Ainsi, on commence à voir une explication sur les tensions entre la communauté scientifique et le grand public. Le grand public a des attentes trop grandes, et la communauté scientifique doit cependant justifier de ses besoins en financements et en reconnaissance pour continuer d’avancer.

Le dialogue honnête est donc terriblement difficile à mener. C’est peut-être là, un des buts à donner à la philosophie des sciences, aux sciences sociales. Rétablir le dialogue, expliquer les méthodes, permettre de revoir les attentes de façon saine.


26 commentaires

Concernant l’histoire des sciences je ne vois pas vraiment le rapport : en quoi la méthode scientifique actuelle devrait forcement recouvrir ce que l’on a pratiqué avant sous le nom de science ?

Si ce qu’on appelle la méthode scientifique ne correspond à rien dans l’histoire (passée ou récente, d’ailleurs) alors ça veut dire que c’est purement spéculatif.

C’est là que la science devient sociale et évolue(cf Lakatos ou Khun).

Lakatos n’est pas un constructiviste. Mais ça n’est même pas le débat ici, on ne parle pas du système de découverte mais celui de justification.

Je voulais juste dire que les maths d’un point de vue stricte sont un langage et non une science au sens de Popper.

En même temps, la science au sens de Popper n’existe pas.

Dès que tu vulgarises, tu es obligé de perdre de l’information et donc de "mentir", je trouve utopique de croire le contraire.

D’après quoi on est obligé ? On est obligés de rien du tout.

Plus qu’a un mensonge, je pensais plutôt à une sorte de foi en la science, inciter les gens à croire ce que disent les scientifiques (je parle bien de croire car ils n’ont pas les moyens de vérifier).

Il y a plein de degrés de croyance. Celle que tu demandes est bien au-delà du scientifique disant qu’il ne peut pas construire de CERN chez lui.

J’imagine que par "résultat" tu entends "prédiction".

  1. Aucun de mes axiomes ne correspond à une observation (contrairement aux axiomes euclidiens par exemple) ni aucun de mes résultats : la théorie semble à première vue inutile (mais elle pourrait aussi décrire le monde de manière fidèle tout en ayant des résultats hors de portée de nos outils d’observation).

Tu es en train de dire qu’on pourrait avoir une théorie qui ne produit que des prédictions qu’on ne sait pas tester (faute de moyen technologiques par exemple) ? Si c’est ce que tu veux dire, alors c’est une théorie complètement inutile, on n’a aucun moyen ni de la vérifier ni de s’en servir si tout ce qu’elle peut prévoir sont des choses qu’on ne sait pas mesurer. J’ai du mal à voir comment on pourrait concevoir ce genre de théorie d’ailleurs… :-°

  1. Aucun de mes axiomes ne correspond à une observation mais mes résultats si. Je n’ai pas d’exemple sous la main, mais ça ne me semble pas absurde d’avoir une théorie mathématique ne correspondant à aucune réalité physique jusqu’à ce qu’on lui trouve une application.

Ben ce qui se rapproche le plus de ce qu’on pourrait appeler des axiomes en physique classique ne sont pas des observables (principe de localité, réalisme et causalité). Ils n’entrent pas en contradiction avec les observations que l’on a pu faire jusque là mais on peut facilement imaginer d’autres cadres formels (comme le super-déterminisme) qui ne sont pas non plus en contradiction avec les observables (sans pour autant qu’ils soient très satisfaisants pour travailler avec, notamment si ils sont par construction indéniable comme le super-déterminisme). Tu pourras noter que bien que ces axiomes ne sont pas des observables, les déroulements mathématiques et logiques qui sont fait avec sont ancrés dans la réalité.

  1. Mes axiomes correspondent à des observations mais pas mes résultats. Par exemple, la loi de causalité (l’axiome) implique l’absence de libre arbitre (choisir serait un effet sans cause), mais on ne parvient pas à observer ce résultat (qui nous apparaît d’ailleurs non intuitif).
Vayel

Tu fais dire des choses au principe de causalité qu’il ne dit pas. Une théorie qui mène à des prédictions contraires à l’observation sont des théories inutilisables dans le contexte de la dite prédiction (typiquement la mécanique Newtonienne est inutilisable pour expliquer le mouvement de Mercure).

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