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Chronique : les faits sont faits

Ce billet est l’écrit sur lequel je me base pour ma chronique, chaque mercredi, lors de La Matinale, sur trensmissions.

Je me suis dit que le texte étant accessible au plus grand nombre, je pourrais le partager ici.

Des faits scientifiques

Chère auditrice, cher auditeur. « En science, les faits sont premiers ». Voilà une expression courante. On formule cette doctrine comme si elle était en opposition avec des champs de connaissances où les faits ne seraient pas premiers, voir absents. Mais c’est quoi un fait, au juste ?

C’est donc ma question de la semaine : c’est quoi qui fait les faits ?


Avant de passer au développement. J’aimerais que l’on se plonge tous dans un même cadre. Il y a maintenant bientôt deux ans, on a annoncé la première détection d’ondes gravitationnelles. L’onde détectée a été produite par la fusion de deux trous noirs situés à 1,3 milliards d’années lumières. Les ondes gravitationnelles, ce sont les déformations de l’espace-temps produites lors de la variation de la courbure de ce même espace-temps. En fait, les ondes gravitationnelles il y en a tout le temps. Le simple fait du mouvement de ma main produit des ondes gravitationnelles.

Mais ces ondes sont incroyablement faibles en intensité. Dites-vous bien que pour détecter cette fusion de trous noirs, dont les masses étaient de 36 et 29 masses solaires et ayant dégagé l’énergie équivalente à 3 masses solaires, il a fallu pouvoir déceler des variations de longueurs de l’ordre du milliardième de la taille d’un atome.

Autant vous dire que cette détection a été une véritable prouesse technologique et théorique. Tant sur le point de la sensibilité des capteurs que sur le traitement du signal.


Cette toute petite onde, on peut avoir le plaisir de l’écouter. Du fait des fréquences en jeu, il a été possible de traduire le signal gravitationnel en un signal sonore. Le voici, joué plusieurs fois.

Je me rappelle bien au moment de l’annonce de la détection avoir eu un sentiment étrange. J’étais très impressionné et passionné par ce qui venait d’être fait. Mais j’étais aussi interrogé. Comment a-t-on pu confirmer la théorie d’Einstein par une telle détection ?

En effet, par exemple, le fait que les masses des trous noirs en jeu soient de 36 et 29 masses solaires a été calculé par la théorie d’Einstein. Et on dit avoir confirmé la théorie d’Einstein du fait que la forme de ces ondes, c’est-à-dire les caractéristiques générales prédites, aient été effectivement observées. Les déductions qui en ont découlé n’ont pas été observées mais comprise par la théorie.


C’est un fait général : les observations ne sont jamais nues. Elles nous viennent toujours dans un cadre théorique. Quelque que soit l’observation, elle ne vous est jamais donnée sans le moindre a priori.

Vous voulez un exemple convaincant ? Prenez l’observation immédiate. Vous m’écoutez actuellement. Cela peut vous paraître être une observation pure, mais si vous faites plus attention, vous remarquerez que si vous pensez que je dis quelque chose, c’est parce que vous avez supposé a priori que je suis quelque chose et que ce qui produit du son dans vos oreilles, c’est le report de ma voix au bout du micro.

À chaque fois, les termes mêmes en jeu dans la description d’une observation demandent à être interprétés dans un cadre théorique.


En plus de demander un cadre théorique, les observations demandent naturellement un cadre technique. Il n’y a pas d’observation sans outil d’observation.

Les faits scientifiques sont donc toujours sous la contrainte de deux contextes : l’un théorique l’autre technique. C’est pourquoi on pourrait dire que les faits sont faits. C’est-à-dire que les faits ne sont jamais premiers mais déjà produits de quelque chose.

Cette conclusion, elle froisse beaucoup. Elle dit que les faits scientifiques ne sont pas indépendants de ceux qui les constatent. Pour certains, c’est la porte ouverte à une science subjective, dénuée de raison. Si les faits sont faits, alors la vérité scientifique est-elle surfaite ?


Ce qu’il ne faut pas croire, c’est que les faits soient faits de n’importe quelle façon. Ce n’est pas parce que le contexte théorique et technique contraint les faits observés, que ces faits observés sont insensés. En réalité, les faits que l’on constate sont aussi contraints par la nature elle-même. Et c’est bien cela qui nous intéresse.

En ce sens, on peut dire que la nature fait faire. La nature nous fait faire les faits.


J’aimerais pouvoir développer plus longuement sur comment donner raison à cette dernière affirmation. Mais il y a une dernière remarque que j’aimerai formuler avant la fin de cette chronique.

Il n’y a pas que les faits qui soient dépendants du contexte théorique et technique. La théorie elle-même est dépendante de ce contexte. Puisque les observations et la théorie sont dans un enchevêtrement complexe, il est normal que l’évolution de la théorie dépende d’elle-même.

Les évolutions, et même les révolutions, se font dans des cadres conceptuels qui, bien qu’ils soient précisément en évolution, ont une histoire et ne peuvent s’en détacher. C’est en ce sens que l’on peut aussi parler de constructivisme social en science : le contexte humain a une influence sur le développement scientifique.


Cela ne dit pas que la science se développe de façon aléatoire et déraisonnable. Cela dit que la science se développe lorsque qu’elle le peut et sous la contrainte de contextes qui ne sont pas réductibles.

C’est pourquoi la doctrine selon laquelle les faits sont premiers est absurde. En plus de ne pas être premiers, c’est le contexte qui permet les observations. Voilà peut-être quelque chose qui devrait motiver les scientifiques à s’intéresser à l’histoire, à la philosophie et à la sociologie de leur science.


5 commentaires

C’est un fait général : les observations ne sont jamais nues. Elles nous viennent toujours dans un cadre théorique. Quelque que soit l’observation, elle ne vous est jamais donnée sans le moindre a priori.

Je ne suis pas d’accord, pour moi le cadre théorique vient après l’expérience pour lui donner du sens. Par exemple si j’observe que les cygnes sont blancs, c’est une perception que j’ai de la réalité. Maintenant si je veux lui donner du sens, je dois lui donner un cadre avec des hypothèses minimales comme :

  • Mon système de vision fonctionne correctement (je ne suis pas daltonien) et de la même façon pour les différentes observations (je ne devient pas daltonien)
  • La couleur des cygnes ne change pas
  • Nous observons bien leur vraie couleur

A partir de cette base minimale (qui peut encore être approfondi) on peut commencer à émettre la théorie comme quoi tous les cygnes sont blancs et imaginer le cadre de sa réfutation.

Mais en soit l’expérience au sens de la perception est première et se suffit à elle-même, elle n’a besoin de théorie que si l’on veut passer à l’étape supérieure et pouvoir en dire quelque chose de général.

Ou alors tu considères que justement la science ne commence qu’à ce moment là quand le cadre est posé ? :)

+0 -0

Par exemple si j’observe que les cygnes sont blancs, c’est une perception que j’ai de la réalité.

Tu fais déjà des hypothèses (cadre théorique) quand tu dis ça. C’est ce que suggère Holosmos (dis moi si je me trompe) avec son commentaire.

Les nouveaux-nés élaborent toute une construction du monde (qui est une théorie sur les propriétés du monde). Au départ, plein de choses évidentes ne le sont pas. Par exemple, un bébé a du mal à distinguer lui-même de son environnement. Il y aussi un stade où la différence entre invisible et inexistant n’est pas évidente.

Et il y a d’autres exemples avec les différents sens. Des aveugles à qui l’a vue a été rendue ont été incapables de choisir visuellement un objet qu’ils avaient manipulé auparavant. Ils ne pouvait pas relier la sensation d’une arête sur un cube à l’effet d’une arête sur la lumière et donc pas de reconnaissance du cube. Il faut développer cette théorie, par exemple en voyant et touchant des objets simultanément.

Du coup, ils y a tout un chemin entre la sensation (données des sens comme disent certains philosophes), et la perception (ce que je sens est telle chose). Dans ton exemple, il y a un plein de présupposés, du type:

  • Je vois.
  • Ce que je vois continue d’exister quand je ne le vois pas.
  • parmi les choses que je peux voir, certaines formes correspondent à des cygnes.
  • une certaine catégorie de sensation est appelée couleur.
  • les cygnes ont une couleur dominante…

Ces trucs sont discutables, mais ce sont des choses qui arrivent avant même de pouvoir affirmer que tu perçois des cygnes blanc.

Tu as oublié des hypothèses minimales essentielles : il existe des choses et qui sont des cignes, il existe une couleur et qui est blanche

Tu fais déjà des hypothèses (cadre théorique) quand tu dis ça. C’est ce que suggère Holosmos (dis moi si je me trompe) avec son commentaire.

Oui mais pour faire ces hypothèses il faut avoir une idée du "blanc" et de "cygne", et comment ces concepts peuvent-ils naître si ce n’est de l’expérience ? Comme tu dis Aabu dans ton message, le bébé se construit bien une représentation du monde petit à petit via les perceptions qu’il en a. A moins d’adopter un point de vue platonicien où les idées pré-existent, je vois mal comment ultimement les faits ne peuvent pas pré-exister à la connaissance… :p

Je comprends ce que veux dire Holosmos et je suis d’accord avec lui quand il parle des ondes gravitationnelles, mais ça me semble difficile d’affirmer que de façon générale les faits viennent après la théorie, sauf sans le sens où c’est la théorie qui leur donnent un sens (peut-on alors parler de faits avant ?).

+0 -0

Tu confonds beaucoup de choses.

Oui mais pour faire ces hypothèses il faut avoir une idée du "blanc" et de "cygne", et comment ces concepts peuvent-ils naître si ce n’est de l’expérience ?

Ici, on discute du cadre justificatif des sciences, pas du processus de découverte.

Que l’idée du blanc soit issue de l’expérience ne change en rien le fait que dans l’observation « des cygnes sont blancs » tu as eu besoin d’un cadre théorique.

Rien n’empêche non plus à ce quel a théorie se construise avec des expériences passées, c’est d’ailleurs plutôt vrai et je ne le nie à aucun endroit.

D’ailleurs je dis :

Puisque les observations et la théorie sont dans un enchevêtrement complexe

Bref, merci de s’en tenir à mes propos et pas des interprétations fumeuses.

ça me semble difficile d’affirmer que de façon générale les faits viennent après la théorie, sauf sans le sens où c’est la théorie qui leur donnent un sens (peut-on alors parler de faits avant ?).

Ça n’est même pas tout à fait ce que je dis, je dis plus précisément :

À chaque fois, les termes mêmes en jeu dans la description d’une observation demandent à être interprétés dans un cadre théorique.

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