2008, crise des subprimes. Les acteurs économiques perdent confiance, l’argent circule moins vite, les épargnants paniquent, les capitaux se font la malle. Bref, l’économie est malade. Nos territoires n’ont pourtant rien perdu en richesse. L’argent-dette, lui, a disparu. Si ce n’est pas un problème de richesse, c’est un problème de monnaie.
L’euro est aujourd’hui la monnaie unique de 19 pays européens. C’est la même monnaie qui est utilisée lorsque vous achetez votre pain le matin ou lorsqu’un trader revend des produits financiers à la Bourse de Paris. Nous avons construit un système monétaire efficient, une sorte de monoculture financière. Mais nous avons perdu en résilience. Au moindre choc c’est tout le système qui s’effondre, des produits dérivés sur l’immobilier au prix du beurre dans les supermarchés. Comment rendre le système plus résilient ? Peut-on relocaliser l’économie ?
Difficile de trouver des solutions à ce problème lorsque nous nageons dedans : l’euro est partout, et nous empêche de voir des alternatives. Et pourtant elles existent. Partout en France des gens tentent l’expérience, réussissent, parfois échouent, mais toujours apprennent de leurs erreurs. Ces pionniers pourraient être les catalyseurs d’un changement radical de société.
- Qu'est ce qu'une Monnaie locale complémentaire (MLC) ?
- Métamorphoser l'économie
- La force du collectif
- Du coup... on se lance quand ?
- Les obstacles au développement des MLC
Qu'est ce qu'une Monnaie locale complémentaire (MLC) ?
Une Monnaie locale complémentaire et citoyenne (MLCC ou simplement MLC) est un système monétaire alternatif à la monnaie unique. Contrairement à ses cousins les trocs entre particuliers (SEL ou clubs de troc argentins) ou entre entreprises (barters), une monnaie locale n’est pas créditée ex nihilo sur le compte des utilisateurs mais s’échange dans un comptoir de change contre des euros. En France, la parité avec l’euro est respectée, de sorte qu’une unité de MLC vaut exactement un euro au change. En cela elles diffèrent des monnaies de troc qui ne sont pas convertibles en euro. Il existe plus de soixante monnaies locales complémentaires en France dont par exemple l'eusko au pays basque, le galléco à Rennes, la gonette à Lyon ou encore le cairn à Grenoble. Une MLC peut prendre la forme de billets, coupons, mais peut tout aussi bien être électronique. C’est le cas de l’eusko : les commerçants détiennent des terminaux spéciaux et les clients, s’ils le souhaitent, peuvent payer au moyen d’une carte électronique propre à l’eusko. Légalement parlant, les MLC sont autorisées par la loi Économie sociale et solidaire. Elles ne sont pas soumises à la réglementation bancaire tant qu’il est impossible pour les particuliers de reconvertir de la monnaie locale en euros, ou d’avoir un rendu de monnaie en euros.
Métamorphoser l'économie
Si la parité entre l’euro et la monnaie locale complémentaire est respectée, quel est l’intérêt d’utiliser une monnaie locale me direz-vous ? Et bien les avantages sont nombreux, à commencer par la redynamisation de l’économie. L’émission d’une MLC permet de doubler la masse monétaire. Oui, doubler. Car lorsqu’on dépose un euro dans un comptoir de change, souvent géré par un partenaire (une banque), c’est une unité de MLC qui part en circulation ; mais l’euro, lui, peut tout à fait être investi dans des projets d’économie réelle et responsable. À titre d’exemple le Crédit Coopératif, banque coopérative française dite "banque éthique", s’engage à financer aux deux tiers des acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS).
En plus de doubler la masse monétaire, les MLC augmente la vitesse de circulation de la monnaie, de quatre à six fois celle de l’euro. Alors qu’un euro fait quelques poches avant de tomber sur un compte épargne et quitter l’économie réelle (seulement 2% de la masse monétaire), une MLC circule de dix à quinze fois plus avant de terminer sa vie. Contrairement à l’euro qui va nourrir les marchés secondaires et la spéculation dont on sait qu’ils ne profitent pas à l’économie réelle, une MLC permet de faire fonctionner l’économie sociale et solidaire car ce sont ses acteurs et seulement eux qui sont agréés. En effet, les particuliers dépensent leur MLC dans les commerces locaux. Ces commerçants épuisent leurs stocks en MLC en se fournissant auprès des fournisseurs qui acceptent la MLC, c’est-à-dire des acteurs de l’ESS. Eux-mêmes vont se fournir auprès d’autres prestataires de ce réseau et ainsi de suite…
À qui profite-t-elle le plus ? Aux prestataires, les commerçants, artisans et fournisseurs qui choisissent de rejoindre le réseau de la MLC. La monnaie leur permet d’être une nouvelle cible des flux financiers qui transitent de la poche des utilisateurs (vous et moi) vers les acteurs de l’ESS. Ces utilisateurs sont des nouveaux clients qui viendront enrichir leur commerce. Cela profite également aux utilisateurs qui, par leur simple geste d’achat, ont un pouvoir décisionnel sur le type d’économie qu’ils veulent soutenir, sans risquer que leurs euros finissent sur les marchés financiers ou qu’ils quittent le territoire. On relocalise ainsi les transactions en monnaie. À titre d’exemple le graphique ci-dessous montre la relocalisation de l’économie de Palmeiras au Brésil après le lancement de la banque Banco Palmas et sa monnaie le palmas en 1998.
Certes une MLC profite largement aux prestataires (commerçant, artisan, etc.) agréés au réseau, mais profite-t-elle vraiment aux citoyens ? Concrètement, quel est l’intérêt d’utiliser une MLC en complément de l’euro, pour quelqu’un comme vous et moi ? Il est vrai que les avantages sont moindres que pour un prestataire. La MLC confère avant tout un pouvoir décisionnel, un pouvoir politique. Si je souhaite par exemple que mes euros dépensés perdurent dans l’économie réelle locale, libre à moi d’acheter chez des producteurs locaux. Mais aussitôt l’achat effectué, je n’ai plus aucun contrôle dessus. Le producteur peut très bien épargner la somme gagnée, se fournir à l’étranger, ou investir dans ce qu’il souhaite. Une MLC sera forcée de rester dans la boucle d’un certain réseau de prestataires agréés, géographiquement concentrés, qui participent à l’économie sociale et solidaire. Idem pour l’épargne : si je décide de ne pas épargner pour être sûr que mon argent finance bien l’économie réelle, je peux très bien choisir de ne pas placer mes euros, mais qu’en est-il des gens que je paye en euros ? Ils peuvent très bien choisir d’épargner les euros que je leur donne en échange de biens ou de services vendus. Sur ce point notons que certaines MLC sont fondantes, ce qui signifie qu’elles perdent de la valeur au cours du temps, ce qui dissuade la thésaurisation (l’épargne) et encourage les gens à la dépenser, ce qui fait fonctionner l’économie.
La force du collectif
Nous venons de voir qu’une monnaie locale complémentaire procurait à son utilisateur le pouvoir d’influer sur l’économie, et cela par son seul usage. L’utilisateur est un consom’acteur, ou un prosommateur. Mais ce n’est pas l’unique raison du qualificatif "citoyenne" dans "monnaie locale et citoyenne". Un principe essentiel d’un projet MLC est d’en faire un bien commun, dont tout le monde a le droit de s’approprier la gouvernance. Nous n’avons que très peu de pouvoir sur la gouvernance de l’euro, dont les règles sont fixées par la Banque centrale européenne (BCE). Les règles qui régissent la monnaie locale en revanche, sont pensées par et pour les citoyens. Son fonctionnement est géré par une association dont tout le monde peut devenir bénévole. Cette association met en relation les différents acteurs de la MLC : citoyens, prestataires, partenaires et collectivités. Des réunions faisant intervenir tous les acteurs sont organisées afin de débattre et de penser les règles de la MLC : support, création, financement du projet, stratégie, etc. Car un projet de monnaie locale, c’est avant tout une aventure humaine. La gouvernance partagée n’est pas chose aisée, mais elle permet de renforcer le lien social.
Le pouvoir démocratique d’une MLC ne s’arrête pas là. Il dépasse le simple cercle associatif des bénévoles qui la gèrent. C’est en étendant le réseau, en multipliant l’interconnectivité des prestataires par du démarchage et l’organisation d’événements de promotion de la MLC, que l’on informe de potentiels futurs utilisateurs. Par les questions qu’elle soulève chez les plus curieux ("Comment fonctionne la création monétaire ?", "Peut-on vraiment avoir confiance en une monnaie ?", "Où vont les billets que je dépense?"), la MLC sert d'outil pédagogique, pour apprendre à repenser notre rapport à la monnaie. La démocratie c’est bien sûr le pouvoir au peuple mais une démocratie qui fonctionne a besoin de citoyens bien informés !
Du coup... on se lance quand ?
Vous êtes convaincus, vous voulez vous lancer ! Quand ? Comment ? Sachez que le moment opportun pour lancer la circulation d’une monnaie locale dépend de l’équipe dont vous vous entourerez, et du nombre et de l’interconnectivité des prestataires que vous avez convaincus. Il vous faudra être entouré d’une solide équipe de bénévoles au départ (une dizaine de personnes), et d’un plus large nombre de participants (environ une cinquantaine) au projet qui constitueront le cercle secondaire, donc n’hésitez pas à en parler autour de vous ! Le seuil minimum conseillé du nombre de prestataires est de plusieurs centaines. L'interconnectivité est très importante, car si un prestataire ne trouve pas de fournisseur acceptant la MLC, il sera contraint de la stocker puis en dernier recours de la reconvertir en euro. Limitez les fuites en multipliant les interconnections entre les prestataires !
Sachez aussi que cela coûte. Cher. Il faut compter les frais administratifs (création de l’association, frais bancaires, assurance), les locaux (qui peuvent être prêtés par une collectivité locale), les impressions de coupons, leur conception graphique, le conseil juridique, le salaire des employés (s’il y en a). À cela s’ajoute éventuellement des frais liés au numérique si une solution de paiement électronique est choisie. Au total, le budget s’inscrit la première année dans une fourchette de 100 000 à 200 000 euros. Pas de panique ! L’affaire est économiquement viable, car les prestataires payent des cotisations annuelles (de plusieurs dizaines à plusieurs centaines d’euros par an) et les particuliers peuvent aussi participer par un don encouragé (mais pas obligatoire) autour de 10 euros par an. À terme, le budget est constitué aux deux tiers de recettes propres liées aux adhésions, le reste étant un financement public.
Si ce sujet là vous intéresse, je vous conseille l’excellent (et gratuit) MOOC de l'Université des colibris ; il vous aidera dans votre projet si vous souhaitez vous lancer. Vous pouvez aussi consulter la carte des monnaies locales en France métropolitaine. Qui sait, peut-être votre ville utilise déjà une MLC sans que vous le sachiez !
Les obstacles au développement des MLC
Vous l’aurez sûrement remarqué, j’ai choisi ici de mettre davantage l’accent sur les avantages des monnaies locales complémentaires. En soit l’usage d’une MLC, combiné à celui de l’euro (c’est le principe d’une monnaie complémentaire) n’a pas d’inconvénient convaincant à mon avis. Une MLC a de nombreuses limites (n’est utilisable que dans un territoire donné, chez des prestataires agréés, ne s’échange qu’à des comptoirs de change bien précis, n’est pas toujours électronique, etc.). Mais pour cela il y a l’euro. Pour tout problème posé par une MLC, l’euro est une solution. Une MLC utilisée conjointement à l’euro, n’a selon moi que des avantages. Ce sont des monnaies complémentaires.
Alors pourquoi tout le monde n’utilise pas des MLC avec des euros ? Premièrement, pour que le projet soit économiquement viable, il faut un minimum de prestataires investis dans le projet ; cela peut déjà faire obstacle. Ensuite lorsque le projet est lancé il faut s’assurer que les prestataires soient bien interconnectés. Par exemple si ce n’est pas le cas, imaginons qu’un utilisateur lambda achète ses légumes en MLC, pour cela il convertit 50 euros en 50 MLC, le commerçant récupère 50 MLC et faute de nouveaux prestataires pour les dépenser (car manque d’inter-connectivité), il les échange à la banque contre des euros. La boucle est rapidement bouclée ; la MLC aura eu très peu d’impact sur l’économie.
Pour palier ce manque de prestataires il faudrait que la population adopte les MLC de façon massive. Pour l’instant leur développement reste limité, confiné aux sphères militantes. Pour l’instant. Car malheureusement, encore trop peu de gens en dehors des militants prennent la peine de changer quelques euros contre de la MLC, car ce n’est pas "pratique" : "Pourquoi se compliquer la vie en se dotant d’une deuxième monnaie qui ne leur procure pas d’avantages ?". La plupart n’en entendent tout simplement pas parler, d’où l’intérêt de communiquer sur le sujet.
Nous voyons que les avantages des monnaies locales sont légion. D’un point de vue économique tout d’abord, les MLC redynamisent nos territoires : ce sont de forts multiplicateurs keynésiens. L’augmentation de masse monétaire et de vitesse de circulation de la monnaie qu’elles induisent permettent de doper l’économie locale. On évite en même temps les "effets de fuites" par le simple fait que la monnaie locale ne peut être dépensée hors de son territoire. Loin de là l’idée de promouvoir la croissance à l’excès, notons que les MLC redonnent à nos territoires leur juste valeur.
D’un point de vue social, c’est un outil formidable pour resserrer le lien. D’une part car la gestion de la monnaie représente un challenge de taille qu’il faudra affronter ensemble, entre partenaires, utilisateurs, prestataires et collectivités locales. La création d’une MLC est une aventure humaine. D’autre part car c’est un outil à fort potentiel pédagogique, qui permet à tous de comprendre le fonctionnement d’une monnaie et de s’en réapproprier la gouvernance.
D’un point de vue écologique, les monnaies locales complémentaires sont un bon outil incitatif pour faciliter la transition. En favorisant les commerces de proximité, elles pourraient permettre de nettement réduire les gaz à effet de serre dus aux transports de biens de consommation. En outre, on pourrait imaginer des processus d’agrément particulièrement sélectifs à l’égard de nouveaux prestataires pour ne garder dans le réseau que des acteurs de l’économie verte. Enfin, choisir une banque éthique pour gérer le change, c’est garantir que les euros déposés contre de la monnaie locale seront investis dans des projets soutenant la transition écologique.