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Ces derniers temps, l’actualité brûlante de la France donne lieu à de nombreux discours faisant intervenir la notion de « violence légitime ». C’est dans ce contexte que l’on peut lire ou entendre dans les médias des opinions construites autour d’une distorsion des travaux du sociologue Max Weber, et qu’il serait dangereux de laisser infuser dans l’opinion publique.
Dans ce billet, je vous propose d’examiner plus en détail ce que Max Weber nous dit à propos de la « violence légitime », afin de réarmer l’opinion publique contre son instrumentalisation, et d’alimenter une réflexion nécessaire à propos des diverses violences qui secouent le pays depuis plusieurs semaines.
- L'État et le « monopole de la violence légitime »
- Un sophisme autoritaire et sa parade
- Implications dans une société démocratique
L'État et le « monopole de la violence légitime »
L’une des contributions majeures des travaux sociologiques de Max Weber à la pensée politique contemporaine est sans doute cette définition de l’État moderne, datant de la fin des années 1910 :
Il est important de préciser dès maintenant qu’il s’agit là d’une définition de l’État par Max Weber, à savoir une description de ce qu’est un État basée sur ses observations, préalable au reste de ses travaux sociologiques et économiques. Une « hypothèse », si vous préférez. En aucun cas cela n’a de valeur prescriptive sur ce que devrait être un État.
De cette définition, nous pouvons dégager trois axes de réflexion intéressants, que nous allons examiner dans ce billet :
- « qui (…) revendique pour elle-même et parvient à imposer »,
- « le monopole »,
- « de la violence physique légitime ».
Pour commencer, nous allons nous concentrer pour l’instant sur l’axe le plus évident : « l’état est détenteur du monopole de la violence légitime ».
Ainsi, Weber définit l’état comme celui à qui vous et moi cédons l’exclusivité de l’usage de la violence légitime. En effet, pour maintenir l’ordre et assurer la protection des citoyens sur un territoire donné, il est parfois nécessaire d’exercer une forme ou une autre de violence physique (arrestation et restriction, mise hors d’état de nuire…), et cette violence physique est exercée par la police qui en est le dépositaire au nom de l’État. Autrement dit : pour vivre en paix dans une société, n’importe qui n’a pas le droit d’être violent n’importe quand. Quand il est nécessaire d’user de la violence, c’est à l’État de le faire, et selon Weber c’est le cœur du "contrat" sans lequel l’État ne peut pas exister.
La première déduction importante que l’on peut en faire, c’est que toute violence exercée sur le territoire par tout autre que l’État est illégitime. Il existe évidemment une dérogation à cela avec le principe juridique de légitime défense, où l’on considère que dans certains cas exceptionnels, l’État a rétrocédé l’usage de la violence à un citoyen pour défendre sa vie ou son intégrité physique, dans une situation où elle était absolument nécessaire et où la police était en incapacité de l’exercer elle-même (typiquement, parce qu’elle n’était pas sur place et qu’il y avait urgence).
Un sophisme autoritaire et sa parade
Il est temps maintenant d’aborder le sujet qui fâche, à savoir le sophisme que l’on entend trop souvent dans la bouche de certains chefs d’États, ministres, hauts fonctionnaires de l’État ou chroniqueurs influents dans les médias.
- « Toute violence exercée par l’État est légitime »
- « La "violence policière", ça n’existe pas, c’est un non-sujet »
Pour expliquer et parer ce sophisme, nous devons examiner l’épithète « légitime » tel qu’il est utilisé dans la définition : « un État est celui qui détient le monopole de la violence physique légitime ».
C’est très simple en réalité : si Max Weber avait voulu laisser entendre que toute violence exercée par l’État était forcément légitime, il ne se serait pas encombré d’un adjectif superflu et aurait déclaré que « l’état est celui qui détient le monopole de la violence physique », tout court. Or ce n’est pas du tout ce qu’il a écrit !
L’utilisation de cet épithète est sans équivoque. Dans la définition de Weber, il signifie précisément ceci :
- Il existe un exercice de la violence physique qui est légitime (et donc également un exercice qui est illégitime),
- Lorsqu’un usage légitime de la violence est nécessaire, c’est l’État qui en a le monopole.
Et… c’est tout !
Ce que l’on peut en déduire, c’est justement qu’il peut exister des cas où l’État ou la police exerce une violence physique qui n’est pas légitime. C’est notamment pour cela qu’existent certains corps comme l’IGPN (la "police des polices"), et que nous avons tout à fait le droit, en France, de saisir la justice lorsque la police exerce une violence qui dépasse le cadre strict de sa mission de protection des citoyens et de maintien de l’ordre.
Ce qui est d’autant plus faux dans les déclarations plus haut, c’est qu’en faisant dire ce genre de choses à Max Weber, on transforme sa définition de l’État en autre chose : une thèse, un résultat, ou une conclusion de ses travaux. Il m’est déjà arrivé d’entendre ce sophisme introduit de cette manière : « on sait depuis Max Weber que l’État a le monopole de la violence légitime… », comme si c’était une découverte qu’il aurait faite en 1917…
Je vous encourage très vivement à écouter les diverses interventions des représentants de l’État et de l’ordre dans les médias, pour vous entraîner à détecter tous les cas où l’on prête à Max Weber ces propos qu’il n’a jamais tenus.
Chaque occasion que vous aurez d’entendre ce sophisme devrait vous faire redoubler de vigilance sur les intentions de la personne qui en fait l’usage : le but d’un sophisme est de persuader pour manipuler l’opinion sans avoir besoin de convaincre sur le fond, et cela cache généralement quelque chose de peu reluisant.
En particulier, ce genre de propos peut servir de justification pour ne pas considérer des violences policières comme le symptôme d’une possible dérive répressive et autoritaire d’un État donné.
Implications dans une société démocratique
Nous en arrivons à la partie la plus sensible et la plus intéressante de la définition de Max Weber, car c’est à partir de là que se jouent toutes les questions sur l’actualité française, et c’est donc ici qu’il est primordial que l’opinion publique reste lucide.
Il s’agit du troisième axe de la définition de Weber : l’état est une communauté « qui (…) revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime ».
À aucun moment, Max Weber ne raisonne sur ce qu’est une démocratie, ni ne prescrit ce que devrait être une démocratie. Il est question ici d’État, et uniquement d’État.
En particulier, cette partie de sa définition s’applique aussi bien à une démocratie qu’à un état purement autoritaire. En effet, l’État peut tout à fait revendiquer et parvenir à imposer son monopole de la violence par la force… Ce qui suit va donc légèrement sortir du cadre (très large) de la définition de l’État par Max Weber en nous plaçant dans le contexte qui nous intéresse : celui d’une démocratie comme se revendique de l’être la république Française, à savoir une société où le pouvoir de l’État émane du peuple.
En clair, dans le contexte d’une société démocratique, cela signifie que si l’État existe, c’est parce que la population (au travers de la société civile) est globalement d’accord pour lui céder le monopole de la violence physique légitime. Autrement dit, lorsque l’État exerce une violence, c’est le fait que le peuple soit convaincu que son usage de la violence est légitime qui assoit son rôle en tant qu’État.
Par exemple, lorsqu’un groupe d’individus surgit, armés de fusils d’assaut, dans une salle de concert bondée et se met à massacrer tout le monde, l’opinion publique est unanime : la police a toute légitimité à mettre le plus rapidement possible ces individus hors d’état de nuire, quitte à les tuer si nécessaire. C’est la définition même de la "violence physique légitime", du maintien de l’ordre, et de la protection des citoyens.
Là où cela devient intéressant, c’est que dans l’hypothèse où il ne serait pas très clair si une violence exercée par l’État au travers de la police est légitime ou non (selon le droit ou la volonté du peuple), donc dans l’hypothèse où il est difficile de convaincre, il arrive que l’État cherche à persuader le peuple de sa légitimité pour se maintenir.
Les outils à disposition d’un État pour opérer une telle persuasion sont multiples, mais on peut en citer trois :
- Le premier que l’on a vu juste au-dessus, à savoir le sophisme qui consiste à dire "c’est la police, la police est dépositaire du monopole de l’État sur la violence légitime, donc elle a tout à fait raison de faire ce qu’elle fait, dans tous les cas" ;
- Le second, beaucoup plus grossier, est l’instauration d’une post-vérité où des mensonges sont ouvertement proférés pour justifier certaines actions, et notamment des déclarations de guerre comme cela s’est déjà produit à plusieurs reprises dans le monde durant les dernières décennies ;
- Le troisième, plus insidieux, est la distillation d’éléments de langage ayant pour but de manipuler l’opinion en l’exposant à un champ lexical du danger.
Par exemple, puisque l’attentat du Bataclan est encore frais dans nos mémoires, on pourrait facilement envisager un glissement sémantique sur la notion de "terrorisme", et habituer l’opinion publique à l’associer à un groupe de personnes arbitraires. Si l’on voulait opérer ce genre de glissement sémantique sur, disons, un groupe d’activistes écologistes radicaux, on pourrait former le terme "éco-terrorisme" quand bien même les activités de ces militants n’ont rien à voir avec le massacre d’innocents. Un autre exemple de glissement sémantique pourrait être d’habituer le peuple à qualifier une idéologie politique "de gauche" comme étant "d’extrême gauche", et donc inventer le terme "ultra-gauche" pour qualifier ce qui était avant cela considéré comme "l’extrême gauche", ce qui a pour effet de renforcer une connotation négative sur une idéologie dont on voudrait détourner l’opinion…
Ces deux exemples ne sont bien évidemment pas anodins, et l’interprétation que j’en fais ici relève de ma propre opinion sur l’actualité, mais ce qu’il est primordial de garder en tête, c’est que dans un État démocratique, la légitimité de la violence exercée par l’État lui est conférée, directement ou indirectement, par le peuple, et qu’en vertu de cela, il est d’autant plus important que celui-ci soit libre et que chacun et chacune d’entre nous exerce sa pensée critique face à l’actualité, en faisant notamment très attention aux sophismes et autres éléments de langage qui peuvent être utilisés dans les médias pour influencer son opinion.
Pour finir, j’espère que cette petite exploration de la définition de Max Weber permettra au plus grand nombre de comprendre, désormais, ce qui se joue politiquement dans les médias quand il est question de violents affrontements entre une partie de la population et les forces de l’ordre.
Je ne saurais trop vous encourager à exercer votre esprit critique face à ce que vous lisez, voyez, ou entendez dire à propos de l’actualité.