Licence CC BY-SA

Géorgie : Loi sur la transparence de l’influence étrangère

Quelle est cette histoire ?

« Quelle est cette histoire ? » est une série de billets courts visant à préciser ou approfondir une actualité. Irrégulière, elle paraît lorsque je perds mon temps à creuser une information, parfois un peu trop. Les billets s’adressent à des personnes ayant déjà entendu parler du sujet traité, et les notes de bas de page apportent plus d’informations que le contenu.

« Loi sur la transparence de l’influence étrangère ». C’est ainsi qu’est nommée la loi qui a fait couler un peu d’encre en France, et ailleurs en Europe, alors que l’on entend pourtant d’habitude peu parler de la Géorgie. Quelques articles de presses1, 2, bien que peu mis en avant, ont en effet fait état des manifestations en cours en Géorgie, menées par les opposants à ce projet de loi.

Les commentaires sur la portée du texte, et les réactions de tous bords, sont nombreux, mais que dit précisément ce texte ? J’ai eu l’occasion d’en traduire des morceaux3, et vous propose ici une synthèse de cette loi, adoptée le 14 mai4 par le Parlement géorgien, après un peu plus d’un mois de débats pour le moins houleux5.

Bien que le texte doive entrer en vigueur prochainement, la présidente du pays, Salomé Zourabichvili, a annoncé qu’elle userait de son « droit de veto » sur ce dernier6. Via un petit détour par la Constitution du pays, nous verrons également, thème technique et peu traité par la presse, pourquoi ce droit de veto n’en est pas réellement un, et ce qui justifie que je mette ces mots entre guillemets.


  1. Faustine Vincent, « En Géorgie, un projet de loi sur la presse inspiré par Moscou », Le Monde, 22 avril 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/04/20/en-georgie-un-projet-de-loi-sur-la-presse-venu-de-moscou_6228823_3210.html
  2. Vadim Kamenka, « En Géorgie, une loi répressive qui vise ONG, médias, syndicats… », L’Humanité, 30 avril 2024, https://www.humanite.fr/monde/adhesion-union-europeenne/en-georgie-une-loi-repressive-qui-vise-ong-medias-syndicats
  3. Lika Kavkasidze, Texte de loi sur la transparence de l’influence étrangère – Traduction partielle, 19 mai 2024, https://lika.boxph.one/sur-la-transparence-de-l-influence-etrangere-20240519.html
  4. Thomas Guichard, « En Géorgie, la grande désillusion des manifestants après le vote de la "loi russe" », La Croix, 15 mai 2024, https://www.la-croix.com/international/en-georgie-la-grande-desillusion-des-manifestants-apres-le-vote-de-la-loi-russe-20240514
  5. Faustine Vincent, « En Géorgie, mobilisation contre la loi sur les "agents de l’étranger" », Le Monde, 16 avril 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/04/16/en-georgie-mobilisation-contre-la-loi-sur-les-agents-de-l-etranger_6228111_3210.html
  6. Thomas Guichard, « Salomé Zourabichvili, présidente de la Géorgie : "Je m’opposerai à la loi sur l’influence étrangère" », La Croix, 15 mai 2024, https://www.la-croix.com/international/salome-zourabichvili-presidente-de-la-georgie-je-m-opposerai-a-la-loi-sur-linfluence-etrangere-20240515

Que prévoit le texte ?

En plus de quelques définitions de rigueur, la loi ne contient essentiellement qu’une mesure d’importance : l’obligation d’enregistrement des entités représentant les intérêts d’une puissance étrangère1. Cette déclaration doit être opérée par l’entité elle-même à une agence spécialement instituée, l’Agence Nationale du Registre Public (ANRP).

Tant qu’elle tombe sous les critères de qualification comme entité représentant les intérêts d’une puissance étrangère, l’entité doit effectuer cette déclaration tous les ans, sous peine d’une amende d’environ 8 000 € (25 000 laris géorgiens)3. Il est prévu par le texte que les déclarations soient rendues publiques, et accessibles directement depuis le site Internet de l’ANRP.

Dans le détail, l’entité doit fournir des informations permettant son identification, et est également soumise à une obligation de transparence sur ses finances. L’ensemble des dépenses et des recettes, étrangères ou non, doivent être déclarées, en indiquant leur provenance ou destination et leur objet2. En l’espèce, cette loi est donc une loi de transparence, concernant les entités dites « représentant les intérêts d’une puissance étrangère ».

Au sens du texte, une entité représentant les intérêts d’une puissance étrangère est une organisation, un organe de presse, ou l’exploitant d’un site Internet d’information, percevant plus de 20 % de ses revenus annuels d’une puissance étrangère4, soit d’une entité directement issue d’un gouvernement étranger, ou, plus largement, d’une personne (physique ou morale) basée dans un état étranger.

Afin de se déclarer, les entités soumises aux obligations prévues par la loi peuvent recourir à une procédure entièrement dématérialisée, sauf pour leur première déclaration. Pour obtenir accès au site Internet permettant de remplir le formulaire, il faut en effet préalablement adresser par courrier une demande à l’Agence Nationale du Registre Public, qui indiquera à l’entité l’adresse du site sur lequel se rendre, pour déclarer, dans un délai de dix jours, les informations nécessaires.


  1. Faustine Vincent, « En Géorgie, un projet de loi sur la presse inspiré par Moscou », Le Monde, 22 avril 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/04/20/en-georgie-un-projet-de-loi-sur-la-presse-venu-de-moscou_6228823_3210.html
  2. Lika Kavkasidze, Texte de loi sur la transparence de l’influence étrangère – Traduction partielle, 19 mai 2024, https://lika.boxph.one/sur-la-transparence-de-l-influence-etrangere-20240519.html
  3. Human Rights Watch, « Géorgie : Le projet de loi sur "l’influence étrangère" menace les droits », 10 mai 2024, https://www.hrw.org/fr/news/2024/05/10/georgie-le-projet-de-loi-sur-linfluence-etrangere-menace-les-droits
  4. Valérie Gauriat, « En Géorgie, la loi sur l’influence étrangère polarise la société », Euronews, 24 mai 2024, https://fr.euronews.com/2024/05/24/en-georgie-la-loi-sur-linfluence-etrangere-polarise-la-societe

Fondement du droit de veto

Maintenant que le contenu du texte est clarifié, examinons ce que signifie ce fameux « veto » annoncé par la présidente géorgienne1, 2, en désaccord avec le Gouvernement sur ce texte. Un peu de contexte d’abord : la République de Géorgie est un état disposant d’un Parlement unicaméral (c’est-à-dire avec une seule chambre, il n’y a pas d’équivalent du Sénat français chez eux), et le Gouvernement reflète la majorité des membres de ce Parlement, élue sous l’étiquette du parti politique Rêve Géorgien3.

Le Parlement est souverain : en principe, un texte adopté l’est définitivement, et doit être signé dans les deux semaines par la présidence du pays, selon l’article 46 de la Constitution4. Par exception (de droit), la présidence peut néanmoins suggérer des amendements au texte, et le renvoyer devant le Parlement pour un nouvel examen tenant compte de ces amendements.

Ce droit de renvoi devant le Parlement est souvent appelé « droit de veto » en Europe5, bien qu’il ne permette en réalité qu’un renvoi du texte devant le Parlement, toujours constitué des mêmes membres. Ce dernier se prononce sur les amendements proposés, et peut les adopter sous réserve d’obtenir une majorité de voix. Si ces amendements sont adoptés, la présidence est alors dans l’obligation de signer la loi. Dans le cas contraire, pour la Constitution géorgienne précise :

Si le Parlement rejette les amendements proposés par la présidence, la version initiale de la loi est de nouveau soumise au vote. Cette dernière est adoptée si la majorité du nombre total de députés se prononce en faveur de la loi.

Alinéa 4 de l’article 46 de la Constitution de la République de Géorgie4

Bien qu’à la première lecture de cet extrait, l’intérêt du veto puisse sembler limité, il convient de se focaliser sur les mots « majorité du nombre total de députés » : hors veto, un texte est adopté par le Parlement à la majorité des présents7. Une force politique, même majoritaire, doit donc mobiliser ses troupes pour voter une loi soumise à veto dans un contexte tendu.

À l’issue de cette procédure donc, et en cas de vote favorable sur le projet initial, la loi entre obligatoirement en vigueur : si la présidence de la République refuse toujours de signer le texte, la présidence du Parlement en sera chargée à la place. En l’espèce, et puisque les amendements proposés par la présidence, et tendant à l’abandon pur et simple du texte, n’ont aucune chance d’être adoptés par une assemblée dont la majorité est constituée de députés du parti Rêve Géorgien, le texte devra être voté par la majorité des membres du Parlement pour être adopté.

Examinons la situation au Parlement : sur les 150 sièges, dix sont actuellement vacants, il suffirait donc de 70 députés en faveur du texte pour que son adoption soit définitive. Sachant que le projet a été adopté par 84 députés contre 30 (soit une écrasante majorité)6 avant d’être soumis à la présidente, et que deux partis : Rêve Géorgien, représentant 76 députés, et Pouvoir au peuple, représentant 9 députés, soit un total de 85 députés, devraient d’ores et déjà voter en faveur du texte, peu de doutes planent sur son adoption.


  1. Thomas Guichard, « Salomé Zourabichvili, présidente de la Géorgie : "Je m’opposerai à la loi sur l’influence étrangère" », La Croix, 15 mai 2024, https://www.la-croix.com/international/salome-zourabichvili-presidente-de-la-georgie-je-m-opposerai-a-la-loi-sur-linfluence-etrangere-20240515
  2. « La présidence a opposé son veto à la loi russe », Site officiel de la présidence de la Géorgie, 18 mai 2024, https://president.ge/index.php?m=206&appeals_id=396&lng=geo
  3. En géorgien : ქართული ოცნება, traduction littérale
  4. Cour Constitutionnelle de Géorgie, Constitution de la République de Géorgie, traduction anglaise, https://constcourt.ge/en/court/legislation/constitution-text
  5. European Commission for Democracy Through Law (Venice Commission), « Georgia : Opinion on the amendments to the organic law on the constitutional court and to the law on constitutional legal proceedings »
  6. « Géorgie : que comporte le projet de loi controversé sur l’"influence étrangère" adopté au Parlement ? », Libération avec le concours de l’AFP, 14 mai 2024, https://www.liberation.fr/international/europe/georgie-que-comporte-le-projet-de-loi-sur-linfluence-etrangere-adopte-au-parlement-20240514_2WMPBSCRSBFPPJDTILLODLBPQ4/
  7. Plus précisément, majorité des présents et plus d’un tiers du total des députés.

La probabilité que la loi soit rejetée est donc infime, mais l’importance diplomatique du veto, et son message de soutien aux manifestants sont néanmoins des armes de taille de la présidence géorgienne en vue des élections législatives d’octobre prochain, pour affaiblir le parti majoritaire, Rêve Géorgien, face à ses concurrents1.


  1. Estelle Levresse, « Salomé Zourabichvili : "J’attends du président Macron qu’il vienne ici" », La Tribune Dimanche, 19 mai 2024, https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/j-attends-du-president-macron-qu-il-vienne-ici-salome-zourabichvili-presidente-de-la-georgie-997874.html

2 commentaires

Un petit commentaire pour signaler une erreur dans le billet que je viens de corriger : le seuil nécessaire au Parlement afin d’outrepasser le droit de veto présidentiel était, jusqu’en 2011, de trois cinquièmes du Parlement, comme indiqué dans le billet initialement. Les amendements constitutionnels votés en 20111 ont néanmoins réduit ce seuil à la majorité du total des députés (et non la majorité des présents nécessaire pour l’adoption initiale2).

Dans le même temps, j’en profite pour signaler que la loi a été adoptée ce jour, après un vote du Parlement, à 84 voix contre 43. Encore un combat qui était gagné d’avance, comme on dit.


  1. Loi Constitutionnelle N° 5630 du 27 décembre 2011
  2. Plus précisément, majorité des présents et plus d’un tiers du total des députés
  3. Faustine Vincent, « En Géorgie, le "Jour de la trahison" », Le Monde, 28 mai 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/05/28/en-georgie-le-jour-de-la-trahison_6236067_3210.html
+1 -0
Connectez-vous pour pouvoir poster un message.
Connexion

Pas encore membre ?

Créez un compte en une minute pour profiter pleinement de toutes les fonctionnalités de Zeste de Savoir. Ici, tout est gratuit et sans publicité.
Créer un compte