Le Tooling Hell, comment s'en sortir pour être plus productif?

Ou plutôt doit-on s'en sortir?

Ce matin, dans mon fil linkedin, après avoir viré les multiples postes égotiques de Jean-Michel SelfMadeMan, je suis tombé sur un poste qui a éveillé ma curiosité, surtout que, chose rare, beaucoup de commentaires étaient intéressants.

Le travail moderne: Tu reçois un message sur Slackù avec un lien vers un document Confluence pour préparer le meeting qui aura lieu sur Zoom, durant lequel tu prendras des notes sur Notion, et tu suivras l’avancement sur Monday et mettre à jour le Trello et voilà la fin de la semaine alors qu’au lieu de faire ton taf’*1 tu as juste fait transiter des données d’une BDD à l’autre. Et chacune te coûte 15$ par mois et par utilisateur.

Joan Westenberg, sur linkedin

En tant qu'Engineering Manager, je dois avouer que ce problème d’outillage est vraiment une chose qui me touche au jour le jour et à l’heure actuelle, on pourrait dire ceci:

Tu as obtenu une idea sur Jira product discovery que tu as transformé en epic sur Jira et commencé à découpé dans des story Jira que tu auras consignées dans une Microsoft List pour planifier les BRS. Ensuite tu as créé un ticket JSM pour obtenir des infos supplémentaires de la team UX qui t’a demandé une réunion teams qui sera consignée dans Confluence.

Si mon plan paraît plus restreint car mon entreprise fait la part belle à Microsoft et Atlassian pour son outillage, la conclusion de "bouger l’info entre différentes BDD" reste tout à fait réelle.

En fait, on remarque que le monde de la productivité est un monde où les outils sont si nombreux et si concurrentiels que leur nombre subit une inflation gigantesque et difficile à maîtriser tout en donnant un aspect vain au « travail moderne ».

Le thème me paraît important et intéressant, d’autant que j’ai quelques pistes de réflexion à apporter, notamment deux arguments qui plaident pour un statu quo plus qu’autre chose: la structure mentale des gens et l’organisation interpersonnelle à coup de matrice RACI.


  1. La citation initiale parle de do fucking things, disons que j’ai traduit le sens plus que la lettre…

Architecte, Jardinier, Bibliothécaire/archiviste, Etudiant

Lorsque l’on doit prendre des notes, brasser de l’information, et produire le document que notre mission demande, nous allons nous organiser différemment selon nos habitudes mais aussi notre structure de travail.

Tiago Forte, un consultant dans le domaine de la productivité va même pousser l’essentialisme un peu plus loin en décrivant 4 archétypes de manière de penser et prendre ses notes:

  • L’architecte, qui a besoin de structurer, labeliser, unifier, et d’explorer en utilisant des liens formels, un peu comme une clef étrangère de BDD, selon Tiago Forte, ils utilisent un « mindset system »
  • Le jardinier, qui va plutôt mettre en avant la créativité et les connexions spontanées, ils vont favoriser des approches "exploratoires"
  • Le bibliothécaire/l’archiviste: va plutôt organiser l’information de manière hiérarchique car il va se comporter en curateur
  • L’étudiant, bien plus orienté court terme, démarrant chaque prise de note sur un use case spécifique au présent.

Si vous pourrez trouver un descriptif plus complet dans cet article, Tiago Forte a aussi publié une vidéo à ce propos où il met en avant les logiciels de prise de notes qui sont les plus adaptées à chaque personne.

Avec tout ça vous aurez sûrement compris une première raison de l’inflation des outils au sein des entreprises:

Les équipes sont constituées de plusieurs types de personnes, et même quand une équipe a un mode de pensée commun permettant par exemple d’investir dans une solution telle que Notion ou l’écosystème Microsoft (One Note, Loop, Sharepoint), le travail inter équipe va forcer à en plus de cela faire un travail de curation qui va facilement mener à d’autres outils tels que Confluence à devenir nécessaire. Bravo, vous venez de transférer la donnée entre deux BDD: celle de votre outil de prise de note et celle de votre outil de curation/de mémoire d’entreprise.

Les certifications et les écosystèmes

Les entreprises ont des impératis liés aux différentes certifications. Par exemple si tu veux qu’un département ou un site soit certifié SOC2, il faut que tous tes fournisseurs le soient. Tu vas donc devoir limiter tes fournisseurs ou payer le prix le plus cher pour que certaines intégrations forcées par l’écosystème de compliance soient activés. Et c’est là que rapidement tu vas avoir besoin de naviguer entre les outils : les tâches de tes devs sont dans Jira? cool, mais l’équipe marketting ne te donnera ses assets que dans Sharepoint qui est accessible via l’onglet Files de Teams. Et puis bon, Atlassian ne donne rien pour faire de la communication instantanée ou des meetings. Loop de Microsoft manque de fonctionnalités qui te sont nécessaires donc tu continueras avec Confluence… C’est sans fin.

En somme, gérer des problèmes complexes avec une organisation complexe génère une inflation des outils.

Prenons Notion, dont j’ai déjà parlé dans un précédent billet.

L’organisation sous le format de base de données qu’on peut rendre plus lisible via des tables, des calendriers, des kanban voire des pages style wiki puis qu’on peut automatiser à volonté me va très bien. Moi, ça me permet de suivre le cycle de vie d’une tâche tant qu’elle n’est pas entre les mains de mon équipe pour développer (rédaction, obtention des mockup, des limites…). Dans notion j’ai tout en un : enregistrement de la données, prise de notes, liens avec mes meetings…

Mais voilà, pour être certifié SoC2, mon entreprise aurait besoin de payer un abonnement adapté pour que quelques personnes utilisent Notion. Et là, c’est un peu chiant car nous avons en même temps investi dans Microsoft ou encore Atlassian pour avoir des suites complètes d’outils qui couvrent 100% des besoins. Et là c’est le drame : jira permet un suivi et des automatisme, mais ne me permet pas de définir qui j’attends lorsque j’attends un mockup, une doc, une réponse de l’équipe produit… Résultat, je me retrouve à :

  • Faire une tâche jira car c’est ça que mes coéquipiers utiliseront
  • Faire un item de MS List qui permettra d’avoir l’aspect "bdd notion" + les automatismes via Power Automate
  • La prise de note se fait via One Note qu’on peut se partager dans Teams
  • La documentation et les CR de meeting "au propre" se font via Confluence que je peux aussi bien lier à mon MS List qu’à ma tâche Jira
  • Tout ça sera ensuite correctement lié à une idea Jira Product Discovery
  • Et pour m’assurer que je n’oublie rien, je crée un ensemble de tâches Microsoft To Do chez moi pour suivre mon avancement personnel

Il m’aura fallu 6 outils au lieu d’un, mais au moins on ne met pas en péril la certification pour juste 4–5 personnes qui utilisent Notion dans une entreprise qui toutes filiales confondues compte 80 employés.

Aujourd’hui tous les fournisseurs d’outils de productivité (à part peut être Notion qui pour l’instant essaie d’être un tout en un) ont choisi une stratégie basées sur un écosystème d’application. Ces écosystèmes ne remplissent jamais à eux seuls 100% de vos besoins et donc les entreprises vont au moins souscrire à 2 d’entre eux (e.g Microsoft 365, Atlassian…) et galèreront toujours à trouver quel outil choisir lorsqu’il y a superposition entre les écosystèmes.

Pour moi, on n’y peut rien et pour avoir une vraie couverture des besoins, c’est tant mieux qu’on ait la possibilité de souscrire à plusieurs fournisseurs. Le problème est ici un manque de décision humaine sur ce qu’on fait sur la zone de superposition. Chez nous, ce sont les CR de réunion qui sont la pomme de la discorde. Historiquement, nous utilisions confluence mais avec le remplacement de Google Workspace par MS 365, loop est arrivé et a eu la préférence de toutes les équipes sauf l’engineering. Et on en reviens au premier point.

Annexe des applications évoquées

  • Notion: Outil de prise de note, d’organisation en base de données et de documentation qui a changé la manière de structurer les prises de notes et autres listes. Connu grace à de grosses campagnes marketing chez les tiktoker et videastes divers, il a été imité notamment par Microsoft List et Confluence Database.
  • Microsoft Loop: un module de MS 365 pour les entreprise qui permet d’animer des rétrospective, d’imiter confluence, de faire des CR de réunion
  • Confluence: outil édité par Atlassian qui permet d’organiser la documentation de vos logiciels. Il est basé sur une organisation hiérarchique.
  • One Note: outil de prise de note à la volée de Microsoft, organisé de manière hiérarchique il permet de placer des notes n’importe où sur la page, ce qui lui donne une grande souplesse
  • Jira: Outil de gestion de bugs et de tâches de développement informatique, édité par Atlassian
  • JSM (Jira Support Management): Dérivé de Jira mais orienté gestion de ticket support
  • Jira Product Discovery: Dérivé de Jira, permet de gérer les roadmaps produits en fonction des retours clients autour d’une idea plutôt qu’une story ou un bug dans Jira
  • Microsoft List: concurrent aux base de données Notion, il possède des intégrations à Power automate pour faciliter les automatisations
  • TEams: outil de visio conférence et de discussion instantannées de Microsoft, principale caractéristiques: votre RAM s’y trouve.
  • Trello: outil de gestion de projet Kanban racheté par Atlassian il y a quelques années

5 commentaires

Merci pour l’article sur ce sujet fascinant et très en vogue. Personnellement je trouve que le concept de second brain est un peu n’importe quoi, mais passons.

Votre article est très intéressant et touche pour moi le cœur du problème : les considérations sur les choix d’outils sont très individualisés, et prennent rarement en compte la dimension collective de la gestion de l’information. C’est de l’individualisme poussé à outrance. J’observe le même travers sur les questions liées aux système de productivité (GTD, etc.). C’est très puissant, mais très individualisé. Les entreprises devraient considéré ces questions et instaurer des mode de travail pour répondre collectivement à ces problèmes.

La question n’est pas : Quel est l’outil qui me corresponds le mieux ? mais : Comment gère-t-on l’information ensemble ?. Comment s’assure-t-on que les informations collectées individuellement soient conservés dans des bases de données collectives ?

Le concept de second cerveau, je le trouve intéressant mais pas convainquant. ça impose une discipline totale qui est horrible. Par contre, noter quand on se dit "il faut que je fasse tel truc" ou "il faut que je m’en souvienne", est pour moi bien plus important.

Par contre dans le monde pro, travailler en équipe est bien plus important et surtout c’est ça qui te prend le plus de temps. C’est pour ça que "le choix de l’outil individualisé" n’est pas forcément le meilleur (j’aime bien ton insistance sur l’individualisation).

Je retiens la formulation :

La question n’est pas : Quel est l’outil qui me corresponds le mieux ? mais : Comment gère-t-on l’information ensemble ?. Comment s’assure-t-on que les informations collectées individuellement soient conservés dans des bases de données collectives ?

La question n’est pas : Quel est l’outil qui me corresponds le mieux ? mais : Comment gère-t-on l’information ensemble ?. Comment s’assure-t-on que les informations collectées individuellement soient conservés dans des bases de données collectives ?

Et la réponse est : en stockant toutes les données dans des classeurs Excels géants, parce que 49 personnes sur 50 dans la boite ne savent pas ce qu’est une bdd et que le patron ne veux pas payer un informaticien pour en déployer et en administrer une.

Ah, et j’oubliais, le classeur géant, il est toujours en plusieurs exemplaires : data.xlsx, data (copie).xlsx, data.xlsx.old, data_2023-10-08.xlsx, data_mis-à-jour.xlsx. La bonne version étant celle qui a été envoyée sur Teams il y a un mois et qu’il faut retrouver en scrollant le fils de discussion.

La question n’est pas : Quel est l’outil qui me corresponds le mieux ? mais : Comment gère-t-on l’information ensemble ?. Comment s’assure-t-on que les informations collectées individuellement soient conservés dans des bases de données collectives ?

Je me permet de demander en premier lieu si les informations collectées individuellement ont besoin d’être conservés dans des bases de données collectives

Aujourd’hui, pour faire un changement dans le code de ma boite, je dois

  • l’envoyer sur un serveur git
  • aller voir scaleway, leur demander de créer 4 machines virtuelles avec nos environnements de référence
  • compiler sur chaque machine
  • pour chaque compilation, effectuer des centaines de test
  • copier les résultats de compilations sur le serveur d’artéfacts
  • marquer le résultat des tests dans l’interface adaptée
  • et après ça je peux demander à d’autres personnes de donner leur avis sur mon code.

C’est super bien pour ne pas faire d’erreur, mais si je devais le faire à la main, j’en aurais pour des jours à chaque fois. Et si c’était le cas, ben je ne le ferais pas, je compilerais sur ma machine, je testerais ce qui selon moi a du sens en fonction de mes changements, je sortirais une autre machine quand je touche à des choses spécifiques à l’OS, je serais le seul à voir le résultat de mes tests, et puis on ferait une campagne générale de test au moment de la release. Et comme on est nombreux à contribuer, à chaque release, on aurait 2–3 erreurs à corriger, mais on vivrait avec.

On peut vivre sans avoir une information parfaite, en faisant des erreurs et en les rattrapant, il faut juste que le coût de ces rattrapages soit inférieur au coût d’usage des outils là pour les éviter. Ca ne sert à rien d’imposer le même outil à des gens qui n’ont pas besoin de communiquer, il faut juste bien définir les frontières, et s’arranger pour avoir une information à un seul endroit, sans avoir besoin d’aller mettre des liens à la main dans 36 autres outils pour que tout ceux qui ont besoin de cette information puisse la trouver. Et si exceptionnellement une tierce personne non prévue a besoin de l’information, elle demandera. Encore une fois c’est un compromis entre le coût de ces demandes exceptionnelles et le coût de gestion d’un système d’information plus lourd (en incluant la charge mentale qu’il impose à ses utilisateurs).

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