Il y a un mouvement plutôt récent en maths (disons depuis le XXème) qui consiste à tenter de restreindre au maximum toutes les hypothèses, et à généraliser tous les énoncés. C’est maintenant sous cette forme qu’on est beaucoup à découvrir l’algèbre générale (qui porte, pour grossir le trait, sur les monoïdes, les groupes, les anneaux et les corps).
C’est l’heure de la petite fiction. Je suis un mathématicien du XXIème siècle, et je viens de remarquer un truc formidable sur les polynômes réels : pour tout polynôme réel $P$, il existe un polynôme réel $Q$ tel que :
$$P=P(0)+P'(0)X+\frac{P''(0)}{2}X^2+X^3Q$$
Je vais l’appeler la formule T.
J’ai découvert ça un peu par hasard : en écrivant $P=\sum_{k=0}^n a_kX^k$, j’ai vu que $P(0)=a_0$, $P'(0)=a_1$ et $P''(0)=2a_2$. Je me suis donc empressé d’identifier (comme j’ai appris les maths formelles, je sais que par définition un polynôme c’est la suite de ses coefficients).
Maintenant, pour impressionner les copains, j’aimerais bien écrire l’énoncé le plus général possible (parce que les polynômes réels, ça manque de sensation forte). Pour ça, je me demande dans quel genre d’ensemble je pourrais prendre mes $a_k$. Visiblement il y a une somme et un produit, je vais donc choisir une structure algébrique sur lesquelles ces opérations se comportent "exactement comme sur $\mathbf{R}$" : la plus générale qui fait ça, c’est l’anneau. De mon point de vue à ce moment, un anneau c’est un ensemble muni d’opérations d’addition et de multiplication que je manipule comme l’ensemble des réels.
Malheureusement ma formule T n’a pas encore de sens dans un anneau quelconque. On a dit qu’on avait une notion d’addition et de multiplication, mais qui a parlé de division ? Si je ne veux pas avoir de problème, je vais plutôt me placer dans un corps : c’est la structure qui me permet de faire du calcul sur les fractions exactement comme je le fais dans $\mathbf{R}$. En fait, en étant vraiment perfectionniste, je peux généraliser ma formule au cas d’un polynôme à coefficient dans tout anneau de caractéristique différente de 2, et il faudrait écrire $P''(0)/2$ un peu différemment pour que ça ait bien un sens si l’anneau n’est pas commutatif (mais peu importe ce que tout ça signifie).
Bon, évidemment, les maths de la vraie vie, ça ressemble pas trop à ça. La plupart du temps on a pas de théorème génial qu’on veut généraliser, mais un problème à résoudre comme on peut. Mais c’est là qu’on peut inverser toute la méthodologie qu’on a vue : au lieu de partir de $\mathbf{R}$ et d’étendre à toute structure générale, on part d’une structure particulière, on remarque une analogie avec $\mathbf{R}$ (ou tout autre ensemble « plus simple »), et on utilise toutes les théories algébriques qui nous permettent de formaliser le pont entre les deux.
En bref, la bonne visualisation pour un anneau/un corps, c’est les exemples classiques d’anneau/de corps qui seront probablement donnés dans ce sujet. La difficulté, c’est de savoir exactement ce que partagent ces ensembles. Mais ça vient avec un tout petit peu d’expérience.
Avec toutes ces boîtes noires mentales, on peut s’amuser à faire plein de trucs :
- de l’algèbre linéaire : pour représenter des vecteurs, on a besoin d’un corps de base (ça marche aussi avec les anneaux, et on obtient la théorie des modules à la place de celle des espaces vectoriels).
- de l’arithmétique : tout ce qu’on sait faire sur les entiers relatifs (Bézout, PGCD, nombres premiers, etc.), on peut le faire dans un anneau dit principal (il y a plein d’autres anneaux plus généraux avec des jolis noms : anneau intègre dans lequel un produit est nul ssi. un des deux facteurs est nul, anneau factoriel pour lesquels il y a un théorème de type décomposition en facteurs premiers, anneau euclidien dans lequel on peut définir une division euclidienne, etc.). Par exemple, si tu connais un peu l’arithmétique des polynômes (où l’équivalent d’un nombre premier est un polynôme irréductible), il y a des analogies assez frappantes avec $\mathbf{Z}$.
- plein de nouveaux ensembles : on a dit qu’on pouvait donner un sens à un polynôme à coefficients dans un anneau. Or, l’ensemble des polynômes lui-même forme un anneau (les opérations d’addition et de multiplication de deux polynômes se comportent bien). Qu’est-ce qu’on obtient en considérant les polynômes à coefficient dans un anneau de polynômes ?