Nous avons identifié la sphère $\mathbf{S}^2$ à la sphère de Riemann, $\hat{\mathbf{C}}$. Il nous reste maintenant à exploiter une telle identification.
L'intérêt premier d'avoir des nombres complexes réside dans leur rigidité. Les fonctions holomorphes sont très courantes mais sont également très rigides : être holomorphe sur un ouvert est équivalent à être analytique sur cet ouvert.
Ainsi, nous allons profiter de ces propriétés analytiques des nombres complexes pour les appliquer à la sphère $\mathbf{S}^2$ à travers la sphère de Riemann.
Cela nous permettra de montrer un résultat surprenant : l'ensemble des fonctions holomorphes de la sphère de Riemann sont les fractions rationnelles à coefficients complexes, alors que dans le corps des nombres complexes, une fonction holomorphe peut être transcendante, comme c'est le cas pour l'exponentielle.
La sphère en tant que surface de Riemann
Vous l'attendiez probablement depuis le début de ce tutoriel, on peut enfin aborder le sujet des surfaces de Riemann.
Surface de Riemann
Formellement, une surface de Riemann est une variété complexe de dimension $1$ ($1$ du fait que l'on va envoyer des morceaux de $\mathbf{S}^2$ dans $\mathbf{C}^1 = \mathbf{C}$). Cela peut ne pas vous paraître très clair, je vais donc détailler les étapes que l'on va suivre pour montrer que $\newcommand{bS}{\mathbf{S}}\bS^2$ est bien une surface de Riemann.
- On va se rappeler que l'on peut identifier $\bS^2$ à $\newcommand{iC}{\hat{\mathbf{C}}}\iC$ ;
- on va donner deux homéomorphismes que l'on appellera « cartes », entre $\iC-\{0\}$ et $\mathbf{C}$ et entre $\iC-\{\infty\}$ et $\mathbf{C}$ ;
- on va s'intéresser à l'intersection de ces deux cartes.
La dénomination « carte » n'est pas anodine. Tout comme en géographie, une carte n'est valable que dans une certaine zone (vous n'avez jamais toute la Terre bien dessinée sur une même carte). Ainsi, il faudra se rappeler qu'une carte sert à représenter en partie la sphère $\bS^2$ et non sa totalité. Aussi, le passage d'une carte à l'autre est à étudier pour savoir comment « recoller » l'information.
Les deux cartes
Il va s'agir principalement d'étudier les deux fonctions suivantes :
qui ont pour domaines respectifs $\iC-\{\infty\}$ et $\iC-\{0\}$ avec les conventions $1/\infty = 0$ et $1/0=\infty$.
Vous remarquez bien sûr que $\nu_1$ est un homéomorphisme puisque c'est l'identité. Pour $\nu_2$, il faut reprendre une interprétation géométrique pour se convaincre qu'il s'agit d'un homéomorphisme. En effet, si on regarde l'application :
c'est une application de $\bS^2$ vers elle-même. Comme $P_N$ est un homéomorphisme, la nature de cette application est la même que $\nu_2$.
Cependant, $J$ est en fait une inversion la sphère. C'est-à-dire que le pôle sud passe au nord et le cercle
reste invariant.
C'est donc évidemment un homéomorphisme.
À l'intersection
Regardons l'image de $\nu_1$ et $\nu_2$ sur l'intersection :
Vous remarquerez que l'on passe de $\nu_1(\mathbf{C}^*)$ à $\nu_2(\mathbf{C}^*)$ simplement par l'application $u\mapsto 1/u$. Cela montre que les cartes sont bien « holomorphes » puisque le changement de carte $\nu_2^{-1}\circ \nu_1 = \nu_2$ est holomorphe sur $\mathbf{C}^*$.
Ce que ça signifie
Ce que l'on vient de faire, c'est donner deux cartes de $\bS^2$. Ainsi, on pourra lire un point de $\bS^2$ dans au moins l'une des deux cartes. En fait, tous les points sauf les deux pôles nord et sud sont lisibles dans les deux cartes.
Mieux encore, étant donné une voisinage, $V$, suffisamment petit de $\bS^2$ (qui ne contienne pas simultanément les deux pôles, $0$ et $\infty$), on peut voir $V$ comme un voisinage de $\mathbf{C}$ par lecture dans l'une des deux cartes.
Ces cartes ne sont pas des applications quelconques, elles respectent la « forme », d'où la dénomination holomorphe qui signifie en grec « qui conserve la forme ». On sait qu'elles respectent la forme puisque ce sont des homéomorphismes et le changement de carte est elle-même une application holomorphe.
Ainsi, on pourra travailler sur $\bS^2$ tout comme on travaillait sur $\mathbf{C}$. C'est ce que va approfondir l'extrait suivant.
Fonction holomorphe sur la sphère
Dans la suite de cet extrait, on va considérer une application $f : \newcommand{iC}{\hat{\mathbf{C}}}\iC\to\iC$. Évidemment, étudier $f$ sur $\iC$ ou $\newcommand{bS}{\mathbf{S}}\bS^2$ revient au même grâce à la projection stéréographique.
Holomorphie sur $\iC$
On a vu que $\iC$ « ressemblait » localement à $\mathbf{C}$ par un jeu de cartes. Maintenant que l'on s'est donné une fonction $f$ à une variable dans $\iC$, on va chercher à analyser cette fonction. Comme on s'intéresse à des comportements locaux (la régularité en est un), on passe par le jeu des cartes pour se ramener au cas complexe connu et très riche.
La situation la plus générale est celle de variétés complexes. La sphère de Riemann en est un cas particulier, mais le lecteur curieux peut par exemple regarder ça ou ça.
Définition
$f$ est holomorphe sur $\iC$, si lue dans les bonnes cartes, elle est holomorphe au sens de $\mathbf{C}$.
« lue dans les bonnes cartes » signifie que l'on va composer avec les cartes qui correspondent. De manière plus explicite, on va regarder les ensembles suivants :
avec bien-entendu $f^{-1}$ au sens ensembliste (puisque $f$ n'est a priori pas bijective).
Ainsi, les applications suivantes :
sont toutes bien définies en tant qu'applications d'une partie de $\mathbf{C}$ dans $\mathbf{C}$.
On dit que $f$ est holomorphe si toutes ces applications le sont. De même, on dira que $f$ est analytique sur une partie de $\iC$ si les applications précédentes le sont.
Exemple
Les applications suivantes sont holomorphes sur $\iC$ :
- $x\mapsto c$ avec $c\in\mathbf{C}$ ;
- $x\mapsto x$ ;
- $x\mapsto 1/x$;
- $x\mapsto x^2 + 1/x$.
Cependant les applications suivantes ne sont pas holomorphes sur $\iC$ :
- $\sin$ ;
- $\exp$ ;
- $x\mapsto \infty$.
À titre d'exercice, vous pouvez essayer de montrer ce que je viens de dire.
Résultat central
Le résultat qui mérite ce tutoriel et qui montre une grande rigidité de la structure de $\iC$ est le suivant :
Théorème
Les applications holomorphes de $\iC$ sont les fractions rationnelles à coefficients dans $\mathbf{C}$.
Pour montrer ce résultat, on utilisera le résultat suivant qui est une généralisation de celui dans $\mathbf{C}$ :
Théorème
Soit $f$ une application analytique sur une région, $R$, de $\iC$. S'il existe une suite $(z_n)_{n\in\mathbf{N}}$ de points de $R$, dont une infinité sont différents deux à deux, telle que pour tout $n\in\mathbf{N}$, $f(z_n) = 0$ alors $f$ est identiquement nulle sur $R$.
On va également définir la notion de multiplicité :
Définition
On appelera multiplicité de $f(a) = c$, le plus petit nombre $k$ tel que $f^{(k)}(a) \neq 0$.
On peut alors montrer le lemme suivant :
Lemme
Toute application $f:\iC\to\iC$ holomorphe et non constante atteint chaque valeur $c\in\iC$ un nombre fini de fois.
Démonstration
Soit $z\in \iC$ et supposons $f(z) = c$. Il existe alors un voisinage $N_z$ de $z$ tel que $f$ ne prend pas la valeur $c$ sur $N_z-\{z\}$ d'après le théorème précédent (sinon $f-c$ serait identiquement nulle).
Soit $(z_i)_{i\in\mathbf{n}}$ une suite de nombres complexes telle que $f(z_j) = c$ pour tout $j\in\mathbf{N}$. Par compacité, $\iC$ ne peut être recouvert que d'un nombre fini de voisinages $N_{z_j}$ pour $j\in\mathbf{N}$, ce qui conclut.
On va alors montrer le théorème :
Soit $f$ est une fraction rationnelle. Si les racines de $f$ sont $\alpha_1,\alpha_2,\ldots,\alpha_p$ de multiplicités respectives $r_1,r_2,\ldots,r_p$ et si les pôles de $f$ sont $\beta_1,\beta_2,\ldots,\beta_m$ d'ordres respectifs $q_1,q_2,\ldots,q_m$ alors pour un certain $c\in \mathbf{C}$,
Ainsi $f$ est bien holomorphe sur $\iC$ puisque produit d'applications holomorphes.
Maintenant supposons que $f : \iC\to\iC$ est holomorphe. Par le corollaire précédent, il existe un nombre fini de pôles de $f$ dans $\mathbf{C}$, disons $\beta_1,\ldots,\beta_s$ d'ordres respectifs $n_1,\ldots,n_s$. Ainsi l'application
est holomorphe (au sens de $\mathbf{C}$) sur $\mathbf{C}$. Donc $g$ a un développement de Taylor valide pour tout $z\in \mathbf{C}$ :
Or $g$ est également holomorphe en l'infini (puisque $f$ l'est) et donc par définition d'holomorphe (au sens de $\iC$) en $\infty$, $(g \circ \nu_2)$, de développement :
est holomorphe en $0$. Mais $g\circ \nu_2(z)$ ne peut pas être égal à l'infini sur tout voisinage de $0$, sinon elle ne serait pas holomorphe (l'application $z\mapsto \infty$ n'est pas holomorphe). Donc $a_j=0$ pour $j$ assez grand et donc $g$ est un polynôme et $f$ est une fraction rationnelle.
On cloture ainsi la partie analytique de ce tutoriel.
Ce qu'il faudra en retenir, c'est que la propriété « être holomorphe » pour une fonction dans $\hat{\mathbf{C}}$ est encore plus forte que celle dans $\mathbf{C}$ alors que les hypothèses n'ont pas été beaucoup accrues (en apparence seulement).
Les fractions rationnelles ont des propriétés très intéressantes : par exemple, un nombre fini de pôles de racines et de points fixes. Dans des études de systèmes dynamiques, cela se révèle d'une grande importance.
Les très fameux ensembles de Julia sont étudiés dans ce contexte et font encore objet de beaucoup d'efforts de recherche. Cela fera, peut-être, l'objet d'un prochain tutoriel ?