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Chronique : climat sécuritaire et crise du climat

Ce billet est l’écrit sur lequel je me base pour ma chronique, chaque mercredi, lors de La Matinale, sur trensmissions.

Je me suis dit que le texte étant accessible au plus grand nombre, je pourrais le partager ici.

Ce que vous lisez a été le mercredi précédent, cependant certains passages peuvent être inédits (selon les aléas et contraintes du direct) !

Sécurité irrationnelle

Chère auditrice, cher auditeur. Le thème de cette semaine est l’état d’urgence. Alors bien sûr, je me suis rendu compte pendant l’écriture de cette chronique que ma chronique précédente, traitant de la notion de risque et de hasard, aurait très bien convenu.

Cependant, heureusement pour moi, il y a de nombreuses choses à dire, et à redire, au sujet de l’état d’urgence. En fait cet état d’urgence m’étonne. Et ce qui m’a même encore plus étonné lors de ma réflexion, c’est que ce qui cloche dans l’état d’urgence ressemble beaucoup à ce qui cloche dans autre sujet. Et cet autre sujet, c’est notre crise climatique.

L’état d’urgence, il s’est immiscé partout, il provoque en nous des réactions multiples. L’homme politique y est contraint. L’état d’urgence, c’est en fait celui de nos émotions. Il sème en nous le doute et la méfiance.

Le climat provoque lui une résilience générale. Le doute est la méfiance est cette fois-ci dirigée vers les scientifiques.


Les scientifiques sont pourtant tout à fait unanimes, et ce depuis des années, quant au fait que le climat change brutalement, dangereusement et à nos périls. Bien que les marchands de doute ne cessent d’inventer de nouveaux produits usurpateurs du savoir, notre entendement devrait entendre le son des vents à venir.

Il se présente à moi une étrange dissonance. D’une part, notre confiance envers les outils technologiques fondés sur le savoir scientifique, s’accroit : qui aujourd’hui refuse d’utiliser la moindre technologie comme la téléphonie ? D’autre part, et de façon paradoxale, notre méfiance envers la connaissance scientifique elle-même est tout autant accrue.

Comment se fait-il que la science soit isolée, recroquevillée, alors qu’elle est au plus proche de nous ?


Pour traiter cette crise de confiance en le temps qui m’est donné, je ne vais pas me contenter de lister des savoirs scientifiques afin de montrer que nous savons des choses. Parce qu’en fait, il ne s’agit pas tellement de ce que nous savons, mais de notre rapport à ce que nous savons.

C’est souvent ce rapport au savoir qui est difficile. Dans le cas du climat, c’est notre rapport aux scientifiques. Dans le cas de l’état d’urgence, c’est notre rapport au risque terroriste, qui est déjà en lui-même difficile à appréhender.

Le mathématicien Thurston décrivait son travail de mathématicien comme étant la recherche de l’amélioration de la compréhension humaine des mathématiques. On est bien loin d’une description de l’activité mathématicienne comme étant celle de la recherche de preuves.

Tout autant que les mathématiques ne sont pas réductibles à la recherche de preuves, la Science ne fait pas qu’établir du savoir, elle a pour vocation de faire savoir.


Une question difficile est alors la suivante. La Science a-t-elle failli à son objectif de diffusion des savoirs ?

Ce qui est certain, c’est que des efforts sont fournis. La semaine prochaine, par exemple, il y aura la Fête de la Science qui sera célébrée dans de nombreux lieux scientifiques. Cette fête a pour vocation de communiquer la Science, la partager. Intégrer le citoyen dans le monde si particulier qu’est le monde scientifique. Ces actions sont essentielles pour maintenir le lien, parfois si fragile, qu’il existe entre la Société et la Science.

Malheureusement, ces activités sont encore anecdotiques. Mais si les scientifiques ne s’en emparent pas, à qui les laisse-t-on ? C’est bien là le problème que j’aimerais soulever et que vous ayez à l’esprit. Si ce n’est pas le scientifique qui communique sa recherche, alors la parole scientifique normalement vulgarisée devient simplement vulgaire. Elle devient vide de contenu scientifique, vide de vérité.


Quel rapport avec l’état d’urgence, me direz-vous ? Regardez comment la figure savante s’est elle aussi éclipsée.

Que savons-nous de l’état d’urgence ? Tout d’abord, qu’il n’y a plus d’urgence. Quoiqu’on en pense, nous vivons notre quotidien depuis maintenant près de deux ans alors même que nous sommes inscrits dans une politique urgentiste.

Mais que savons-nous de l’état d’urgence en tant qu’action ? Presque rien. Nous ne savons rien de l’efficacité, et j’entends par là la mesure précise de la différence faite par les mesures exceptionnelles, que cette différence soit positive ou négative. Combien ont souffert de ces mesures ? L’état d’urgence est-il globalement une protection ou une offense à nos libertés ?

Ce sont des questions de savoir. Pourquoi ne savons-nous pas ? Où sont donc passés les savants de ces questions ? Ces questions ne sont pas traités parce que la figure des savants a largement cédé sa place.


L’état d’urgence fait régence. Rendons à la République ce qui lui appartient. La République, dans son étymologie, signifie la chose publique. Mais la chose publique n’est pas uniquement politique, elle est aussi savante.

Il n’y a plus de citoyenneté dans un pays où le savoir scientifique, le savoir politique, sont absentés, effacés. Faisons état de la nécessité, et non de l’urgence, de nous protéger face à l’obscurantisme, de quelque nature qu’il soit.


11 commentaires

J’aurai trois explications complémentaires à mettre en avant pour tenter d’expliquer ce phénomène de perte de l’importance des savants :

  • Le premier point vient de Nate Silver dans son livre "the signal and the noise". Depuis les années 70 et l’invention de l’ordinateur (et plus récement la généralisation d’internet et des réseaux sociaux) nous vivons dans une surabondance d’information que notre cerveau ne sait pas traiter. Certes la connaissance scientifique augmente, mais les "fake news" et déclarations pseudo scientifiques aussi (il suffit de parler avec un complotiste du 11/09 pour avoir une bonne idée du bruit qui peut être produit sur certains sujets !). Les gens normaux sont malheureusement bien plus souvent confrontés au bruit médiatique qu’au signal scientifique.

  • La seconde explication vient de la psychologie comportementale. Notre cerveau est par nature rarement apte à suivre les scientifiques. Il prefère souvent une théorie simpliste qui le conforte dans ses opinions ou lui évite de se remettre en cause. On aime ainsi la science dans notre téléphone non pas par "croyance" en la science, mais simplement car on voit qu’elle marche et que cette réalité physique s’impose à nous. La parole scientifique sur le réchauffement climatique ou la sécurité ne s’impose pas à nous, on peut assez facilement nier tout cela tout en restant cohérent avec les faits qu’on observe (pour l’instant) : elle demande vraiment un acte de foi, de "croire" en la science, chose à laquelle notre cerveau est par nature réticent si cela va à l’encontre de nos croyances établies.

  • Le troisième point vient de Tocqueville. Il dénoncait dans "de la démocratie en amérique" que au fil du temps la liberté de parole se tranformerai en une égalité des paroles. La parole de l’expert et du scientifique finit par être délégitimée car "autoritaire", et insuportable : pourquoi un expert ne serait-il pas l’égal d’un simple citoyen ? Cela est d’autant plus vrai que maintenant chacun peut débattre et donner son avis sur des forums ou réseaux sociaux où chaque avis devient légitime et ou chacun se sent l’égal de l’autre. Mitterand disait bien "je ne suis pas votre élève", signifiant que le politique se place rarement sur le plan du savoir.

Je trouve donc relativement normale (bien que triste) la situation actuelle, c’est l’inverse qui aurait été étonnant.

La réponse des scientifiques est pour moi à coté de la plaque. Nous répondons a ces histoires mensongères par des faits, avec du fack checking et autres initiatives de ce genre. Nous utilisons les codes de la communication entre scientifiques pour parler à des gens qui sont souvent très peu sensibles à ces codes. Et au final on se retrouve avec des Idriss Abderkan dans les médias car eux savent raconter des histoires et ont l’air bien plus intéressant à écouter pour monsieur tout le monde. Je pense que la réponse doit se faire sur ce terrain là : les scientifiques doivent apprendre à raconter aussi de jolies histoires (vraies) au grand public. :)

+3 -0

Je pense que la réponse doit se faire sur ce terrain là : les scientifiques doivent apprendre à raconter aussi de jolies histoires (vraies) au grand public. :)

Je crois que le nœud du problème est là et qu’il est ici sous une forme réduite. Le problème, c’est qu’il y a des faits scientifiques qu’il est impossible de mettre sous la forme d’une jolie histoire. La température moyenne terrestre augmente plus qu’explicable par les causes non-humaines, t’as pas 36 façons de le dire et qu’est-ce que tu veux faire face à des gens qui le nient bêtement et les gens qui suivent ces derniers tout aussi bêtement ? Le seul argument côté scientifique, c’est les données, tu pourras bien faire ton graphique des températures aussi joli que tu veux, ça restera un graphique et les gens qui voudront le nier le feront.

Le pire, c’est que les gens qui nient des données brutes sont aussi très forts pour nier des paroles qui seraient prononcées de façon édulcorées du genre "bon les gars, ça se réchauffe, faut se calmer sur les émissions de tel gaz". Ils seront les premiers à demander les études qui soutiennent ce propos, les premiers à rien à y piger, et les premiers à les nier. Il est impossible de discuter avec ces gens là avec des arguments scientifiques, et ironiquement ils te diront que les arguments non-scientifiques ne valent rien à leur yeux. On n’a aucune arme intellectuelle contre les gens qui ne servent pas de leur cerveau de façon rationnelle. C’est comme se battre contre de l’eau avec une passoire.

+8 -1

Et au final on se retrouve avec des Idriss Abderkan dans les médias car eux savent raconter des histoires et ont l’air bien plus intéressant à écouter pour monsieur tout le monde. Je pense que la réponse doit se faire sur ce terrain là : les scientifiques doivent apprendre à raconter aussi de jolies histoires (vraies) au grand public.

Bien que pas globalement d’accord, je comprends ton point de vue, et je pense qu’il soulève quelque chose d’important. Il est vrai que le langage des scientifiques est différent du langage vulgaire. Sans passer à un jugement de valeur, il faut effectivement se rendre compte qu’une (si ce n’est la) grosse difficulté se trouve ici.

Le seul argument côté scientifique, c’est les données, tu pourras bien faire ton graphique des températures aussi joli que tu veux, ça restera un graphique et les gens qui voudront le nier le feront.

Un graphique est déjà une petite histoire par rapport à des données brutes. :)

+1 -1

Dans les années 80, les écolos n’arrêtaient pas de tirer ce signal d’alarme : ’Il n’y aura plus de pétrole sur terre en l’an 2000’. Par ce discours, et par un tas d’autres messages, ils ont décrédibilisé le message écologiste pour les années à venir. Si aujourd’hui, il y a des climato-sceptiques, c’est en grande partie parce qu’il y a eu des écolo-hystériques pendant des années.

Si aujourd’hui, il y a des climato-sceptiques, c’est en grande partie parce qu’il y a eu des écolo-hystériques pendant des années.

Je ne pense pas que ça soit la raison principale mais je suis d’accord avec le point que tu soulèves. C’est là la grande difficulté : raconter de belles histoires au grand public, mais des histoires vraies. En évitant de tomber dans la dramatisation et la sur-enchère. C’est sans aucun doute un art difficile, mais qui à dit que c’était facile ? :)

+0 -0

Si aujourd’hui, il y a des climato-sceptiques, c’est en grande partie parce qu’il y a eu des écolo-hystériques pendant des années.

Je ne pense pas que ça soit la raison principale mais je suis d’accord avec le point que tu soulèves. C’est là la grande difficulté : raconter de belles histoires au grand public, mais des histoires vraies. En évitant de tomber dans la dramatisation et la sur-enchère. C’est sans aucun doute un art difficile, mais qui à dit que c’était facile ? :)

Demandred

Ce n’est pas difficile, mais il faudrait que nos journalistes fassent preuve d’un peu de déontologie.

Ce n’est pas difficile, mais il faudrait que nos journalistes fassent preuve d’un peu de déontologie.

Je ne pense pas que ça soit réellement leur métier : un journaliste est formé pour rapporter l’information, dire les faits de l’actualité. Il n’est pas formé en général à la transmission de la connaissance scientifique ou pour avoir une reflexion sur les causes et conséquences des faits qu’il observe.

Pour parler de mon domaine de compétence, en économie 97% des journalistes économiques n’ont pas de diplôme en économie. De façon plus générale, même du coté politique et institutionnel (Bercy, partis, banque de France etc.) on retrouve très peu de gens avec une vraie formation en économie et beaucoup de gens avec un profil type science po/ena. Autrement dit il n’existe qu’une interface très faible entre le monde universitaire et ce qui communiqué aux citoyens via les médias et discours politiques.

Pour moi c’est bien le rôle des chercheurs que de s’occuper de la diffusion de la connaissance, cela fait d’ailleurs partie des trois missions principales d’un enseignant chercheur : enseignant, recherche, diffusion auprès de la société. Malheureusement ces derniers ne sont même pas formés à enseigner, alors quant à penser à les former à communiquer…

+0 -0

Chacun ses compétences. Les compétences nécessaires pour être au top de la science sont déjà difficiles à acquérir. Si tu demandes aux scientifiques les plus brillants d’être en plus doués en communication, tu cherches des moutons à 5 pattes.

Mais malheureusement, tu as raison.

Chacun ses compétences. Les compétences nécessaires pour être au top de la science sont déjà difficiles à acquérir.

on est d’accord, ce n’est pas facile ! Mais je pense qu’il peut y avoir plusieures façons d’améliorer les choses sans chercher un mouton à 5 pattes :

  • Former un minimum les scientifiques actuels (au moins certain d’entre eux) à la difussion des connaissances. Cela s’inscrit dans le débat plus large sur le "publish or perish" et les incitations et l’évalution des chercheurs (diffuser n’est clairement pas valorisé et est un investissement difficile à faire en début de carrière).
  • Travailler de façon complémentaire entre journalistes et scientifiques. L’exemple parfait en économie est le livre freackonomics, fruit de la collaboration entre un journaliste et un chercheur.
  • Créer des formations intérmédiaires à forte valeur scientifique mais avec une orientation "communication/journalisme". Du genre au lieu de faire un doctorat remplacer ce travail de recherche par une formation en communication/journalisme adaptée pour produire des gens capable de comprendre et lire la littérature scientifique tout en ayant la capacité à communiquer dessus. La personne en question en serait certe pas au "top" de la science, mais elle aurait a priori les capacités à servir de véritable intermédiaire entre ce top et la société. Cela me fait un peu penser au rôle que pourrait avoir un CTO dans une entreprise, c’est à dire (idéalement) une personne qui a un bon bagage technique mais aussi une vision manageriale/business et qui peut faire le pont entre les deux mondes.
+1 -0

Je répondrai juste par mon texte (histoire que si quelqu’un veut aborder mes propos, qu’ils soient là) :

si les scientifiques ne s’emparent pas [des activités de vulgarisation], à qui les laisse-t-on ? C’est bien là le problème que j’aimerais soulever et que vous ayez à l’esprit. Si ce n’est pas le scientifique qui communique sa recherche, alors la parole scientifique normalement vulgarisée devient simplement vulgaire. Elle devient vide de contenu scientifique, vide de vérité.

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