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Chronique : Être rationnel ?

Ce billet est l’écrit sur lequel je me base pour ma chronique, chaque mercredi, lors de La Matinale, sur trensmissions.

Je me suis dit que le texte étant accessible au plus grand nombre, je pourrais le partager ici.

L'économie, la théorie des jeux et la théorie de l'évolution

Chère auditrice, cher auditeur. Cette semaine, je vais oser vous parler d’un sujet qui mêle philosophie des sciences, biologie, économie et mathématiques. Ce sujet, c’est celui de la rationalité en théorie des jeux.

Commençons doucement. Imaginons un jeu non coopératif – un jeu, ça signifie n’importe quelle situation où il faut choisir une stratégie. La question est alors la suivante : quelles sont les stratégies gagnantes ? Par exemple, quelle est la bonne stratégie à pierre-feuille-ciseau ? Ou encore au poker ? Pour répondre à cette question, classiquement, on fait appel à une théorie mathématique : la théorie des jeux. On commence par supposer des conditions de rationalité : les joueurs sont rationnels et savent que les autres le sont aussi.

Et on peut alors caractériser les bonnes stratégies. Le choix d’une bonne stratégie pour chaque joueur, on dit que c’est un équilibre de Nash.

Un tel équilibre se caractérise de la façon suivante. C’est une situation où, pour chaque joueur, la connaissance des stratégies des adversaires n’apporte rien. Pour chaque joueur, il n’y a aucun intérêt à changer unilatéralement de stratégie.


La notion d’équilibre de Nash a été largement traitée et affinée depuis les travaux du mathématicien John Nash dans les années 50. Elle a notamment eu un énorme retentissement chez les économistes, qui y ont vu une façon de pouvoir traiter mathématiquement des questions de marchés.

Mais cette façon d’aborder l’économie n’est pas sans choix discutable. Le point le plus important que l’on aimerait discuter est en fait le suivant. On a supposé une telle rationalité qu’il paraît invraisemblable qu’elle soit vérifiée en pratique. Du fait de telles hypothèses, l’économie serait-elle une science sans sujet ?


Cela ne vous étonnera pas : la question de la rationalité est très difficile. Elle demande des efforts philosophiques tout à fait importants pour être posée correctement et des efforts encore plus importants pour tenter de sauver les meubles de l’économie.

Mais il y a une perspective sur cette question qui me passionne. Cette perspective, je la dois à la lecture d’un article de Brian Skyrms, intitulé : Game Theory, Rationality and Evolution, ce qui donne en français : Théorie des jeux, rationalité et évolution. Parce que oui, cette question, Skyrms la traite en y ajoutant de la biologie, plus spécifiquement de la théorie de l’évolution.


Comment se fait-il qu’un sujet sur la rationalité en théorie des jeux, tel que je l’ai introduit, donne de la place pour de la théorie de l’évolution ?

Ce qu’il faut comprendre, c’est que, d’une part, la biologie fournit des exemples de jeux où les acteurs n’ont pas en eux des hypothèses de rationalité. Notamment du fait qu’ils n’ont pas de choix à effectuer ! L’évolution de l’espèce humaine s’est faite sans choix de la part des individus sur lesquels la pression environnementale s’est effectuée.

D’autre part, les résultats évolutifs sont très performants, et correspondent dans bien des cas aux équilibres de Nash de ces mêmes jeux. Équilibres que l’on obtiendrait avec les hypothèses de rationalité.


La thèse que Skyrms défend est la suivante. Nous n’avons pas besoin de supposer des cadres rationnels pour rendre compte de dynamiques donnant lieu à des équilibres de Nash. En d’autres termes, on peut presque remplacer les hypothèses de rationalité par la théorie de l’évolution.

Attention, Skyrms ne dit pas que le cadre rationnel est une hypothèse correcte du fait de l’évolution. Non. Il dit que les équilibres de Nash, que l’on obtient classiquement en supposant la rationalité, sont en fait obtenables par des processus purement évolutifs.

Ainsi, le débat quant à la pertinence de la théorie des jeux en économie et en biologie ne peut pas seulement se réduire à l’argument selon lequel la rationalité est une hypothèse irréaliste. Il faut rendre compte du fait que les équilibres de Nash sont en fait atteignables autrement, et notamment d’une façon bien plus acceptée, à savoir par des dynamiques évolutives.


Malheureusement, il m’est impossible de rentrer dans des détails techniques. Cependant, il y a un certain nombre de remarques que l’on peut faire en faisant confiance aux résultats que je viens de vous citer. Tout d’abord, il me semble que c’est tout à fait stimulant que d’envisager une théorie économique évolutionniste. La plupart des résultats sont déjà présents, il faudrait maintenant chercher à les intégrer dans les théories classiques.

Aussi, on se rend compte que le débat de la rationalité des acteurs est beaucoup plus profond que l’on ne pourrait le croire. Il ne s’agit pas seulement de bien définir ce qu’est la rationalité, ce qui est déjà un défi philosophique en soi, mais aussi de trouver des critères testables. Comment vérifier que tel acteur est rationnel si ses actions peuvent être expliquées autrement, comme par exemple par des effets évolutifs ?


Je vais donc vous laisser sur cette note, que j’espère suffisamment frustrante pour que vous alliez vous même dans ces questions. Nous aurons peut-être la chance, un jour, de relire l’économie sous des lumières évolutives.


7 commentaires

Je trouve cette justification de la théorie des jeux intéressante, je ne l’avais jamais entendu encore en économie. :)

Elle demande des efforts philosophiques tout à fait importants pour être posée correctement et des efforts encore plus importants pour tenter de sauver les meubles de l’économie.

Je ne sais si les meubles sont déjà sauvés, mais globalement c’est quelque chose qui est maintenant de plus en plus pris en compte par les économistes à travers l’économie comportementale, comme en témoigne le prix Nobel de cette année attribué à Thaler. L’idée est de considérer que les individus prennent les décisions en étant soumis à des biais divers et des heuristiques imparfaites qui peuvent éloigner de la rationalité idéale. Sans entrer dans les détails cela à deux implications importantes qui ne sont pas loin de ce que tu dis :

  • Un lieu assez fort avec la biologie et les neurosciences pour expliquer comment ces structures de décisions "non optimales" émergent. On sait que dans un contexte de compétition sexuelle les hommes sont plus enclins à la prise de risque que les femmes, ce qui peut avoir des répercutions économiques. C’est un champ de recherche assez nouveau mais probablement prometteur (Je l’espère assez fortement vu que c’est celui vers lequel je vais sans doute m’orienter :p ).
  • La question de savoir comment le contexte de la prise de décision et des organisations peuvent faire apparaitre un comportement rationnel d’individu non rationnels. Ainsi certains biais individuels peuvent disparaitre au niveau agrégé du marché et on peut voir émerger un comportement global converger vers l’équilibre de Nash. A l’inverse on peut aussi parfois voir des comportements globaux "irrationnels" émerger alors que les individus sont tous très rationnels. Là aussi ça me semble vraiment tout nouveau et il devrait y avoir pas mal d’emprunt à faire à d’autres disciplines pour étudier ça correctement.
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Je trouve cette justification de la théorie des jeux intéressante, je ne l’avais jamais entendu encore en économie

En même temps c’est relativement nouveau et assez éloigné des économistes (en termes institutionnels).

Sans entrer dans les détails cela à deux implications importantes qui ne sont pas loin de ce que tu dis :

Je les trouve au contraire assez éloignés.

Une théorie évolutionniste ne dit pas que les choix sont sous-optimaux. Elle dit qu’ils sont optimaux comme si c’était des individus qui agissaient rationnellement.

C’est donc beaucoup plus fort que ce que tu as compris.

Il y a deux affirmations qui me paraissent fortes mais fondées sur pas grand chose :

L’évolution de l’espèce humaine s’est faite sans choix de la part des individus sur lesquels la pression environnementale s’est effectuée.

Réduire les processus évolutifs à la pression environnementale me gène profondément parce que ça met de côté notamment un processus qui consiste en un choix : celui du partenaire sexuel. Choisir un partenaire est un choix qui se fait aux niveaux des individus, et les critères derrières ce choix ne sont pas toujours facile à rationaliser (on pourrait d’ailleurs arguer qu’il n’y a pas forcément raison de penser qu’ils vont forcément dans la direction qui permettrait de faire la descendance la plus compétitive d’un point de vue évolutif). C’est d’autant plus difficile que l’on prend une espèce avec des interactions sociales complexes comme les humains.

D’autre part, les résultats évolutifs sont très performants

Si on regarde le passé, l’évolution est un processus plutôt fastidieux, lent, bourré d’essais/erreurs, dont le produit sont des machines thermiques sous optimales qui fabriquent de l’entropie à la pelle. Du coup je me demande sous quel angle on peut arriver à voir les résultats évolutifs comme performants.

Une théorie évolutionniste ne dit pas que les choix sont sous-optimaux. Elle dit qu’ils sont optimaux comme si c’était des individus qui agissaient rationnellement.

J’ai du mal à comprendre ce que tu veux dire par là. En économie on considère en effet que les individus font des choix rationnels, et donc que ça conduit à l’équilibre de Nash des jeux. Il y a alors une double critique légitime :

  • Est-ce les individus sont bien rationnels ou non au sens de cette théorie ?
  • Est-ce qu’on observe vraiment ces équilibres de Nash dans la vraie vie ?

Dans les deux cas, la réponse des économiste est… ça dépend, pour les deux questions. Il y a de nombreux jeux et situations où on s’éloigne très fortement de l’équilibre, comme par exemple la formation de bulles spéculatives en économie expérimentale.

On a alors trois combinaisons possibles entre hypothèse et résultat :

  • Les individus sont rationnels et se comportent comme la TdJ, tout ça bien. C’est l’économie standard.
  • Les individus sont irrationnels et ne se comportent pas de la façon prédite par la TdJ. C’est de l’économie comportementale et ça commence à se développer.
  • Les individus ne sont pas rationnels mais se comportent de façon prédite par la TdJ.
  • (Il y a aussi un 4iéme cas, la possibilité d’être rationnel et de ne pas se comporter comme la TdJ mais je crois que personne ne s’y intéresse.)

Si je comprends bien ton propos, c’est ce troisième point qu’adresse ton article, alors que je répondai plutôt sur le second point. Avec l’idée que chez les biologistes ils ont le même outil, sans rationalité supposé des individus et que ça marche bien.

Mais je ne vois pas trop comment appliquer ce raisonnement à l’économie. En biologie on part de la théorie du gène égoïste et on fait émerger l’équilibre de Nash par des probabilités de survie et de sélection. Les individus ne prennent pas de décisions, rationnelle ou non, on est dans un cadre différent. Alors qu’en économie on part du principe que les agents prennent des décisions et on étudie le pourquoi et le comment. Tu voudrais qu’on supprime ce principe de décision des individus pour aller vers un autre mécanisme ? Ou tu parles de mécanismes évolutifs pour expliquer la rationalité des agents, comme le fait qu’en présence de femmes les hommes prennent plus de risques ? Je ne suis pas sur que ça soit ce que tu veilles dire car pour moi cela retombe sur la question d’expliquer le choix des agents, mais on n’évite pas la logique de décision individuelle comme le fait la biologie évolutive.

La plupart des résultats sont déjà présents, il faudrait maintenant chercher à les intégrer dans les théories classiques.

Tu penses à des résultats en particulier ?

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Réduire les processus évolutifs à la pression environnementale me gène profondément parce que ça met de côté notamment un processus qui consiste en un choix : celui du partenaire sexuel. Choisir un partenaire est un choix qui se fait aux niveaux des individus, et les critères derrières ce choix ne sont pas toujours facile à rationaliser (on pourrait d’ailleurs arguer qu’il n’y a pas forcément raison de penser qu’ils vont forcément dans la direction qui permettrait de faire la descendance la plus compétitive d’un point de vue évolutif). C’est d’autant plus difficile que l’on prend une espèce avec des interactions sociales complexes comme les humains.

C’est une critique légitime.

Mais j’ai envie de répondre, en plus du fait que tu as raison, que le choix du partenaire sexuel n’est pas nécessairement un vrai ’choix’ et que donc ça revient à ce que je disais déjà : il n’y a pas de choix rationnels en jeu lors de la majorité des processus évolutifs.

Si on regarde le passé, l’évolution est un processus plutôt fastidieux, lent, bourré d’essais/erreurs, dont le produit sont des machines thermiques sous optimales qui fabriquent de l’entropie à la pelle. Du coup je me demande sous quel angle on peut arriver à voir les résultats évolutifs comme performants.

Lent, oui!

En fait, il faut voir qu’on parle ici des équilibres dynamiques des processus évolutifs. On considère que les résultats des processus évolutifs sont les équilibres dynamiques obtenus, même s’il faut des millions d’années pour les atteindre.

Et ces équilibres dynamiques, sont ceux de Nash. Et c’est là le point intéressant.

@Demandred : surveille tes mp, ça m’éviterai de devoir reprendre tout l’article :-)

Imaginons un jeu non coopératif

C’est triste que le monde tourne de cette façon :(

C’est juste une typologie des jeux, on peut trés bien avoir un équilibre coopératif dans un jeu non coopératif et vis versa :)

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