Salut !
Ce billet fait suite à celui-ci où je me proposais de vous expliquer un arrangement d’un standard de jazz. Dans l’épisode précédent, je vous ai présenté rapidement le standard en question : Summertime, de George Gershwin.
Aujourd’hui, nous allons analyser la structure de ce standard, ainsi que la sonorité mineur 6 qui guide cet arrangement.
Analyse de la grille originale
Voici la grille de Summertime telle que l’on peut la retrouver dans un Fake Book. Notez qu’à l’origine, la chanson est en La mineur alors que cette grille est (comme l’arrangement du premier billet de cette série) transposée en Ré mineur. Ce changement de tonalité ne résulte pas d’un parti-pris réfléchi : c’est simplement qu’au moment où je suis tombé sur la mélodie de Summertime en explorant le clavier, j’étais en train de jouer en Ré mineur et que j’avais la flemme de retrouver toutes les couleurs que je venais de découvrir dans une autre tonalité.
Les accords notés entre parenthèses sont des suggestions d’harmonisation, que nous allons bien évidemment enfreindre.
Ce standard suit une structure en 16 mesures, ABAC, c’est-à-dire qu’il se décompose en deux phrases, AB (l’antécédent, la "question") et AC (le successeur, la "réponse").
Chacune de ces phrases est constituée de deux motifs de 4 mesures :
- AB :
- Le motif A porte le premier vers de la chanson : "Summertime, and the livin’ is easy".
- Le motif B peut être vu comme une réponse à A, mais cette réponse est suspensive. Autrement dit, B répond à A par une question : Ah bon ?. Il se conclut par un turnaround de deux mesures qui nous ramènent au début.
- AC :
- Le motif A est répété à l’identique pour introduire la nouvelle phrase.
- Le motif C vient conclure à la fois la phrase et le couplet.
Allons un petit peu plus loin en examinant les accords qui habillent ces phrases. Si vous avez du mal à suivre cette analyse succincte, ne vous inquiétez pas, on repassera de toute manière beaucoup plus en détail sur ces motifs lorsque nous les réharmoniserons.
Le motif A est joué principalement sur un Dm (Ré mineur), c’est-à-dire la tonique de tout le morceau. Les autres accords servent principalement à créer du mouvement et à colorer la mélodie. On passera plus tard sur les accords suggérés pour expliquer leur signification.
Le motif B démarre sur le quatrième degré de Ré mineur, Gm. Cela en fait une réponse blues tout à fait classique, qui laisse place à un turnaround un petit peu surprenant Bm7, E7, A7. Ce qui est surprenant, c’est que deux de ces trois accords n’appartiennent pas à la tonalité de Ré mineur. Si vous avez suivi le tuto sur le jazz, vous aurez peut-être reconnu qu’il s’agit d’un ii-V en La majeur, qui se jette dans A7, la dominante du morceau, qui appelle à son tour à se résoudre sur la tonique Dm (le premier accord du motif A).
Le motif C, quant à lui, est un petit peu plus retors. Au risque de me tromper, je le comprends comme une incursion dans une tonalité voisine (Blues en Do majeur : C7 - F7 - G7) qui, en partant d’un F7, entame un ii-V en Do majeur (Dm, G7) et se résoud sur un A7 (plutôt que CMaj7), ce qui nous fait pointer à nouveau sur Dm : retour à la maison. Cela dit, je ne suis pas convaincu par la façon dont sonnent ces accords, raison pour laquelle on va réharmoniser ce motif en ne gardant que sa trajectoire générale (F7 … A7, Dm).
Bien, la grille est maintenant à peu près analysée. Commençons à jouer à avec !
La texture mineur 6
Réharmoniser une mélodie, c’est l’habiller avec de nouveaux accords pour lui donner une sonorité différente de l’originale. En ce qui me concerne ici, j’avais déjà une sonorité (une "texture") dans les oreilles, et c’est en suivant cette sonorité que je suis tombé sur Summertime, qui a eu le bon goût de se rappeler à mon souvenir à ce moment là.
Dans toute la suite, et à moins de trouver un nom plus poétique que ça, j’appellerai cette sonorité la "texture mineur 6". Ce nom est dû à la façon dont l’accord de tonique est habillé.
Le vamp Im6 - V7
Commençons par les deux accords les plus importants du morceau : la tonique (I) et la dominante (V). Appliquer la "texture mineur 6" dans la tonalité de Ré mineur revient simplement à utiliser l’accord Dm6 ("Ré mineur 6") comme accord de tonique.
L’accord Dm6 s’obtient en associant une triade Dm (Ré - Fa - La) avec le sixième degré de la gamme de Ré majeur (Si). Il a une sonorité particulière (plutôt sombre et instable) dûe à la tierce mineure entre Ré et Fa, et surtout au triton entre Fa et Si. Ça veut dire que dans le contexte de notre morceau, cet accord instable sera par définition notre "accord de repos", et c’est là que réside toute l’astuce. En somme, on crée volontairement une sonorité dans laquelle la tonique évoque un mouvement plutôt que de rester statique.
Puisque la tonique a tendance à vouloir s’enfuir, il faut compenser ce mouvement. Pour cela, on utilise une autre force : l’attraction de la dominante vers la tonique. S’il y avait une seule chose à retenir en harmonie, ce serait que les accords de dominante (les accords "7" en particulier) pointent systématiquement sur leur tonique.
C’est la raison pour laquelle les accords Dm6 - A7 forment un vamp qui, lui, reste stable : la tonique cherche à nous repousser ailleurs, alors on saute sur la dominante et la dominante nous ramène sur la tonique, et ainsi de suite…
En terme d’ambiance, on peut noter deux manières différentes de se servir de ce vamp :
Sur un tempo rapide et rythmé, celui-ci donne l’impression d’un balancement d’un pied sur l’autre, d’une "marche dansante", comme sur cet arrangement, dont l’introduction est simplement constituée de ce vamp pendant 4 mesures, avec une ligne de basse qui "marche" pour ajouter du rythme à l’ensemble :
Sur un tempo lent et en ajoutant quelques couleurs aux accords, ce vamp peut suggérer une atmosphère plus onirique, plus "fragile", un peu comme les volutes de fumée d’une cigarette. Comme ici, en accompagnement de Louis Armstrong et Ella Fitzgerald.
Écoutez bien l’accompagnement de bout en bout sur cet enregistrement car on y retrouve exactement le mouvement que nous venons d’observer, mais celui-ci se transforme légèrement au cours du temps pour rompre la monotonie. Par exemple, remarquez le changement d’ambiance au troisième passage de la grille, quand Louis Armstrong entamme le second couplet, grâce à l’ajout des cuivres.
Le "mineur 6 harmonisé"
Dans l’enregistrement d’Oscar Peterson, on entend une application différente de la même sonorité.
À plusieurs reprises dans son solo, Oscar Peterson se met à jouer "en drop 2". Sans trop rentrer dans les détails, cela veut dire qu’il remplace chaque note de la mélodie qu’il improvise par un accord de 4 notes qu’il plaque des deux mains sur le clavier et qu’il déplace le long de la gamme qu’il est en train de jouer. C’est une technique très courante dans le bebop. Voici un exemple dans lequel un petit motif mélodique est joué, une première fois normalement, et une seconde fois en drop 2 :
La gamme que j’ai utilisée dans cet exemple est la gamme de "ré mineur 6/diminué", ou gamme "ré bebop mineur mélodique". On construit cette gamme à partir de la gamme de ré mineur mélodique à laquelle on rajoue une note : la sixte mineure.
Cette gamme de huit notes tient son nom d’une propriété très intéressante : une note sur deux appartient à l’accord Dm6, alors que le reste des notes forme un accord diminué (Eo7 et consorts). Cela veut dire que lorsqu’elle est harmonisée (c’est-à-dire lorsque l’on empile les notes en sautant une note de la gamme sur deux), elle alterne entre un renversement de Dm6 et un accord diminué.
Par ailleurs, rappelons qu’un accord diminué, ce n’est bien souvent rien d’autre qu’un accord de dominante qui se cache. Ici, si nous prenons n’importe quel accord diminué de la gamme de Ré ci-dessus et que nous abaissons le Si♭ d’un demi-ton, nous obtenons un renversement de A7.
En somme, on peut considérer les degrés de cette gamme alternent entre Dm6 et A7♭9, la tonique et la dominante. Magique !
C’est pour ça les beboppers se servent couramment des gammes construites sur ce modèle (on les appelles les "gammes bebop" ou "gammes bop") pour donner du corps à leurs mélodies via la technique du drop 2 : à partir du moment où la gamme colle à la tonalité, les accords produits par cette technique sonnent "dans le ton", qui plus est en leur ajoutant une texture intéressante.
Nous avons un morceau, nous avons une sonorité… il ne nous reste plus qu’à marier les deux !
C’est ce que je vous réserve pour la prochaine fois.