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[Summertime] Du déchiffrage à l'improvisation

Ou comment organiser son travail en étapes

Salut !

Après plusieurs semaines de travail intense sur mon morceau de fin d’année, me voici aujourd’hui en mesure de reprendre cette série dans laquelle je m’étais proposé de retranscrire mon cheminement étape par étape.

La date fatidique approchant (à l’heure où j’écris ces lignes, il me reste une semaine tout pile avant "le grand jour"), ça veut dire que dans l’idéal je dois être capable de jouer et d’improviser sur ce standard du premier coup, même avec le trac. Et pour mesurer ça, eh bien je me mets "en condition" : je m’assieds devant le piano et j’enregistre une vidéo. La règle du jeu est très simple : je n’ai qu’un seul essai, alors il faut qu’il compte.

Ce n’est pas parfait mais ça marche et je considère que je suis prêt. Si je joue comme ça le jour J, je serai content.

Je me propose de décomposer ici les étapes que j’ai suivies dans mon travail pour en arriver là, mais contrairement à mon dernier billet (qui était, rétrospectivement, beaucoup trop technique), je vais essayer de garder mes explications les plus simples possibles.

Cela me permettra de consolider ma méthode (cristalliser les connaissances en les transmettant), de noter des choses que j’ai pigées tant qu’elles sont fraîches, et d’aider ou débloquer des gens qui seraient dans une situation similaire à la mienne, qui sait !

Généralités

Je vais commencer par énoncer quelques idées d’ordre général qui m’ont été utiles pour bosser ce morceau.

À quoi faut-il penser en improvisant ?

Je ne sais pas vous, mais moi, il y a une question qui m’a toujours taraudé : qu’est-ce qui est censé se produire dans la tête d’un musicien pendant qu’il improvise ?

En réalité je crois qu’il existe autant de réponses à cette question que d’improvisateurs sur Terre (sans parler des neurologues et de leurs analyses sur les aires du cerveau qui s’activent) et que ces réponses sont toutes vraies : en bref, cette question débouche sur une impasse.

Permettez-moi donc de la poser autrement : qu’est-ce qui se passe de différent dans la tête d’un musicien lorsque celui-ci improvise, par rapport à quand il interprète une partition ?

Et là, j’ai un début de réponse très solide à vous proposer : pour rendre l’improvisation possible, il faut qu’une certaine partie des activités conscientes propres à l’interprétation deviennent inconscientes.

  • Il faut être "verrouillé" sur le rythme et ne jamais le perdre : une bonne façon d’y arriver est de s’habituer à battre la mesure avec son pied, machinalement,
  • Au-dessus de ça, il faut également être "verrouillé" sur la grille. Idéalement, il faut entendre les accords dans sa tête avant qu’ils arrivent.

Ensuite il faut se lâcher et oublier toutes ses inhibitions. Vraiment. Tout oser, comme quand on chante à tue-tête sous la douche ou dans sa voiture, mais aussi tout assumer. En fait, je crois qu’improviser, ça revient d’abord à jouer sur son instrument ce que l’on s’entend crier dans sa tête, et donc ça demande d’avoir l’esprit suffisamment libéré pour l’entendre assez fort.

Tout dépend, finalement, de notre capacité à se plonger dans cet état d’esprit sur commande. C’est ça le plus dur.

… Ça, et être capable de jouer quand rien ne vient !

Ah, la fameuse angoisse de la page blanche qui nous paralyse quand on débute. Parlons-en !

Croyez-le ou non, mais si vous vous reconnaissez là-dedans, j’ai une excellente nouvelle pour vous : quand à force de bosser, on a fini par libérer sa pensée consciente en reléguant la tenue du rythme et de la grille à son subconscient, et que l’on arrête de censurer ses idées, alors nos oreilles ne s’arrêtent plus jamais de chanter1. D’ailleurs, quand on est guéri de cette angoisse, on en vient à se demander si elle était bien réelle, et c’est aussi pour cette raison que j’écris ce billet pile maintenant : dans deux mois, j’aurai probablement oublié comment s’est produit le déclic, or c’est précisément ce déclic que j’ai appelé de mes vœux ces trois dernières années et que je voudrais documenter. J’aurais adoré qu’on m’explique tout ça il y a un an ou deux quand je n’avais pas encore de prof pour guider mon apprentissage : ça m’aurait rassuré et fait gagner un temps fou.

Et la théorie, alors ?

La théorie (l’harmonie, les gammes, …), ça sert à comprendre ce qu’on fait, c’est absolument indispensable pour travailler et pour chercher des idées, mais au moment d’improviser, la théorie n’existe plus ! On n’est plus dans la réflexion, on est dans l’action : on décide avec ses oreilles, il n’y a pas de temps pour se juger (c’est déjà joué, on ne peut plus rien y faire), et il est trop tard pour se creuser la tête sur la suite, alors on joue ce qui vient, là tout de suite, et on essaye de développer chaque idée sur plusieurs mesures pour formuler un discours cohérent.

Inutile de chercher à faire compliqué : une note ou deux, correctement exploitées, peuvent se suffire à elles-mêmes et valent beaucoup mieux qu’une hésitation ou une tentative ratée de sortir son lick préféré pour meubler le silence. La théorie nous permet de déterminer quelles sont les deux ou trois notes qui rendront la mélodie intéressante sur chaque accord, mais au moment de les jouer, on se fiche de savoir si c’est la sixte mineure, la tierce ou la neuvième. Tout ce qui compte, c’est la façon dont elles sonnent et comment on choisit de les placer rythmiquement.

Par contre, la connexion entre un accord (dans son contexte) et les notes (gammes) que l’on peut jouer dessus doit être instantanée.

Mais comment est-ce qu’on peut faire rentrer tout ça dans sa tête ?

En travaillant beaucoup, certes, mais surtout en s’y prenant intelligemment, c’est-à-dire étape par étape. On commence par travailler sur les choses les plus élémentaires et essentielles jusqu’à les maîtriser, puis on raffine petit à petit en ajoutant de nouveaux éléments.

Cette "procédure du jazz" ne vient pas seulement de moi ni de mon prof. En réalité, le pianiste légendaire Bill Evans l’avait explorée, vulgarisée et popularisée à la télévision en 1966. Je vous conseille d’ailleurs très vivement de consulter le documentaire suivant, dans lequel Evans explique sa conception du processus créatif du jazz :

Si l’anglais vous rebute ou que vous n’avez pas 44 minutes devant vous, l’idée-clé défendue par Evans est que pour devenir un vrai bon musicien, il ne s’agit surtout pas de chercher à "reproduire (quitte à approximer) ce que l’on entend les grands musiciens jouer" (ou les grands compositeurs composer2), mais plutôt "d’approcher le morceau de façon authentique en partant des choses les plus simples et les plus élémentaires, pour construire petit à petit par-dessus ce que l’on découvre". Ainsi, chaque étape consolide toutes les étapes précédentes (et donc toutes les découvertes/constructions sous-jacentes) dans notre subconscient et l’on devient, à terme, capable de s’exprimer musicalement de manière spontanée et véritable.

Sacré programme, n’est-ce pas ?

Sans prétendre être arrivé au niveau d’expression spontanée et véritable décrit par Evans, bien loin de là, mais n’étant pas moins convaincu que j’ai fait un bon bout de chemin dans cette direction cette année, ce sont les étapes progressives très concrètes que j’ai suivies pour Summertime que je vais décrire dans ce billet, en essayant de rendre celles-ci reproductibles.


  1. Attention, je ne suis pas en train de dire qu’on devient un bon improvisateur du jour au lendemain ! Simplement, il arrive un moment où le robinet à idées est ouvert pour de bon. C’est une énorme percée en soi, mais ça ne veut pas dire que ces idées sont toutes bonnes et originales, ni que l’on a d’office le savoir-faire pour les exploiter. 

  2. Oui, tout à fait, ceci est une pierre que je jette dans le jardin de la méthodologie "classique" (disons "rigoriste") pratiquée de nos jours dans les conservatoires. Harry Evans rappelle d’ailleurs dans le documentaire que l’improvisation faisait partie intégrante de la pratique musicale des grands compositeurs tels que Bach, Mozart et Chopin. Au-delà du troll, cela lève une question intéressante : pourquoi et comment cette pratique, pourtant si essentielle, s’est-elle perdue sur le chemin de l’école ? 

Construction progressive de l'arrangement

Objectif : une main gauche inarrêtable

La première chose à faire, c’est d’apprendre la grille pour la connaître sur le bout des doigts.

Attention, il ne s’agit pas "juste" de savoir jouer les accords. Connaître sa grille, c’est :

  • Répondre instantanément à la question "quel accord faut-il jouer sur le troisième temps de la mesure 9 ?"
  • Comprendre les relations entre les accords qui se suivent : pourquoi ils s’enchaînent, pourquoi ça marche.
  • En jouant, savoir en permancence où on se trouve et quelle mesure va suivre.

Au piano, cela passe essentiellement par le travail de la main gauche. La main gauche n’a pas le droit de s’arrêter, peu importe si elle est bavarde ou si elle ne consiste qu’en une poignée de notes bien placées : plus elle est stable, plus on est en confiance et capable de prendre des risques à la main droite. C’est d’autant plus vrai qu’en improvisant, on commet parfois des erreurs (on joue quelque chose qui ne sonne pas comme on aurait voulu) : dans ces cas-là c’est la stabilité de la main gauche qui fait la différence entre un accès de panique et l’une de ces parenthèses magiques pendant lesquelles on arrive à rebondir sur un couac pour le transformer en une proposition délibérée.

Ne nous attardons pas plus longtemps sur le pourquoi, et concentrons-nous plutôt sur le quoi et le comment.

L’accompagnement de base

Comme je l’ai dit dans un précédent billet, mon interprétation de Summertime ne suit pas les accords d’origine. En fait, maintenant que je dois les expliquer, je m’aperçois que mes accords de base sont assez proches de l’accompagnement joué par les instruments à vent (notamment les flûtes) dans la version de Miles Davis1, mais sur un rythme qui n’a plus rien à voir, et modulo le fait que Miles Davis le joue en La mineur.

J’ai repris ici la grille de mon arrangement avec les accords tels que je les "entends" (même si je les voice souvent différemment), bruts de décoffrage. Je suppose que ça peut faire un bon exercice pour apprendre les accords sans introduire la moindre difficulté rythmique.

Je préfère rappeler, à tout hasard, que s’il vous prenait l’envie d’apprendre cette grille (et j’en serais très flatté !), il faudrait que vous partiez sur un tempo beaucoup plus lent que ça au départ. :)

Analyse

Maintenant, on ne peut pas y couper, expliquons comment cette grille fonctionne.

Si la théorie vous gonfle, j’ai mis toute cette analyse dans la balise cachée suivante pour que vous puissiez facilement la zapper. Je vous rappelle simplement que cette analyse théorique est une partie essentielle du processus : on ne peut pas improviser sans ça (ou bien ça n’ira pas beaucoup plus loin que monter et descendre sur une gamme pentatonique).

La phrase A comprend 4 mesures, avec deux accords par mesure :

1 2 3 4
Dm6 — A7 B♭7 — A7 Dm6 — A7 Dm6 — D9

Comme je l’ai expliqué (de façon compliquée, certes) dans le précédent billet, cette phrase repose sur l’alternance entre la tonique (Dm6) et la dominante (A7) de la tonalité de Ré mineur. Reste deux accords à expliquer : B♭7 et D9.

Le B♭7 de la seconde mesure peut éventuellement être remplacé par un B♭Maj7. Que ce soit l’un ou l’autre, cet accord doit être vu comme une substitution d’un autre accord plus "logique" :

  • Si on le joue comme un B♭Maj7 (avec un La bécarre), alors on peut le voir comme une substitution diatonique de Dm7, c’est-à-dire comme un Dm7 que l’on aurait abaissé d’une tierce sur la gamme (d’où le diatonique) de Ré mineur naturelle : la triade Dm (Ré, Fa, La) étant entièrement comprise dans B♭Maj7, les deux accords sonnent presque pareil, et remplissent harmoniquement la même fonction (la fonction tonique).
  • Si on le joue comme un B♭7 (avec un La bémol), alors c’est un tout petit peu plus compliqué : c’est une substitution tritonique du E72 que l’on entend dans la version de Miles (modulo la tonalité). E7 ne fait pas du tout partie de la tonalité du morceau, mais c’est la dominante de A, donc il nous entraîne naturellement vers le A7 qui le suit (on dit alors que ce E7 est une dominante secondaire). Cette astuce (substitution tritonique d’une dominante secondaire) est couramment utilisée dans le jazz car elle permet d’approcher un accord par l’accord de dominante situé un demi-ton au-dessus, et le jazz est friand d’approches chromatiques. :)

Le D9 est beaucoup plus simple à expliquer : c’est un D7 que l’on a coloré avec une neuvième (le Mi). La neuvième rend juste l’accord plus joli et ne change absolument rien à sa fonction : c’est un accord de dominante qui nous entraîne sur le Gm7 qui démarre la phrase B.

5 6 7 8
Gm7 — Am7 B♭Maj7 — B°7 Em7♭5 A7b13

Là, ça peut dérouter, et je suis preneur si vous avez une explication plus satisfaisante à me proposer :

  • Gm7 est une "figure imposée" par Summertime : on a modulé vers le degré iv de la tonalité, ce qui apparente ce standard à un blues mineur.
  • Am7 est juste un accord de passage, inutile de sur-analyser : on a tout fait planer d’un ton vers le haut et c’est joli.
  • Le B♭Maj7 est le degré III de Sol mineur, il ne crée pas vraiment de mouvement harmonique (le degré III peut être lu comme une substitution de la tonique), mais cette montée progressive a quand même pour effet d’accumuler la tension.
  • On monte ensuite d’un demi-ton sur B°7. Facile : « un accord diminué, c’est 9 fois sur 10 un accord 7 déguisé ». Ici, on peut le lire comme un B♭7(♭9) amputé de sa fondamentale, qui se jette naturellement une quinte plus bas sur…
  • Em7b5 - A7b13, une demi-cadence (ii-V) en Ré mineur, qui nous ramène le plus jazzistiquement du monde sur le Dm6 de la phrase A.
9 10 11 12
Dm6 — A7 B♭7 — A7 Dm6 — A7 Dm6 — G7(9)(13)

Ici on répète le A à l’identique, à l’exception du G7(9)(13). C’est un accord de dominante que j’ai pourri avec des "superstructures majeures" (la neuvième et la treizième majeures) pour trois raisons :

  • D’abord la plus importante : parce que c’est super classe ! À l’exception de la fondamentale, les notes sont espacées les unes des autres par des quartes, il en résulte un gros accord un peu dissonant (mais juste ce qu’il faut) que j’adore sentir vibrer aussi bien dans mes oreilles que sous mes doigts.
  • De plus ce voicing en quartes n’est pas du tout étranger à la sonorité de ce morceau : si on déplace le Sol (la fondamentale) pour le ramener un Ré, on obtient un Dm6(9), d’où un lien de parenté assez fort avec le Dm6 qui le précède
  • Enfin parce parce que ces superstructures majeures (Mi et La) suggèrent très fortement un ii-V-I en Do majeur… qui ne se résoudra jamais sur CMaj7 (surprise !). Ça s’apparente à ce que l’on appelle une cadence rompue en harmonie classique.
13 14 15 16
F7 — B♭7 Em7 — A7 Dm6(9) DmMaj7(9)

Pour la cadence finale, je suis resté fidèle au genre : c’est une variation du "III-VI-II-V-I", à savoir une descente de quinte en quinte sur la gamme de Ré mineur (harmonique). Ce n’est pas hyper original, mais c’est une formule éprouvée qui fonctionne et qui facilite l’impro (on y reviendra).

Reste cet accord de fin qui sonne comme des "points de suspension".

Je confesse que c’est un peu ma solution par défaut quand il s’agit de conclure un morceau en mineur : si l’on superpose les deux dernières mesures, c’est un "Ré mineur majeur 7 add 9 add 13", c’est-à-dire un accord Dm6 (treizième = sixte) auquel j’ai ajouté la septième majeure (Do♯) et une neuvième (Mi). Ce qui le rend particulièrement pertinent dans ce contexte, c’est que Do♯ et Mi sont la tierce et la quinte de A7, donc c’est un peu comme si on avait résumé le vamp de base de cet arrangement en un seul accord.

Trouver son groove

Une fois qu’on a les accords ci-dessus bien en main et qu’on est à l’aise sur la grille à tous les tempi entre 80 et 140 bpm à la noire, il est temps de chercher un groove. En somme, il s’agit de mettre au point la ligne de basse et le placement rythmique des battements, afin de donner du style à cet accompagnement.

Ici, je n’ai pas cherché plus loin que l’époque que j’ai principalement pratiquée cette année, grosso-modo le jazz des années 30/début des années 40, avant les nombreuses et fréquentes révolutions de la seconde moitié du XXe siècle (le jazz modal, l’annexion de la musique brésilienne, le free jazz, l’introduction d’instruments éléctriques et électroniques…)

Bref, il faut que ça swingue ! On va donc adopter des croches swinguées et faire sentir celles-ci en anticipant certains battements pour qu’ils tombent sur le "et" plutôt que sur les temps. Rythmiquement parlant, c’est là que pratiquement tout se joue.

Pour bien montrer l’effet du swing, j’ai laissé le son du métronome sur la vidéo qui suit. J’en ai aussi profité pour modifier quelques accords avec les alternatives dont je parle dans l’analyse au-dessus3.

Libérer la main droite

Ce qui est embêtant avec l’accompagnement précédent, c’est qu’il utilise les deux mains, ce qui devient vite handicapant lorsque l’on veut utiliser sa main droite pour improviser une mélodie.

Pour libérer celle-ci et cantonner l’accompagnement à la seule main gauche, il existe plusieurs solutions.

En réalité, on peut tout à fait laisser tomber la main droite de l’étape précédente et jouer une note à la fois avec la main gauche (je le fais par moment sur la vidéo), mais ça ne s’y prête pas bien si la main droite n’est pas très bavarde et qu’on ne la grossit pas en lui rajoutant des accords (ce qui est une difficulté supplémentaire). Il faut donc trouver une vraie solution.

Celle que j’ai privilégiée est la plus facile : elle consiste à faire un mouvement de stride à la main gauche (une basse, un accord, une basse, un accord…). Contrairement aux autres possibilités, la difficulté, n’est "que" technique : les accords sont les mêmes qu’à l’étape précédente (donc ils sont déjà maîtrisés) mais ça demande de l’entraînement pour faire sauter sa main gauche sur chaque temps sans viser à côté ni perdre le rythme.

Sur cette partition, en plus de l’accompagnement, j’ai fait figurer le thème, une octave plus haut que la normale de surcroit, afin de bien montrer que la main droite peut maintenant vivre sa vie :

En ce qui me concerne, même si ce n’est pas évident à mettre en place, je trouve ça beaucoup plus facile que jouer une walking bass, car cette dernière demande d’improviser la main gauche en permanence pour la renouveler et éviter les répétitions (sans quoi l’accompagnement serait monocorde et ennuyeux), et on se retrouve, par conséquent, à réaliser deux improvisations simultanées et indépendantes !

A contrario, le stride crée délibérément un accompagnement prévisible mais fortement chaloupé, qui incite à syncoper la mélodie, c’est-à-dire en attaquer les notes entre les temps, ce qui la rend immédiatement plus intéressante.

En somme cette technique permet d’avoir une main gauche que l’on peut apprendre par coeur, qui marque solidement le rythme et qui met facilement la main droite en valeur.

Embellir, substituer, surprendre

Avec les deux étapes précédentes, on est déjà en mesure de faire une interprétation très correcte du standard, et on peut déjà commencer à chercher des motifs et des gammes qui marchent pour improviser à la main droite.

Cela dit, il ne faut pas perdre de vue que c’est du jazz, et donc que les gens les plus susceptibles de nous écouter attentivement ne se contenteront pas d’une interprétation "robotisée" (c’est ce qui différencie le jazz de tous les autres genres de musique occidentale). Paradoxalement, les amateurs de jazz s’attendent à être surpris. Sans ça, leur attention se disperse dès qu’ils ont compris comment fonctionne l’accompagnement, aussi joli, raffiné, nuancé, ou virtuose que soit ce dernier : ils s’en foutent que ça sonne "difficile", tant que c’est vivant et correctement rythmé.

Pour ce faire, il faut s’entraîner à passer instantanément d’une technique à l’autre, voire à se contenter de jouer ponctuellement des accords en rythme (ou même rien du tout, le silence est un puissant allié !) à la main gauche, à n’importe quel moment dans la grille et à bon escient, c’est-à-dire de manière à ce que l’accompagnement reste au service de la mélodie, et tienne les oreilles les plus vives en alerte.

Cela peut se faire de plein de façons possibles :

  • des petites variations rythmiques (anticiper ou retarder ponctuellement un battement d’un demi-temps…),
  • rajouter aléatoirement des appogiatures (typiquement en attaquant une note de basse par le demi-ton au-dessus ou en-dessous, ou encore — et plus jazz que ça tu meurs — par une quinte descendante : ba-doum…),
  • des variations dans l’articulation (passer brusquement de legato à staccato pour jouer avec le silence…),
  • des substitutions d’accords (mais là ça commence à demander de nombreuses heures de recherche et de préparation actives4)…

En fait, l’objectif tient en une phrase. Pour que ça vive, rien ne doit rester figé : chaque fois qu’on joue quelque chose, il faut que ce soit (au moins un petit peu) différent de la fois précédente. Au début, cela demande un effort conscient et un entraînement dédié pour négocier certaines mesures en testant toutes les variations rythmiques possibles de façon méthodique, mais ça devient assez rapidement une habitude sur les morceaux que l’on connaît, puis une seconde respiration : perso au bout de 8 mois d’entraînement, quoi que je joue, je n’ai plus besoin d’y penser activement et je me contente de me réécouter de temps en temps pour dénicher d’éventuels systématismes.

Bien sûr, vous comprendrez qu’ici, il n’est plus question de suivre une partition !


  1. Ça n’a rien d’étonnant : je raconte dans un précédent billet que cette version a une histoire particulière chez moi. Et puis, on a vu pire comme influence ! 

  2. La substitution tritonique en 2 mots : lorsque deux accords de dominante (accords 7) sont séparés d’un triton (= une quinte diminuée), la tierce et la septième du premier coïncident avec la septième et la tierce du second. Seule la fondamentale (et la quinte, mais on s’en fout de la quinte, on ne la joue presque jamais sur les accords 7) change. On peut donc substituer l’un à l’autre : ils remplissent harmoniquement la même fonction. 

  3. Erratum: Il y a deux erreurs d’annotation dans la vidéo (corrigées dans le PDF). Le second accord de la mesure 5 est plutôt un A6 qu’un D7/A, et l’accord de la mesure 8 est un A7♭13, et non un A7♭9 (Fa se situe une treizième mineure au-dessus de La, un A7♭9 aurait comporté un Si♭). 

  4. C’est un sujet tellement vaste que je n’oserais m’y frotter dans un billet, mais le livre de Philippe Baudoin, Jazz mode d’emploi (volume 1), contient plusieurs chapitres au sujet des substitutions et de la réharmonisation, et propose des tableaux synthétiques pour nous guider dans la recherche d’alternatives. 

Quelques pistes pour improviser

Une fois que l’on est à l’aise pour jouer et accompagner le thème de notre standard, il est temps de s’entraîner à improviser dessus. Bien entendu, sur ce sujet, il est impossible d’être aussi directif que je l’ai été jusqu’à présent.

Structure conventionnelle d’une performance

Traditionnellement, lorsque l’on joue un standard, la performance est structurée suivant ce modèle :

  • [optionnel] Intro.
  • Exposition : le thème est joué une première fois de façon reconnaissable (par tous les musiciens), c’est le moment de mettre en avant son arrangement.
  • Chorus : les musiciens improvisent tour à tour sur la grille du standard. Un "chorus" est un passage complet sur la grille. On peut bien sûr jouer autant de chorus qu’on le souhaite.
  • Ré-exposition : le thème est rejoué une dernière fois de façon reconnaissable.
  • [optionnel] Coda : conclusion du morceau.

Bien sûr, cette structure traditionnelle n’est qu’indicative et on n’est pas obligé de la suivre (ça dépend notamment du standard), mais c’est la plus couramment employée.

Préparation vs. spontanéité

Avant de rentrer dans les détails, cassons un mythe : on n’improvise pas une mélodie "à partir de rien". Du moins pas à mon niveau. Pour réussir une impro, il faut la préparer (sans pour autant l’écrire complètement, sans quoi cela devient de la composition).

En ce qui me concerne, mon entrée en matière (les 8 premières mesures de mon premier chorus) est quasiment toujours la même, et j’en ai "piqué" les idées principales à Kent Hewitt pour me les approprier et les adapter à mon contexte : je la fais simplement varier rythmiquement d’une fois sur l’autre, selon l’instant. C’est une façon de m’installer confortablement et de rentrer dans le solo sans trop casser mon train de pensée. Je le conçois un peu comme une voie d’insertion sur l’autoroute, qui me permet d’accélérer tranquillement jusqu’à ma vitesse de croisière.

Ensuite, je pioche le début de mes phrases dans une réserve de motifs de 2 à 4 notes que je me suis entraîné à jouer sur toute la grille. Cela me donne à chaque fois entre une demi-mesure et une mesure suivant le motif et la façon dont je décide de le rythmer, puis je me sers de ce motif comme d’une brique de Lego que je peux répéter et transformer progressivement pour construire des phrases complètes (et surtout, cohérentes) sur l’instant. C’est cette notion de répétition/altération de motifs qui est la plus importante à mes yeux. Si vous preniez une douzaine d’heures pour l’écouter, le Leonard Bernstein des années 1970 vous expliquerait, tout en dressant une analogie passionnante avec les travaux de Chomsky en linguistique, que c’est plus ou moins le noyau dur de la syntaxe musicale.

Enfin, à certains endroits-clés, il me vient des licks (des idiomatismes, ou "phrases toutes faites") de plusieurs mesures, qui me permettent régulièrement de souffler en revenant dans ma zone de confort.

Tout ça, c’est du vocabulaire qui se prépare, se travaille pendant des heures et s’accumule avec le temps, mais le moment venu, je ne peux pas prédire ce qui sortira de mon instrument dans les 30 secondes qui suivent : ça dépend de dizaines de micro-décisions qui sont prises en temps réel.

Trouver des gammes

C’est à cette étape que l’analyse de tout à l’heure prend généralement toute son importance : quand on sait ce qui se passe, cela nous donne de précieuses indications sur les gammes qui fonctionneront avec la progression harmonique.

Cela dit, sur Summertime, on a de la chance car la progression harmonique reste très simple, donc on peut s’en sortir sans aller chercher des gammes compliquées. Je ne me suis moi-même pas spécialement pris la tête pour trouver de quoi jouer : j’y suis surtout allé à l’oreille.

Les gammes mineures courantes

La grille commence en Ré mineur, donc on peut déjà se dire qu’on va partir sur une gamme de Ré mineur. Mais laquelle ? Il y en a au moins 4 (dorien, naturel, mélodique1, harmonique)…

Différentes gammes mineures

Si l’on tient à rester consonant avec l’harmonie (ce n’est une obligation mais c’est plus facile), il suffit de regarder les accords :

  • Sur la première mesure, on joue Dm6 (Ré, Fa, La, Si) et A7 (La, Do♯, Mi, Sol). Mettons toutes ces notes bout à bout : Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si, Do♯. C’est Ré mineur mélodique, avec son Si bécarre.
  • Sur la seconde mesure, on joue B♭7 (Si♭, Ré, Fa, La♭) et A7 (La, Do♯, Mi, Sol). Si l’on fait abstraction du La♭ (on considère que c’est une note de tension et basta), cela nous donne Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si♭, Do♯. C’est Ré mineur harmonique, avec sa seconde augmentée qui sonne "orientale" entre Si♭ et Do♯.

Du coup, pour jouer ces deux mesures, on a le choix :

  • Ne jouer aucun Si : ça marche à tous les coups.
  • Faire sentir la progression tout en finesse : jouer une phrase qui comporte un Si sur la première mesure, et un Si♭ sur la seconde.
  • Plus moderne, jouer délibérément Ré dorien pour surprendre : YOLO, c’est du jazz, on a tous les droits ! :p
  • etc.

Il y a encore plein d’autres possibilités, mais je me limite à ces trois-là pour rester simple. La seule obligation, c’est de demander à vos oreilles ce qu’elles en pensent. ;)

Sur la vidéo, en l’occurrence, j’utilise plusieurs stratégies différentes sur ces deux premières mesures :

  • Premier chorus : pas de Si à l’horizon, La, Ré, Mi, Fa, Mi, Ré, La, Sol (et le Sol tombe sur B♭7).
  • Second chorus : je joue au contraire un chromatisme qui descend de Ré jusqu’à Si♭ (cette dernière note coïncide avec B♭7), donc je fais bien sentir les deux Si. Ce qui est marrant avec ce chromatisme, c’est que toutes les notes se trouvent dans l’une ou l’autre des gammes de Ré mineur.
  • (Troisième chorus : un petit passage rythmique sur Ré blues, voir plus loin).

À la fin de cette phrase on arrive sur un D7 (dominante secondaire) qui permet de moduler vers Sol mineur en se jetant dans un Gm7 (la nouvelle tonique). On peut alors laisser tomber le Do♯ et éventuellement adopter un Mi♭ pour obtenir l’une ou l’autre des gammes de Sol mineur. Il s’agit ensuite de répéter le même processus, mais en Sol plutôt qu’en Ré. Je vous en ferai grâce ici, mais si l’exercice vous intéresse et que vous bloquez, n’hésitez surtout pas à poser des questions en commentaire, je serai ravi de vous aider.

La troisième phrase est une répétition de la première, on retourne sur Ré mineur.

La quatrième phrase module très vite : trouver des gammes en fonction de la tonalité n’est plus forcément une bonne idée (sinon ça voudrait dire que l’on passe de Do majeur à Mi♭ majeur à La♭ majeur à Ré mineur, en l’espace de 2 mesures… c’est un peu overkill, non ?). On va se débrouiller autrement.

Ré blues

J’aurais pu commencer par parler de cette gamme parce que c’est de très loin la plus facile à utiliser, mais justement, attention : elle passe tellement bien partout et dans tous les sens que la tentation est très forte de s’y enfermer. C’est un coup à ne plus oser prendre de risques et tourner éternellement en rond.

Une touche d’exotisme : Ré altéré (ou super-locrien)

C’est plus une astuce qu’autre chose, mais dans le premier chorus, sur le D7 qui sépare les deux premières phrases, on peut entendre une gamme qui sonne particulièrement extérieure à la tonalité. À cet endroit (puisque c’est dans les 8 mesures que je lui ai repiquées), Kent Hewitt joue Fa phrygien, mais pas moi. Il s’agit de la gamme de Ré altéré, c’est-à-dire le sixième mode de Mi♭ mineur mélodique, c’est-à-dire Mi♭ mélodique en partant du Ré, c’est-à-dire Ré, Mi♭, Fa, Sol♭, La♭, Si♭, Do.

Avec tous ces bémols, on est effectivement assez loin de Ré mineur et Sol mineur. D’ordinaire, cette gamme est utilisée sur les accords de dominante (comme ici) dans le contexte d’une substitution tritonique (pas comme ici). Ici, elle sert plutôt à "effacer le tableau" pendant la transition de Ré mineur à Sol mineur. C’est un truc qu’on entend très souvent les claviéristes faire, et je trouve ça à la fois surprenant et particulièrement classe.

Je ne m’attarderai pas plus sur cette gamme dans ce billet, mais on peut en discuter dans les commentaires si ça vous intéresse.


  1. Attention, contrairement au classique, en jazz on ne fait pas la distinction entre "mineur mélodique ascendant" et "mineur mélodique descendant" : ce que j’appelle "mineur mélodique" ici, c’est le mode "mineur mélodique ascendant". 


J’aurais encore plein de choses à dire, et j’avais prévu de le faire initialement, mais vous avez vu la longueur de ce truc ?! Je crois que je vais réutiliser une partie de ce que j’ai dit ici dans un tutoriel, pourquoi pas un "débuter le jazz, partie 2"…

Vous vous doutez bien, vu la longueur du billet, que même si j’en ai démarré la rédaction une semaine avant le jour J, celui-ci est maintenant passé. C’était une expérience très positive dans l’ensemble, dont j’ai tiré plusieurs leçons :

  • D’abord, j’étais trop nerveux : il faut absolument que je multiplie les occasions d’improviser en public pour apprendre à mieux gérer mon trac à l’avenir,
  • Ensuite, merci le boulot acharné sur l’accompagnement : les gens étaient embarqués et tapaient des mains ! En plus, après avoir trébuché à un moment donné (ce que j’étais tout seul à savoir), j’ai transformé l’hésitation qui a suivi en un silence avant de reprendre brusquement et pile en rythme sur le prochain accord de dominante pour enchaîner sur la phrase d’après, ce qui a soulevé dans l’assistance une exclamation enthousiaste. Autrement dit, la fameuse "parenthèse magique" dont je parle plus haut, c’est pas du pipeau, je l’ai vécu en live !
  • À l’avenir, il faudra aussi que j’apprenne à gérer la "courbe d’intérêt" de mes impros, c’est-à-dire apprendre à me laisser des moments pour souffler (et laisser l’auditeur relâcher un peu son attention) avant d’envoyer la sauce, par exemple, dans le but de livrer des prestations qui fassent plus "pro" : typiquement, j’ai la sensation d’avoir joué un chorus de trop avant de réexposer le thème principal ce jour-là, ce qui a dilué l’impact des quelques effets que j’avais préparé, ainsi que ma propre concentration.
  • Enfin, je me mettrai moins la pression la prochaine fois : c’était beaucoup plus amusant que je ne l’imaginais, rien à voir avec les auditions de fin d’année quand j’étais petit.

En attendant, je vais m’arrêter là. Si un sujet en particulier vous intéresse, n’hésitez pas à me le faire savoir !

1 commentaire

Désolé pour la fin un peu abrupte, mais ce billet a dérapé en tutoriel (et sera probablement réutilisé/reformulé dans cette optique). Je ne pensais pas avoir autant de choses à dire !

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