Traduire un livre, pourquoi pas ?

How translation really works

À l’été 2022, vous aurez la possibilité de lire un livre en français traitant du fonctionnement et de la gouvernance d’Internet, qui sera publié chez Eyrolles. En l’ouvrant, vous verrez qu’il a été traduit de l’anglais… par moi-même. Comment ça se fait ? Je ne suis pourtant pas traducteur professionnel.

C’est cette histoire surprenante que je souhaite vous raconter. Pourquoi ai-je été amené à traduire un livre ? Comment cela s’est passé ? Quel travail cela représente ? Est-ce bien rémunéré ? Je vais tenter de répondre au mieux à toutes ces questions. Et si vous en avez d’autres, n’hésitez pas à les poster en commentaire !

Merci @sgble et @gawaboumga pour leur aide à la préparation de ce billet. ;)

Genèse

Un peu de contexte avant tout. En janvier 2022, mon livre Les Réseaux de Zéro (issu du cours éponyme sur Zeste de Savoir) va être publié aux éditions Eyrolles un mois plus tard. C’est à cette période que je reçois un e-mail de mon éditeur qui m’informe qu’il souhaite publier à l’été "un petit livre très illustré sur le fonctionnement d’Internet […] qu’il faut d’abord faire traduire". Oui, ok, mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? "J’ai donc d’abord pensé à vous". Ah. Bien sûr. Quoi ? "Je peux vous envoyer le PDF complet pour que vous vous fassiez une idée".

Je crois que j’ai relu 3 fois le message pour être sûr de bien comprendre. Je le fais lire à ma meilleure amie, alors étudiante en fac de langues, avec qui j’étais à ce moment-là. L’échange a dû ressembler à cela :

  • Tu vas le prendre ?
  • Tu le veux ?
  • Je connais pas assez le sujet.
  • Je suis déjà bien chargé en ce moment.
  • On se partage le contrat en 2 ?
  • Ok.

C’est ainsi que dans la soirée, je demande à mon éditeur à voir l’ouvrage en question et à ce que la traduction puisse être réalisée à deux. Plusieurs questions s’invitent dans les échanges : sous quel format le rendu est attendu, quels sont les délais, … Pour la forme, ce sera très simple : pas besoin d’outil professionnel, cela peut être fait sous Word, il faut juste que les blocs de texte traduits figurent en face de leur équivalent en langue originale. En ce qui concerne les délais… "mi-février, cela vous irait ?". Calcul rapide, une centaine de pages par 2, ça fait une moyenne de 2 pages par personne et par jour, c’est jouable.

Pour voir ce que cela peut donner comme résultat, aussi bien sur le fond que sur la forme, l’éditeur nous demande de réaliser la traduction d’une page assez technique. Nous prenons une heure pour nous y atteler, puis nous envoyons le tout. À ce moment précis, il s’est écoulé moins de 24 heures depuis le premier message me proposant la traduction de ce livre.

Le lendemain, Eyrolles revient vers nous pour nous informer que l’extrait que nous avions traduit lui convient. Il nous propose une rémunération forfaitaire, c’est-à-dire payée lorsque le travail est rendu. Cela signifie que nous ne touchons pas de droits d’auteur sur les ventes. Le contrat est signé quelques jours plus tard, et le compte à rebours est parti : nous avons précisément un mois pour traduire un livre d’une centaine de pages de l’anglais vers le français.

Au travail

Avec l’extrait précédemment traduit, nous avons déjà commencé à voir comment nous pourrions nous répartir le travail. Le livre compte 12 chapitres, eh bien séparons-le en deux, et voilà : 6 chapitres chacun !

Nous convenons dès le départ que nous allons nous relire mutuellement. En ce sens, nous élaborons un processus que nous rodons au fur et à mesure :

  • toute la traduction se fera sur Framapad, cet outil de rédaction collaborative qui nous permet d’accéder en temps réel et sans contrainte de logiciel à nos travaux respectifs, l’intégration des contenus se fera sous Word au fur et à mesure ;
  • nous mettons à jour notre page de suivi (sur Framapad toujours) au fur et à mesure de notre avancement ;
  • quand un chapitre est traduit, l’autre personne le relit en prenant des notes directement sur le pad de travail et en émettant des propositions ou recommandations ;
  • une fois cette première relecture terminée, nous reprenons ensemble point par point les annotations et discutons de la meilleure solution en cas de divergence d’interprétation, d’erreur de compréhension, etc.
Extrait du pad principal de travail
Extrait du pad principal de travail

C’est ainsi que nous fonctionnons pendant un mois. Enfin presque. Sur la fin, environ 10 jours avant l’échéance, nous commençons tous deux à saturer, alors que nous arrivons sur des chapitres assez longs et complexes. Psychologiquement, cela devient difficile. Dans nos vies respectives, nous cumulons plusieurs activités qui représentent une importante charge mentale, sans parler de la fatigue. Mais nous avons signé un contrat, nous l’honorons. Nous nous retrouvons à faire de la traduction dès qu’on a un moment, que ce soit un trajet en train, avant de commencer le boulot ou les cours, voire pendant une nuit d’insomnie.

Clairement, nous n’avions pas pris la mesure du temps et de l’investissement qu’un tel travail représentait, surtout cumulé avec d’autres activités. Ce qui est piégeux, c’est qu’on peut passer beaucoup de temps sur une formulation difficile à retranscrire naturellement en français. Nous parlons tous deux anglais couramment. Le parler ou le lire, c’est une chose, nous n’avons pas à réfléchir à la langue, les mots et expressions nous viennent naturellement. Faire en sorte que le lecteur ressente la même chose, comprenne la même intention tout en ayant affaire à une tournure naturelle à lire, ça n’a rien à voir. Ajoutez à cela que nous ne maîtrisons pas forcément le fond du propos (le fonctionnement interne à l’IETF, voilà quoi :-° ), vous imaginez la gageure que cela peut devenir. Oh, nous ne nous plaignons pas non plus, ces difficultés ne représentent qu’une petite partie de l’activité de traduction, quand on la rapporte au nombre de mots. La plupart des phrases étaient simples et ne demandaient pas de recherche spécifique. Gardez juste en tête que ce sont ces anicroches qui font toute la complexité de la tâche, si vous êtes amené à réaliser un tel travail. ;)

En moyenne, nous avons dû passer entre 2 et 3 heures par jour et par personne sur cette traduction, toutes phases confondues (traduction en tant que telle, recherches pour bien comprendre le fond, relectures croisées, intégration au rendu final, …). Quand, à la date prévue au contrat, nous avons envoyé le tout à notre éditeur, ce fut le soulagement ! :D

Et après ?

Une fois la traduction terminée, notre contrat prévoit que nous restions quelque temps disponibles pour d’éventuelles questions de la part de notre éditeur, puis que nous relisions les épreuves, c’est-à-dire les versions intermédiaires de l’ouvrage final pendant le processus de mise en forme. On reviendra sur cette notion en fin de billet. Cela ne nous demandera pas d’effort supplémentaire : notre traduction "semble très soignée" (tu m’étonnes, vu le temps qu’on a passé dessus !).

Un mois après la remise de notre travail, nous recevons un retour complet avec des annotations de l’éditeur, pour apporter quelques propositions de reformulation ou nous demander des précisions. J’y réponds en moins de deux heures. Puis, deux semaines plus tard, soit début avril, nous recevons les premières épreuves, c’est-à-dire le PDF de ce qu’on pourrait appeler la version alpha du livre à paraître. Je fais part de quelques remarques pour prise en compte dans les futures épreuves, qui correspondront en quelque sorte la version bêta.

Au moment où j’écris ces lignes, c’est-à-dire le 9 avril 2022, nous en sommes à ce point. Les prochaines épreuves nous parviendront probablement dans les semaines à venir, et une fois qu’elles pourront être considérées comme définitives, le contenu final partira à l’imprimerie. Le tirage prendra certainement plusieurs semaines, puis il faudra compter plus ou moins un mois avant que l’ouvrage ne soit mis en rayon dans les librairies et proposé à la vente sur les plateformes en ligne. J’éditerai ce billet au fur et à mesure du processus, jusqu’à la sortie finale qui devrait avoir lieu vers le début de l’été.

Informations sur le marché de la traduction

En préparant ce billet avec les personnes citées en introduction, plusieurs questions autour du marché de la traduction se sont invitées dans la discussion.

Il faut savoir que la proposition que j’ai eue de la part d’Eyrolles est assez exceptionnelle. Les gros éditeurs sérieux peuvent avoir des traducteurs professionnels en interne, mais il est plus courant pour eux d’avoir un carnet de contacts auxquels ils font appel. Dans ce carnet peuvent figurer des auteurs, comme dans mon cas, ou des traducteurs freelance spécialisés. Si vous vous dites que vous voulez faire cela pour arrondir les fins de mois, eh bien, ce n’est clairement pas une bonne idée.

Il est compliqué de rentrer dans ce milieu. Pour qu’un éditeur, une institution ou une société un tant soit peu sérieuse fasse appel à vous, il faut que vous ayez déjà fait vos preuves ou que vous soyez un minimum connu. Sinon, comment s’assurer de votre sérieux et de vos compétences ? Et c’est là toute la difficulté : réussir à percer.

De nos jours, il existe de nombreuses plateformes de mise en relation entre des traducteurs indépendants et des personnes ou entreprises ayant des besoins de traduction. Le hic, c’est que ce marché est devenu complètement uberisé. C’est à qui proposera le tarif le moins cher avec les délais les moins importants. La concurrence est telle que les prix sont tirés vers le bas par la première personne prête à travailler pour trois fois rien. La loi du marché, appliquée au travail indépendant, donc sans régulation et sans rémunération minimale.

Aussi, dans ce métier, il est courant d’appliquer une rémunération au mot traduit, par exemple, 7 centimes le mot. Ainsi, 10.000 mots à traduire, cela revient à 700 euros. C’est purement personnel, cette façon de compter me dérange, car elle ne reflète pas du tout le travail réalisé. Vous me donnez un texte de 10.000 mots sur un sujet que je connais très bien (au hasard, les réseaux informatiques), je ne vais pas du tout y passer le même temps que si le texte concerne l’architecture romaine dans l’antiquité. C’est caricatural bien sûr, mais vous voyez l’idée. Comme je l’évoquais dans ce billet, on peut aller très vite sur des pages entières et bloquer pendant une demi-heure sur un mot, une formulation difficile à traduire en respectant l’intention d’origine. Pour autant, il n’existe pas à ma connaissance de méthode miracle pour définir une rémunération juste à ce métier. Si vous en avez une, n’hésitez pas à la partager en commentaire. ;)


Nous avons fait le tour de mon expérience dans la traduction, ainsi que de mon ressenti sur le marché de ce travail. Ce billet sera mis à jour au fur et à mesure du déroulement du processus d’édition. N’hésitez pas à poser vos questions en commentaires, je me ferai un plaisir d’y répondre ! :)

Ah, le bouquin en question que j’ai co-traduit… Il s’agit de "How the Internet really works". La version en français devrait sortir cet été.

Couverture du livre "How the Internet really works"
Couverture du livre "How the Internet really works"

4 commentaires

Il est compliqué de rentrer dans ce milieu. Pour qu’un éditeur, une institution ou une société un tant soit peu sérieuse fasse appel à vous, il faut que vous ayez déjà fait vos preuves ou que vous soyez un minimum connu. Sinon, comment s’assurer de votre sérieux et de vos compétences ? Et c’est là toute la difficulté : réussir à percer.

Sans être traducteur ou éditeur moi-même j’ai vu un peu comment ça se passe dans de plus petites structures. Il existe quand même une vraie demande de la part des éditeurs (si on sort des grosses maisons). Il y a des groupes facebook pour mettre en relation par exemple. C’est assez courant de donner un extrait à traduire pour jauger plutôt que de ne garder que des gens expérimentés. D’ailleurs plus expérimenté signifie aussi plus coûteux pour un éditeur

De ce que j’ai vu, le problème n’est pas tellement dans le manque de travail mais plutôt qu’un certain nombre de maisons sont de très mauvais payeurs et qu’il est difficile pour un traducteur indépendant d’avoir une visibilité suffisante (car c’est pas très bien payé de toute façon dans l’absolu)

Ne pas oublier que déclarer et payer les charges sociales afférentes à la rémunération du travail. En France, ça dépend du statut des personnes.

+0 -0

Pour avoir fait pas mal de traductions, je confirme qu’il y a une règle du 90–10.

  • 90% du texte tu l’expédies dans les 10% de ton temps
  • 10% du texte tu as besoin des 90% restants.

Mais je ne suis jamais passé au stade de l’édition (hors propos dans mon cas d’espèce), donc billet intéressant, merci :)

+1 -0

Je suis présentement sur la traduction d’une partie du tuto d’astronomie mentionné ici. C’est un exercice intéressant parce que ça n’est pas un texte littéraire : tant que le sens est là, la structure de la phrase ou les subtilités de langage n’ont pas à être conservées. Ça a l’intérêt de pouvoir aller très vite sur certains passages.

Par contre, ça montre très bien le côté totalement non linéaire de l’exercice, comme dit dans le billet. Dans les grosses sources de ralentissement, je trouve : vérifier une information, trouver la traduction « canonique » d’un terme ou d’une expression (scientifique ou non) en français, ou dans le cas de ce tuto, réussir à se détacher des phrases interminables qu’il y a parfois en VO pour en écrire une version plus digeste (avec des points bonus si la phrase anglaise utilise des structures totalement différentes de celles du français).

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