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Ajoutons une dimension

Can you multiply triples ?

Hamilton se lance donc dans la quête d’un système de nombres à 3 dimensions, de la forme :
a+ib+jca + ib + jc

avec i2=1i^2 = -1 et j2=1j^2 = -1. Mais attention : ii n’est pas égal à jj. Par analogie avec les nombres complexes, jj est perpendiculaire à 11 et à ii, ce qui donne la représentation géométrique suivante :

triplet_nombres

En ce qui concerne les opérations algébriques :

  • L’addition de deux nombres ne lui pose aucune difficulté : elle se fait par addition des composants :
    (a+ib+jc)+(a+ib+jc)=(a+a)+i(b+b)+j(c+c)(a + ib + jc) + (a' + ib' + jc') = (a + a') + i(b + b') + j(c + c')
  • Et la multiplication ? Si on utilise les lois normales de l’algèbre (associativité, commutativité et distributivité), on obtient :
    (a+ib+jc)×(a+ib+jc)=(aabbcc)+i(ab+ab)+j(ac+ac)+ij(bc+cb)(a + ib + jc) \times (a' + ib' + jc') = (aa' - bb' - cc') + i(ab' + a'b) + j(ac' + a'c) + ij(bc' + c'b)

Du coup, que vaut ijij ? Pour que la multiplication donne un nombre à trois dimensions, ijij doit être égal à un nombre de la forme α+iβ+jγ\alpha + i\beta + j\gamma. Mais toutes les tentatives d’Hamilton pour trouver les coefficients α\alpha, β\beta et γ\gamma vont échouer. En effet, pour que ses nombres remplissent leur rôle géométrique, il faut que la multiplication obéisse à une autre règle : comme pour les nombres complexes, le produit des modules doit être égal au module du produit. Dit autrement, pour deux nombres uu et vv, on doit avoir : uv=uv|u||v| = |uv|.

C’est cette règle qui empêchera Hamilton de créer une algèbre cohérente en trois dimensions, comme nous le montrerons tout à l’heure. Sa quête durera treize ans ! Comme il le raconte dans sa biographie, tous les matins, ses enfants lui demandaient :

  • Papa, can you multiply triples ?
    Ce à quoi il était obligé de répondre :
  • No, I can only add and substract them.

Jusqu’à ce fameux jour d’octobre 1843…

On a perdu la commutativité !

Alors qu’il fait sa promenade matinale, Hamilton a une illumination ! Il sort son couteau et grave sur le pont de Brougham la formule suivante :
i2=j2=k2=ijk=1\boxed{i^2 = j^2 = k^2 = ijk = -1 }

hamilton_bridge
Plaque commémorative sur le pont de Brougham

Cette formule semble défier les lois de l’algèbre. Et d’où sort ce kk ?
L’illumination qu’a Hamilton, c’est que le produit ijij ne donne pas un nombre à 3 dimensions, mais un nombre qui se trouve dans une autre dimension, perpendiculaire à 11, à ii et à jj !
Il note ce nombre kk. Comme l’axe contenant kk est perpendiculaire à l’axe des réels, par analogie avec ii et jj, il pose k2=1k^2 = -1.
De même, il pose jk=ijk = i et ki=jki = j, ce qui donne ijk=kk=1ijk = kk = -1.

Ce ne sont donc plus des nombres à 3 dimensions qu’il se met à étudier, mais des nombres à 4 dimensions : des quaternions, de la forme a+ib+jc+kda + ib + jc +kd.
L’ensemble des nombres obtenu est appelé H\mathbb H, l’ensemble des nombres hypercomplexes

Il lui reste cependant une dernière difficulté à surmonter. En effet, imaginons le calcul suivant :
1=k2=(ij)2=(ij)(ij)-1 = k^2 = (ij)^2 = (ij)(ij)
1=ijij-1 = ijij par associativité de la multiplication
1=ijji-1 = ijji par commutativité de la multiplication
1=i(1)i-1 = i(-1)i car jj=1jj = -1
1=(1)(1)-1 = (-1)(-1) car i2=1i^2 = -1
1=1-1 = 1 !!

Il lui faut résoudre ce problème très rapidement, sinon ses nouveaux nombres sont condamnés à disparaître aussi vite qu’ils sont apparus… Hamilton effectue alors un acte désespéré :

Pour lever ce paradoxe, Hamilton sacrifie une loi de l’algèbre : la commutativité de la multiplication.

Il pose ij=jiij = -ji, ainsi que ik=kiik = -ki et kj=jkkj = -jk, ce qui résout le problème.

Le schéma suivant permet de se remémorer ces règles de calcul :

ijk_multiplication
En parcourant le cercle dans le sens horaire, on retrouve les produits ij=kij = k, jk=ijk = i et ki=jki = j
En parcourant le cercle dans le sens contraire, on inverse les signes (ji=kji = -k, kj=ikj = -i et ik=jik = -j)

Et là le miracle se produit : Hamilton obtient une algèbre cohérente (addition, soustraction, multiplication et division) et compatible avec la loi de multiplication des modules (uv=uv|u||v|=|uv|).

La grosse nouveauté, c’est la perte de la commutativité ! Elle peut sembler choquante, et pourtant elle est bien compatible avec le rôle géométrique qu’on veut faire tenir à ces nouveaux nombres. En effet, rappelez-vous ce qui nous a conduit à les inventer : généraliser à la troisième dimension la géométrie des nombres complexes, notamment les rotations. Or, faites cette petite expérience chez vous : tendez votre poing gauche fermé devant vous, paume vers le bas.

  • tournez votre poignet d’un quart de tour vers la gauche, puis d’un quart de tour vers l’avant : votre poing est maintenant dirigé vers le bas.
  • tournez votre poignet d’un quart de tour vers l’avant, puis d’un quart de tour vers la gauche : votre poing est maintenant dirigé vers la droite.

Le résultat est différent selon l’ordre dans lequel on effectue les rotations !

Les rotations dans l’espace ne sont pas commutatives, tout comme la multiplication des quaternions !!