Pourquoi quatre ?
Il est temps de se pencher sur cette question : pourquoi un système de nombres à trois dimensions est impossible ?
Pour cela, reprenons le produit de deux nombres complexes :
Le module du produit est donc égal à :
Or si on applique la loi de multiplicativité des modules :
On trouve un module égal à
Pour respecter la multiplication des modules, il faut donc que :
Bizarrement, ce résultat ne date pas de l’invention des nombres complexes. Il était connu du mathématicien grec Diophante, qui avait démontré que le produit de sommes de deux carrés pouvait lui-même se décomposer en somme de carrés, autrement dit :
avec et .
Cette égalité est d’ailleurs parfois nommée la quatrième identité remarquable ou identité de Brahmagupta.
Diophante avait également noté que :
- et
étaient somme de trois carrés, alors que leur produit () ne l’était pas. Son théorème ne marchait donc pas pour la somme de trois carrés.
Diophante savait donc, quelques siècles auparavant, que la quête d’Hamilton était vouée à l’échec, car c’est cette somme qu’il recherchait pour que le produit des modules soit égal au module du produit !!
De même, Euler aura déjà prouvé, un siècle plus tôt que Hamilton, que tout nombre pouvait s’écrire comme somme de quatre carrés, ce qui permettait d’avoir la propriété de multiplication des modules pour les quaternions. C’est l’identité des quatre carrés d’Euler.
C’est son ami et mathématicien John Graves qui le fera remarquer à Hamilton :
On Friday last I looked into Lagrange’s Théorie des Nombres [note : il a confondu Lagrange et Legendre] and found for the first time that I had lately been on the track of former mathematicians. For example, the mode by which I satisfied myself that a general theorem
was impossible was the very mode mentioned by Legendre.
I then learned that the theorem
was Euler’s.
Graves, Letter to Hamilton (1844)
Treize ans de recherches pour un résultat déjà connu par ailleurs… L’histoire ne dit pas quelle fût la réaction d’Hamilton à la réception de cette lettre…
Mais cela n’enlève rien à son génie. La découverte des quaternions reste un des moments les plus créatifs de l’histoire des mathématiques.
La postérité des quaternions
La découverte des quaternions occupe une place très importante en mathématiques. Elle ouvre notamment le champ à la théorie des corps, qui est tout un pan de l’algèbre (Les corps sont grosso-modo des ensembles dans lesquels il est possible d’additionner, soustraire, multiplier et diviser (par exemple, est un corps, alors que ne l’est pas car une division d’entiers ne donne pas forcément un entier)).
De même, réécrits sous forme de matrices (appelées matrices de Pauli), les quaternions jouent un grand rôle en mécanique quantique (en gros, dès que l’on prend en compte le spin des particules, les quaternions entrent en jeu).
Alors, pourquoi n’en avons-nous jamais entendu parler pendant nos études ?
En fait vous manipulez des quaternions sans le savoir ! Si, si, quand vous manipulez des vecteurs en géométrie ou en physique.
En effet, sous l’impulsion de Gibbs et Heaviside, la théorie des quaternions va progressivement donner les vecteurs (les flèches que vous avez l’habitude d’en manipuler en géométrie). En effet, un nombre peut être décomposé en une partie scalaire () et une partie vectorielle à 3 dimensions (). Pour utiliser ces nombres en géométrie, on prend uniquement la partie vectorielle, qui constituera notre vecteur.
Regardons maintenant le produit de deux de ces vecteurs :
Le résultat est un quaternion avec une partie scalaire et une partie vectorielle :
- la partie scalaire est l’opposé de ce qu’on appelle le produit scalaire des vecteurs.
- la partie vectorielle est ce qu’on appelle le produit vectoriel, qui se note .
Vous êtes sûrement familiers avec le produit scalaire, peut-être moins avec le produit vectoriel. Ce produit donne un vecteur perpendiculaire aux deux vecteurs d’origine. Il est très utilisé en physique, par exemple pour calculer le moment d’une force, ou la force exercée par un champ magnétique sur une particule en mouvement (Cette force est donnée par la formule . Elle est donc perpendiculaire au vecteur vitesse de la particule, ce qui permet de courber les trajectoires dans un accélérateur de particules par exemple).
Il est à noter par exemple que le Traité d’électricité et de magnétisme de Maxwell est écrit avec le formalisme des quaternions. C’est le physicien Olivier Heaviside qui le réécrira en utilisant les vecteurs, avec les fameuses quatre équations de Maxwell si chères aux étudiants en physique.
Les quaternions ont donc été remplacés dans le formalisme moderne par la notation vectorielle. Ce remplacement ne s’est pas fait sans heurt, chaque système ayant eu ses défenseurs et ses détracteurs, ces derniers accusant les premiers de conservatisme. Une société savante, la International Association for Promoting the Study of Quaternions and Allied Systems of Mathematics, a même été créée en 1895.
Ainsi, le mathématicien Tait écrit par exemple en préface de son Elementary Treatise on Quaternions (1890) :
It is disappointing to find how little progress has recently been made with the development of Quaternions … Even Professor Gibbs must be ranked as one of the retarders of Quaternion progress, in view of his pamphlet on Vector Analysis, a sort of hermaphrodite monster, compounded of the notations of Hamilton and Grassmann. 1
Ce à quoi Heaviside répondra, dans son livre Electromagnetic Theory, par un chapitre intitulé Abstrusity of Quaternions and Comparative Simplicity Gained by Ignoring Them :
Clearly then, the quaternionic is an undesirable way of beginning the subject, and impedes the diffusion of vectorial analysis in a way which is as vexatious and brain-wasting as it is unnecessary. 2
(Remarquez que les joutes verbales entre mathématiciens avaient de la classe quand même. Vous pouvez retrouver l’histoire de cette rivalité dans ce journal des mathématiques).
Les quaternions ont cependant récemment fait leur retour dans le domaine de l’image de synthèse et dans les moteurs de jeu 3D. La raison en est que les quaternions sont beaucoup plus rapides à manipuler que les matrices de rotation (4 nombres au lieu de 9), et que là où les matrices utilisent des sinus et cosinus, les quaternions se contentent d’opérations algébriques élémentaires.
Peut-être pourriez-vous d’ailleurs être intéressés par cette série de tutoriels (Youtube) sur les mathématiques des jeux vidéos, avec en particulier le cours sur les quaternions :
Maths for Game Developpers : Rotation Quaternions
Ceux qui préfèrent tâter de la physique théorique seront plutôt intéressés par cette thèse :
Quaternions : A history of complex noncommutative rotation groups in theoretical physics (PDF)
Et une dernière petite remarque avant de partir. Vous souvenez-vous que votre prof utilisait parfois la notation à la place de pour désigner un repère dans l’espace ? C’est encore un fantôme des quaternions qui continue à vivre dans vos livres de collège.
Des quaternions se cachent dans un livre de seconde
- Il est navrant de voir le peu de progrès récents concernant les quaternions… Le professeur Gibbs peut être tenu pour l’un des responsables, au vu de son pamphlet sur l’Analyse Vectorielle, qui est un monstre hybride entre les notations de Hamilton et de Grassmann.↩
- Clairement les quaternions sont la manière la plus indésirable d’aborder le sujet, et entravent la diffusion de l’analyse vectorielle, de la manière la plus contraignante et la moins efficace possible.↩
Et après ?
Est-il alors possible de trouver des nombres hypercomplexes de dimension encore plus grande ?
Posons-nous d’abord la question : qu’appelle-t-on système de nombres hypercomplexes ?
Si on se réfère à ce qu’on a vu précédemment, un nombre de dimension est un nombre de la forme :
Les sont des nombres réels et les sont les unités imaginaires, qu’on pourrait appeler les vecteurs de base de notre système (l’équivalent de nos , , …), avec les lois suivantes :
- une addition bien définie,
- une multiplication distributive par rapport à l’addition,
- et la propriété de multiplication des modules : .
La multiplication des réels étant déjà définie, il nous faut jouer sur les règles de multiplication des vecteurs de base (donc assigner une valeur à chaque produit pour ).
A partir de là, il a été montré que :
- est le seul système de nombres hypercomplexes dans lequel la multiplication est associative et commutative (Weierstrass, 1884).
- est le seul autre système de nombres hypercomplexes dans lequel la multiplication est associative (Frobenius, 1878).
- , l’ensemble des octonions, un systèmes de nombres à 8 dimensions, est le seul autre système de nombres hypercomplexes possibles ayant la loi de multiplicativité des modules (Hurwitz, 1898). Dans cet ensemble, la multiplication n’est plus associative.
Hurwitz a dans le même temps prouvé qu’une égalité du genre :
n’est possible que pour égal à , , ou , ce qui interdit de facto la création d’un autre ensemble de nombres possédant la loi de multiplicativité des modules. Pour , cette identité se nomme l’identité des huit carrés de Degen
Juste pour votre curiosité, voici représentées de manière visuelle les règles de multiplication des 7 unités imaginaires des octonions :
Mais les mathématiciens ne se laissent pas brider aussi facilement : après s’être débarrassés de la relation d’ordre (dans les complexes), de la distributivité (dans les quaternions) et de l’associativité (dans les octonions), plus rien ne pouvait les arrêter : ils ont créé pleins d’autres systèmes de nombres hypercomplexes : sédénions, coquaternions, biquaternions….
Cette période a été appelée la libération de l’algèbre par certains auteurs. Notons qu’elle suit la libération de la géométrie qui avait conduit les mathématiciens à construire les géométries non-euclidiennes.
Qui a dit que les mathématiques manquaient d’imagination ?