Les prix IgNobels 2015 ont été remis le 17 septembre dernier lors d’une cérémonie à l’université de Harvard. Ces prix sont décernés chaque année, le plus souvent à des scientifiques aux travaux « improbables ». Si ces travaux sont présentés de manière détournée, ils restent des études sérieuses. Par exemple, l’année dernière, un prix avait été remis pour avoir testé la réaction de rennes face à des humains déguisés en ours polaire. Le réel travail de l’étude était de vérifier les interactions entre ours polaires et rennes en simulant la présence d’un ours. Parfois, les prix sont plus critiques, et servent à dénoncer, avec humour, comme en 1996, où le prix de la paix avait été décerné à Jacques Chirac pour la reprise des essais nucléaires.
La cérémonie
Comme chaque année, la cérémonie a débuté par le traditionnel lancé d’avion en papier sur cible humaine. A suivi la présentation du thème de la cérémonie, à savoir life (la vie). Ce thème concerne uniquement la cérémonie elle-même, c’est-à-dire les expériences et autres intermèdes, et non les prix décernés.
Les gagnants se voient remettre par un chercheur ayant reçu le prix Nobel, en plus d’un trophée des plus originaux, un billet de 10 billions de dollars, soit 10 000 milliards de dollars… zimbabwéen (qui ne valent aujourd’hui plus rien, suite à une hyperinflation).
La cérémonie en elle-même se déroule en alternant les remises de prix, les discours, de petites expériences scientifiques et la représentation, en direct, d’un mini-opéra en trois actes (quelques minutes au total seulement), créé pour l’occasion. Certains prix Nobel présents présentent aussi leur champ de recherche lors d’un 24/7 : une présentation complète et technique en 24 secondes, suivi d’une présentation simple et intelligible par tous en 7 mots (par exemple « la beauté : nous aimons quand nous regardons »). La cérémonie s’est conclue par la fin de l’opéra et divers remerciements.
Vous vous en doutez, la cérémonie, disponible sur internet, est donc fortement déjantée, presque absurde. À titre d’exemple, le présentateur a demandé à plusieurs biologistes d’expliquer pourquoi les virus n’étaient pas considérés comme vivant. Mais de l’expliquer en même temps. Forcement, on ne comprend plus rien…
Si les IgNobels sont clairement à visée humoristique, ils ne sont que rarement critiques envers les chercheurs auxquels ils sont décernés. D’ailleurs, comme chaque année, toutes les équipes de recherche ont été représentées et de nombreuses sont allées chercher leur prix (les autres ont envoyé une vidéo, diffusée durant la cérémonie). Notons d’ailleurs que les chercheurs sont prévenus à l’avance et qu’ils ont la possibilité de refuser le prix.
Détaillons maintenant deux prix remis cette année.
- Le prix de chimie : faire débouillir des œufs
- Le prix de biologie : poulets et dinosaures
- Les autres prix
- Liens
Le prix de chimie : faire débouillir des œufs
Pour comprendre le prix de chimie, il faut d’abord passer par la coagulation. Vous avez très probablement entendu parlé de coagulation sanguine. Le sang est de base liquide, mais il peut devenir solide, par exemple en cas de brèche du vaisseau sanguin. Le mécanisme de coagulation qui nous intéresse ici est beaucoup plus simple que celui du sang, il s’agit de la coagulation du blanc d’œuf. La principale protéine de celui-ci, et celle qui nous intéresse, est l’ovalbumine.
L’ovalbumine est une longue protéine avec une forme en trois dimensions complexe.
Lorsque l’on la chauffe, tout devient plus simple : la protéine s’étire. Les liaisons qui forcent le pliage de la molécule se brisent à haute température, à cause de l’action de l’agitation moléculaire. Finalement, la molécule prend la forme d’un long filament. On parle de dénaturation : en changeant de forme, la protéine perd ses propriétés habituelles, elle change de nature. Cette dénaturation est réversible, mais très lentement.
Dans le cas de l’ovalbumine, cela va plus loin. En effet, une fois dépliée, certaines parties de la molécule, auparavant à l’intérieur, vont devenir accessible. Or, ces parties réagissent facilement. Elles vont alors former de nouvelles liaisons, de manière assez anarchique. On se retrouve avec un gros paquet de molécule liées les unes aux autres. Notre blanc d’œuf a coagulé.
Cette réaction est à sens unique. Si vous laissez votre blanc d’œuf cuit dans un coin, il va finir par moisir, mais jamais il ne redeviendra liquide. Et pourtant, c’est ce qu’a réalisé une équipe. Ils ont « décuit » des œufs.
Pour ce faire, ils ont combiné deux approches. D’abord, ils ont injecté dans l’œuf de l’urée. Cette petite molécule favorise la brisure des liaisons créés lors de la cuisson. Ce faisant, l’ovalbumine reprend la forme d’un filament libre. Cependant, ceux-ci restent emmêlés les uns aux autres, ce qui les empêche de reprendre leur forme initiale. La deuxième étape consiste à placer le tout dans une centrifugeuse. Les protéines vont se séparer les une des autres, et plus rien ne les empêche de reprendre leur forme originelle. Notre œuf est « débouilli ».
Vous vous en doutez, ce genre de phénomène n’arrive pas qu’à l’œuf. Ainsi, les travaux récompensés ici vont permettre de dé-coagulé des protéines. D’autres méthode existent à l’heure actuelle, mais elles sont coûteuses et longues. Des applications industrielles concrètes devraient voir le jour.
Le prix de biologie : poulets et dinosaures
Avant toute chose, je vous propose une grosse digression sur la phylogénie (ou phylogenèse). Il s’agit d’une manière de classer les espèces. En phylogénie, deux espèces sont d’autant plus proches que leur ancêtre commun est récent. Le classement qui en résulte est assez différent du classement que l’on apprend quand on est petit. Pas de poisson, pas de lézard.
Pour tenter de classer les espèces ainsi, on cherche les caractères qu’elles ont en communs (ailes, mamelles, pouce préhenseur, mais aussi la proximité des gènes…) et on met les espèces d’autant plus proches qu’elles ont de nombreux caractères en commun. Toutes les espèces, même disparues (fossile) sont mises au bout d’une branche. Une espèce n’est jamais l’ancêtre d’une autre. Pour finir, une catégorie (mammifère, dinosaure, vertébré…) regroupe toutes les espèces au-delà d’un nœud.
Intéressons-nous plus particulièrement aux vertébrés, et plus encore aux dinosaures :
D’après le dernier principe énoncé, les oiseaux sont des dinosaures. Le contraire est faux : les dinosaures ne sont pas des oiseaux. Outre le côté potache, il y a une observation de taille à tirer de cet arbre : les oiseaux sont les plus proches parents vivants des dinosaures fossilisés au sens de la phylogénie (ce sont eux qui partagent le plus de caractères en communs). Ainsi, si on souhaite tester comment se déplaçaient les dinosaures (on a déjà une idée avec les fossiles), le meilleur animal pour l’expérience est un oiseau qui marche. Les chercheurs ont choisi le poulet.
Ça donne ça :
La vidéo a été créée par les auteurs de l’article.
L’idée des auteurs est simple : les oiseaux et les dinosaures sont très proches d’un point de vue morphologique. La principale différence est la position du centre de masse. Ils ont donc attaché une fausse queue au poulet. Ainsi, le centre de masse du poulet est décalé.
Ils ont observé que la marche des poulets avec queue changeait, d’une manière compatible avec ce que l’on sait de la marche des dinosaures. De plus, ils se sont assuré que le changement de marche ne venait pas simplement d’une augmentation du poids en ajoutant un troisième groupe dont le poids a été augmenté, sans modification du centre de masse. Les changements de marche viendraient bien de la présence d’une queue. L’équipe s’est donc servi des poulets pour étudier la marche de dinosaures.
Les autres prix
Les 8 autres prix de cette année sont les suivants :
- En physique, pour avoir montré que les mammifères urinent en 21 secondes, quasiment quel que soit l’espèce, à plus ou moins 13 seconde près ;
- En littérature, pour avoir découvert que le mot « hein » (en anglais « huh ») existe sous une forme proche dans toutes les langues, sans que l’on sache pourquoi ;
- En management, pour avoir découvert que de nombreux chefs d’entreprise ont développé dans leur enfance un goût marqué pour la prise de risques, après avoir vécu des catastrophes naturelles (telles que tremblements de terre, éruptions volcaniques, tsunamis et feux de forêt) n’ayant eu — pour eux — aucune conséquence personnelle grave ;
- En économie, à la police de Bangkok, pour avoir versé une prime à des policiers car ceux-ci ont refusé… un pot-de-vin. Cette mesure a été très temporaire suite aux réactions qu’elle a engendrée. Il s’agit là d’un prix satirique, qui ne récompense pas un travail de recherche ;
- En médecine, pour l’étude des bénéfices et conséquences médicales des baisers et des autres relations intimes se faisant à plusieurs ;
- En mathématiques, pour avoir utilisé des techniques mathématiques pour déterminer si et comment Ismaïl ben Chérif, sultan du Maroc, a eu 888 enfants en 30 ans ;
- En diagnostique en médecine, pour avoir montré que les appendicites aigües peuvent être diagnostiquées précisément par l’intense douleur ressentie par les patients lorsqu’ils franchissent des dos-d’âne ;
- En physiologie et entomologie, à deux équipes différentes, pour la création du « Schmidt Sting Pain Index » (Catalogue de douleur des piqûres d’insectes de Schmidt), qui répertorie la douleur ressentie par les gens lorsqu’ils sont piqués selon l’insecte ET pour la recherche du point le plus et le moins douloureux lors d’une piqûre d’abeille.
Si ces travaux peuvent sembler à première vue drôlement absurdes, je vous invite à prendre le temps de réfléchir dessus. Car les IgNobels récompensent des travaux de recherches qui font rires, puis penser.
Liens
- La liste des gagnants est disponible sur le site des IgNobels. La page pointe aussi vers les articles des gagnants ;
- La vidéo y est aussi disponible ;
- La cérémonie de l’année dernière a fait l’objet d’un article sur Zeste de Savoir ;
- À propos des piqures d’insecte ;
- L’étude sur le mot « hein » a été largement commenté sur internet (science et avenir, Slate) ;
- Le diagnostique de l’appendicite via les dos-d’âne a fait l’objet d’un article de la rubrique improbabologie du journaliste scientifique Pierre Barthélémy ;
- Une liste des gagnants du prix depuis sa création, sur Wikipédia.