Bonjour Dominus Carnufex ! Pour commencer, dis-nous, qui es-tu ?
Bonjour Eskimon. Je suis un jeune homme de 24 ans, originaire du Sud de la France, et archiviste de métier.
On peut voir que tu postes de nombreux tutoriels notamment sur les langues. Qu’est ce qui t’attire vers ces dernières ?
Je n’en ai pas la moindre idée, pour être tout à fait honnête. J’ai toujours eu une facilité certaine pour les apprendre et le goût de comprendre comment elles fonctionnent, mais je ne saurais pas te dire pourquoi j’aime ça.
Et finalement, combien en connais-tu et/ou utilises-tu régulièrement ?
C’est une vaste question. Je parle couramment français, anglais, allemand et latin, et j’ai un niveau disons lycée en espagnol. Je comprends à l’écrit avec un peu d’aide et je suis capable de baragouiner une demi-douzaine d’autres langues (provençal, gascon, italien, suédois, les deux norvégiens), et j’ai des connaissances disparates inutilisables en pratique dans des dizaines d’autres.
Est-ce que cela te sert pour ton métier d’archiviste ? D’ailleurs, en fait, ça fait quoi un archiviste ?
Le latin, oui. Pas mal de documents médiévaux et encore quelques documents postérieurs sont écrits dans cette langue. En revanche, les autres ne me servent pas dans mon métier.
Le travail de l’archiviste se décompose grossièrement en trois périodes. Dans un premier temps, il travaille au sein d’une organisation (une collectivité publique, une entreprise, une association…) à analyser la production documentaire de cette dernière, c’est-à-dire grosso modo tout ce qu’elle produit comme documents papiers ou numériques. Le but est de déterminer qui fait quoi, pourquoi tels documents sont produits et quelles informations ils contiennent, à qui servent ces informations et pendant combien de temps, etc.
L’objectif final est de déterminer quels documents peuvent être détruits quand le producteur n’en a plus d’usage immédiat, et lesquels doivent être conservés pendant un temps plus ou moins long. Notez bien que l’archiviste ne décide pas cela tout seul dans son coin : il y a des prescriptions légales pour certains documents, et une immense base de bonnes pratiques pour la plupart du reste. Cela s’accompagne dans l’idéal d’une sensibilisation des producteurs aux problématiques d’archivage, essentiellement pour leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas détruire les documents sans notre aval, et que s’ils nous remettent un tas de merde où tout est mélangé, on ne pourra pas faire de miracle…
Dans un second temps (qui est parfois, pour des questions de moyens, le premier), l’archiviste a la charge de récupérer auprès des producteurs les documents dont ils n’ont plus ou peu besoin. Il faut alors garder la trace de qui a versé quoi, séparer physiquement ce qui sera détruit à terme et ce qui sera conservé indéfiniment, constituer ou mettre à jour l’inventaire de tout ce qui est conservé. Puis, s’assurer que le risque de destruction accidentelle des documents est minimal, vérifier régulièrement que rien n’a disparu, détruire les documents qui sont arrivés au bout de leur sursis en s’assurant qu’aucune information compromettante ne sorte de l’organisation, et faire en sorte que si quelqu’un a besoin d’un document archivé, on puisse le retrouver rapidement.
Cette étape est directement dépendante des moyens mis à disposition du service d’archives. En effet, quand une archiviste seule1 doit gérer la production des services municipaux d’une commune de quinze mille habitants, elle n’a pas matériellement le temps d’ouvrir chaque boite pour vérifier en détail ce qu’il y a dedans : si le pré-archivage n’a pas été fait correctement, l’inventaire peut très bien se résumer à « 130 boites versées par Machin, 2003‑2015 », créant ainsi des archives mortes car personne n’aura le courage de chercher un document précis dedans. Dans un autre ordre d’idée, mettre en place les conditions de température, d’humidité et de tout le reste idéales pour la conservation d’archives coûte très cher, et peu de services peuvent se le permettre.
Enfin, dans un troisième temps, et toujours si elle en a les moyens, l’archiviste va s’efforcer de donner une seconde vie à ses documents. Cela passe en premier lieu par le fait d’accueillir ceux qui voudraient consulter tel ou tel document (dans la limite de la légalité), et de numériser les documents les plus demandés pour les rendre accessibles à un plus large public (et accessoirement, mieux préserver les originaux). En second lieu, si les documents le permettent, on peut organiser des actions de valorisation : expositions, visites de scolaires, publications de pièces intéressantes dans une gazette locale ou encore information auprès des chercheurs et sociétés savantes.
Comme vous le voyez, un métier assez diversifié au quotidien, et c’est une des raisons principales pour lesquelles j’aime mon métier. Après, il faut garder à l’esprit que je vous présente là ce que peut faire une archiviste ayant toute latitude dans ses actions : la réalité peut être beaucoup plus réduite pour peu qu’on soit dans un grand service d’archives et en bas de l’échelle, ou dans une organisation qui ne voit d’intérêt à vous payer que pour une partie de ces missions.
Archiviste ce n’est pas un métier dont on entend parler tous les jours ! Comment en es-tu arrivé là ?
À la base, quand j’étais ado, j’étais usager des services d’archives, essentiellement pour de la généalogie. Les Journées du Patrimoine m’ont permis de découvrir l’autre côté du comptoir, et ça m’a vraiment branché. Puis quand j’étais en Seconde, mes parents ont entendu parler de l’École des Chartes : c’est une grande école spécialisée dans les métiers du patrimoine, particulièrement réputée pour sa formation en archives, et qui offre l’avantage indéniable que ses étudiants sont payés pendant leurs études.
J’ai su que c’était là que je voulais aller étudier, alors mon Bac S en poche, j’ai fait deux ans de prépa Chartes, avant de décrocher le concours tant attendu.
Un Bac S ? J’aurais plutôt vu un L ou ES à la rigueur ! Lors de l’interview de Solid sur le métier de comptable on a découvert qu’il fallait avoir des connaissances en droit. Au vu des documents que tu manipules est-ce ton cas aussi ?
C’est une méconception courante. Un bon archiviste doit être rigoureux, méthodique, organisé et aimer quand les choses sont bien rangées dans des cases.
Et oui, le droit est une part importante de notre formation. À commencer parce que notre métier est encadré par des dispositifs légaux parfois très précis (par exemple, sur les délais qu’il faut attendre pour pouvoir communiquer certains documents au public) qu’il nous faut connaître. Ensuite, parce que travailler dans le public, ce qui concerne la majorité des archivistes, implique d’avoir une bonne connaissance du fonctionnement des institutions, et du droit public de manière générale. Quant aux archives privées, elles sont régulièrement concernées par certains aspects du droit de la propriété intellectuelle.
Existe-t-il différentes branches ou spécialités dans ce métier ? Car quand on me parle d’archives, j’imagine assez bien une salle de stockage de pièces à conviction
Ça existe, ça existe ! Aux archives départementales de la Haute-Garonne, il y a des salles entières remplies de sacs de jute contenant les pièces de procédure et parfois les pièces à conviction de procès étalés entre le XIVe et le XVIIIe siècle.
Plus sérieusement, il peut arriver qu’on se spécialise sur un domaine au cours de sa carrière : par exemple, sur les archives privées, ou sur les archives modernes (c’est-à-dire entre la Révolution et le milieu du XXe siècle environ). Mais c’est plus un choix de carrière que véritablement une spécialité : à part les archives anciennes et les archives électroniques, qui nécessitent des savoirs particuliers, on peut passer assez facilement d’un domaine à un autre.
Tu as aussi des tutos sur l’informatique ! Preuve en est s’il le faut que les arts littéraires ne sont pas incompatibles avec les sciences. D’où vient cet intérêt ? Est-ce de la pure curiosité ou cela te sert dans tes activités ?
Comme je l’ai dit plus haut, j’ai 24 ans : j’ai baigné toute ma vie dans l’informatique, aidé en cela par ma mère, libriste de la presque première heure. J’ai découvert Internet fin 1998 et commencé à bidouiller des sites Web avec ma mère à peu près à la même époque, tandis que mon père m’enseignait les rudiments du Fortran 77 (ha ha !). Naturellement, j’ai continué à en apprendre toujours plus, avec des livres d’abord, puis sur Internet (sur le SdZ, par exemple ), et en pratiquant plus ou moins.
Au quotidien, dans mon métier, cela me sert assez peu : à l’utilisation, les outils informatiques de l’archivistique sont assez simples. Cela étant, savoir de quoi on parle permet un dialogue plus égal avec les services info ou les prestataires, ce qui n’est vraiment pas un mal…
Ça semble pas mal être un métier « avec du papier » cependant. Ayant un pied bien enfoncé dans le monde de l’informatique, trouves-tu qu’il y a une évolution des pratiques/outils justement ou au contraire les méthodes restent assez « conservatrices » ?
Au niveau de l’archiviste, les outils et méthodes sont déjà pleinement ancrés dans l’informatique. Dans les années 1980, on a globalement abandonné l’organisation thématique des inventaires (pour les archives contemporaines !) pour adopter un système de classement par index (en gros, les tags de l’informatique) qui ne peut fonctionner correctement que si l’outil d’inventaire est informatisé. Ou encore, la norme ISAD(G), qui est la référence en termes de description d’un fonds d’archives, fonctionne optimalement sur ordinateur, et s’intègre très bien avec le protocole de transmission de méta-données OAI-PMH utilisé par des trucs comme arXiv.
Il existe tout un marché des logiciels d’archivage, malheureusement encore largement dominé par les logiciels propriétaires, avec des solutions assez diverses, notamment dans le domaine de la mise à disposition sur Internet de documents numérisés.
Le gros changement de cette dernière décennie, c’est la place de plus en plus prépondérante que représentent dans la production les archives nativement numériques. Il y a bien sûr un gros travail à faire du côté des archivistes pour apprendre à les gérer, collectivement comme individuellement, mais une bonne partie est déjà faite : il existe des normes assez pointues pour assurer la pérennité et la validité juridique de telles archives, certains documents (notamment dans la comptabilité publique) n’existent plus du tout en version papier, et des logiciels capables de gérer toute la chaîne archivistique numérique commencent à faire leur trou.
Le principal obstacle au développement de cet aspect du métier d’archiviste, ce sont les producteurs. En effet, conserver durablement des archives numériques, c’est une installation lourde et coûteuse. Un morceau de papier pas trop soumis aux aléas pourra sans difficulté être conservé pendant un millénaire ; un CD ou un disque dur survivra péniblement vingt ans. Il faut donc impérativement disposer de sauvegardes redondantes, dans des lieux différents, et surprotégés2. Le hic, c’est que la plupart des producteurs (et en particulier les décideurs) ont énormément de mal à admettre qu’un mail ou un document Word soient des archives, et qu’il faille se donner autant de mal pour les conserver. Les préjugés ont la belle vie !
Enfin, les archives peuvent être concernées par des problématiques numériques a priori improbables. Vous souvenez-vous du projet de règlement européen « anti-Facebook » sur le droit à l’oubli, qui obligeait les organisations utilisant des données personnelles à les détruire à la fin de leur durée d’utilité pour la personne concernée ? Il aurait obligé les services d’archives à détruire tous les documents concernant une personne privée à sa mort, c’est-à-dire la quasi-totalité de ce que nous conservons. L’AAF et le SIAF ont dû passer des mois à faire du lobbying pour qu’une exception soit introduite concernant les archives. Dans une loi sur Facebook, donc…
Intéressant cette intrication entre le monde virtuel et les données bien physiques ! Eh bien merci à toi pour toutes ces informations et cette superbe découverte du monde des archives ! Un petit mot avant de finir ?
Valete3 !
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Il y a au bas mot 80 % de femmes dans le métier, l’accord semble s’imposer. :-) ↩
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La loi interdit de confier la conservation des archives publiques définitives à une personne extérieure. On ne peut donc recourir à un prestataire extérieur que pour des archives qui seront détruites à terme, et pour le reste, il faut faire sa tambouille maison. ↩
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C’est le « A ciao bonsoir ! » de Cicéron. ^^ ↩