Si je vous dis : « API », à quoi pensez-vous ?
Non, il ne va pas être ici question d'Application Programming Interface, mais plutôt de l'Alphabet Phonétique International. Cet article a pour but de présenter rapidement de quoi il s’agit et, surtout, de vous montrer comment ça marche !
À la fin de cet article, vous serez (normalement ) en mesure de prononcer le nom gallois Llanfairpwllgwyngyllgogerychwyrndrobwllllantysiliogogogoch (nom d’un village, abrégé Llanfair PG) :
Vous êtes prêts ? Il vous faudra seulement une quinzaine de minutes, un endroit environ silencieux et beaucoup (beaucoup) de répétitions !
- L'API, qu'est-ce-que c'est ?
- Un peu d'application : Llanfair PG pour les nuls (et les moins nuls)
- Vous êtes perfectionnistes ? C'est par ici
L'API, qu'est-ce-que c'est ?
Des sons et des lettres
N’avez-vous jamais trouvé l’orthographe du français un peu biscornue ?
Il y a un écart important entre les mots tels que nous les prononçons et tels que nous les écrivons. Pourquoi le s peut-il se prononcer z ? Avez-vous remarqué que le o dans mort n’est pas le même que dans auto ? Le g peut se prononcer de deux manières différentes, en fonction de la voyelle qui les suit. Doit-on aussi parler de l’orthographe de la ville Bordeaux, bien compliquée pour donner les sons bordo ? C’est sans compter les lettres muettes (le x de paix), les exceptions (Bourg-en-Bresse) et bien d’autres !
Oui, la plupart de ces éléments ont une origine étymologique : par exemple, le x de paix vient du latin pax, le ps de temps vient du latin tempus, etc. En fait, pour l’essentiel de ces cas, il s’agit d’ajouts tardifs (XIXème siècle), quelquefois même erronés : Bordeaux n’a en fait rien à voir avec l’eau, puisque c’est une adaptation du nom gallo-romain Burdigala, le ds de poids vient du mot pondus, qu’on a identifié à tort comme l’ancêtre de ce mot (c’était en fait pensus), etc. .
Bref, tout ça pour une banalité : en français, comme dans de nombreuses autres langues, une lettre ne correspond pas à un seul son, ni un son à une seule lettre ! En API, ce n’est pas le cas : un son donne une lettre, et réciproquement. Ainsi, le son dans « assez », « ici » « français » et « détermination », sera écrit /s/ en API, quel que soit contexte – /ase/, /isi/, /fʁɑ̃sɛ/, /detɛʁminasjɔ̃/.
Comment écrire des mots étrangers ?
Je vais vous raconter une petite anecdote pour vous montrer l’intérêt de l’API .
Il était une fois votre serviteur, qui souhaitait apprendre la langue russe. Un jour, un de mes amis m’offre une petite méthode pour apprendre le russe. Il s’agissait de « Je parle russe », aux éditions Marabout – que je vous déconseille au passage, pour la raison qui suit.
Comme vous le savez sans doute, la langue russe ne s’écrit pas avec le même alphabet que le nôtre : ils utilisent l’alphabet cyrillique. Le problème, c’est que, dans cette méthode, l’alphabet cyrillique n’était jamais utilisé. Tout était transcrit dans notre alphabet. Ce qui pose un énorme problème de prononciation et de compréhension : c’est comme si vous prétendiez parler anglais en lisant des phrases du type : « Aï spik ine-gliche » ou « Braïane iz ine ze kit-cheune ». Cela peut vous servir dans un premier temps pour saisir à peu près comment prononcer la chose, mais on ne peut pas étudier sérieusement l’anglais en disant que le th dans the équivalent à notre z dans zèbre.
Bref, le problème, c’est que notre alphabet et notre manière de l’utiliser ne peut pas noter des sons absents de notre langue. Il est impossible de transcrire dans notre langue le ı turc, le ch allemand1, le Лъ cyrillique, etc. : on ne peut qu’en donner une approximation . C’est comme si vous disiez, en mathématiques, π ≈ 3 : c’est une façon simple de présenter les choses, mais vous ne pouvez rien calculer de sérieux avec.
Avec l’API, ce problème n’existe plus, puisque tous les sons connus sont répertoriés, et chacun dispose d’un signe spécifique (voire de plusieurs) pour l’indiquer.
Ainsi, apprendre l’API, c’est pouvoir (virtuellement) prononcer toutes les langues du monde, y compris les langues mortes, les langues inventées, etc. Ce sera quelquefois dur, long, mais vous y arriverez.
Présentation rapide de l’API
Bref, il est temps que je vous présente formellement l’Alphabet Phonétique International.
Cet alphabet existe depuis bientôt un siècle et demi (1886), débutant avec seulement quelques signes, et aboutissant de nos jours à un système extrêmement complet et (un peu) complexe.
Ainsi, comme je vous l’ai indiqué, on dispose d’un signe par consonne existante, et de même pour les voyelle. En plus de cela, on trouve des modificateurs divers, qui servent à marquer des petits changement dans la manière de prononcer les sons : par exemple, le signe /ː/ (chrone) montre que le son prononcé est long, c’est-à-dire qu’il dure plus longtemps que les autres voyelles, en moyenne. Il existe aussi des signes pour indiquer les tons (par exemple en chinois, vietnamien, etc.), ainsi que quelques autres éléments que je ne détaillerai pas. Tout cela forme une boîte à outil complète pour comprendre et décomposer les sons.
L’API se note généralement entre barres obliques : par exemple, /isi/. Autrement, lorsqu’il s’agit vraiment d’une prononciation très spécifique et très détaillée (prononcée à un temps donné par une personne avec un accent spécifiquement), on utilise plutôt des crochets : [isi].
Avec ce rapide résumé, vous avez maintenant tous les éléments en main pour passer à la pratique !
-
Qu’il s’agisse du ach-Laut ou du ich-Laut, en fait.
↩
Un peu d'application : Llanfair PG pour les nuls (et les moins nuls)
Comme je vous l’ai dit, le but de cette section est de vous aider à prononcer le nom du village gallois llanfairpwllgwyngyllgogerychwyrndrobwllllantysiliogogogoch à l’aide de l’Alphabet Phonétique International. Je ne vous promets pas que ce sera facile, mais je vous assure que c’est faisable .
Wikipédia donne une transcription en API, que j’ai légèrement simplifiée et modifiée pour ne pas vous encombrer de détails inutiles :
Cela ne semble pas plus simple, reformulé comme ça, mais en y allant étape par étape, nous arriverons au but !
Découper le mot
La principale difficulté de ce mot, c’est sa longueur. Nous allons donc le découper par syllabe, afin de faciliter la prononciation. Une fois que vous arriverez à prononcer les syllabes individuellement, vous pourrez vous risquer à prononcer le mot dans son ensemble. Ainsi, nous avons 19 syllabes :
- /ɬan/ ;
- /va/ ;
- /ir/ ;
- /pʊɬ/ ;
- /gwɪn/ ;
- /gɪɬ/ ;
- /go/ ;
- /ge/ ;
- /rə/ ;
- /χwərn/ ;
- /dro/ ;
- /bʊ/ ;
- /ɬːan/ ;
- /tɪ/ ;
- /si/ ;
- /ljo/ ;
- /go/ ;
- /go/ ;
- /goːχ/.
Connaître les sons
La partie facile
Dans ce catalogue, il y a beaucoup de sons que vous connaissez déjà, et dont les signes API sont assez transparents :
Son en API | Mot français où l’on trouve le son concerné |
---|---|
/a/ | « ta » |
/b/ | « boîte » |
/d/ | « don » |
/e/ | « étoile » |
/g/ | « gare » |
/i/ | « il » |
/j/ | « yack » |
/l/ | « la » |
/n/ | « note » |
/o/ | « pot » (et non pas « porte ») |
/p/ | « pot » |
/r/ | R roulé (Il n’existe pas en français conventionnel : si vous n’arrivez vraiment pas à le prononcer, garder notre r français, noté /ʁ/) |
/s/ | « si » |
/t/ | « ta » |
/v/ | « vent » |
/w/ | « ouate » |
Tableau 1 : Sons faciles contenus dans Llanfair PG
J’attire particulièrement votre attention sur les sons /j/, /o/ et /r/, qui peuvent induire en erreur.
Avec cela, déjà, vous pouvez prononcer 9 syllabes :
- /va/, comme ça s’écrit ;
- /ir/, idem ;
- /go/, idem ;
- /ge/, comme dans le mot « gué » ;
- /dro/, comme ça s’écrit ;
- /si/, idem ;
- /ljo/, comme dans « lyophilisé ».
- /go/, comme ça s’écrit ;
- /go/, une deuxième fois .
C’était facile, non ? Il n’y a donc plus qu’une dizaine de syllabes qui pose problème !
Chrone
Deux syllabes contiennent ce signe, qui ressemble à un deux-points (il est en fait formé de deux triangles pointant l’un vers l’autre). Il s’agit d’un chrone : ː.
Il apparaît dans deux syllabes :
- /ɬːan/ ;
- /goːχ/.
Comme indiqué plus haut, son but est simplement de rallonger le son qu’il précède. Ainsi, on pourrait transformer /goːχ/ en /gooχ/ pour bien montrer que, dans cette syllabe, on produit deux fois plus longtemps le son /o/. Idem pour /ɬːan/.
Le schwa
Vous avez pu remarquer ce /ə/, un e à l’envers présent dans les syllabes :
- /rə/ ;
- et /χwərn/.
En fait, c’est un son dont on dispose en français : c’est notre fameux « euhhhh » d’hésitation . Attention, ce n’est pas exactement le même « eu » que dans les mots « jeune » et « jeûne », qui sont respectivement plus ouvert et plus fermé. Si vous ne saisissez pas la différence entre ces trois « eu », mettons que le son que vous produisez conviendra, l’important étant de produire le moins d’effort pour le produire – c’est le son inarticulé par excellence.
Ach-Laut
Avec /χ/, nous attaquons les sons qui n’existent pas dans la langue française. On le trouve notamment en allemand (dans « Ach »), en espagnol (« jota »), en russe (« хорошо »), en breton (la notation « c’h »), en arabe, etc. Il consiste en un raclement de gorge, à peu près au même endroit où nous produisons notre « r » français. Il apparaît dans les syllabes :
- /χwərn/ ;
- /goːχ/.
À ce stade de l’article, vous pouvez donc prononcer les deux syllabes ci-dessus, que l’on peut approximer en français par les écritures « khweurne » et « gokh », si vous considérez que « kh » correspond au son /χ/.
Les complications
/ɬ/ est un son notable, assez caractéristique du gallois, même s’il existe dans d’autres langues. Il n’existe pas en français, et il est important de bien savoir le produire pour bien prononcer ce nom de village. Il apparaît dans plusieurs syllabes :
- /ɬan/ ;
- /pʊɬ/ ;
- /gɪɬ/ ;
- /ɬːan/.
Pour le prononcer, je vous propose de suivre les étapes suivantes :
- Prononcez le son /l/, comme dans « le », pendant une longue durée (1 à 2 secondes) ;
- À la fin de cette prononciation, gardez la pointe de la langue collée au palais, dans la position où elle était pour la prononciation de /l/.
- Tâchez maintenant de prononcer le son que l’on écrit « ch » en français, comme dans « chat » ou « tâche ». Le son que vous entendez en faisant cela est /ɬ/, qui est jugé assez disgracieux en français, mais qui est absolument normal en gallois :3 .
- N’hésitez pas à recommencer, pour confirmer votre réussite, ou si cela n’a abouti à rien.
Maintenant que vous pouvez prononcer /ɬ/, il vous est facile de prononcer les syllabes suivantes :
- /ɬan/ : écrit à la française « chane », si vous considérez que « ch » est le son /ɬ/ ;
- /ɬːan/ : ici, la syllabe est quasiment identique à la précédente. La seule différente est le temps que vous passez à prononcer /ɬ/, deux fois plus importante dans /ɬːan/ que dans /ɬan/.
Une voyelle typiquement anglaise
Il ne vous reste plus que deux sons à apprendre !
Parmi lequel /ɪ/, qui revient 3 fois :
- /gwɪn/ ;
- /gɪɬ/ ;
- /tɪ/.
En fait, ce son est à mi-chemin entre le son /e/ (dans « gué ») et /i/ (dans « ici »). Il faut que vous essayiez de prononcer ces deux sons en même temps, et de les fusionner en un seul. Pour exemple, on le retrouve beaucoup en anglais, à la fin des adjectifs : /mistɪ/ (pour « misty ») ou /twɛntɪ/ (« twenty »).
Prenez le temps de bien prononcer ce son, il donnera une véritable authenticité à votre prononciation. Si, malgré tout, vous n’arrivez pas à produire ce son, restez sur l’approximation que vous semblera la plus adéquate, à partir du son /i/.
Terminons-en !
Il ne reste que deux syllabes inconnues, contenant le son /ʊ/ (/pʊɬ/, /bʊ/).
Tout comme le son /ɪ/ est à mi-chemin entre /e/ et /i/, /ʊ/ est à mi-chemin entre /u/ (comme dans « coupe ») et /ɔ/ (comme dans « tort »). C’est sans doute le son le plus difficile à prononcer de tous, car la subtilité est vraiment délicate aux oreilles, et je ne dispose d’aucun exemple pour essayer de mieux vous expliquer ce son.
Si vous n’arrivez pas, malgré tous vos essais, à prononcer ce son, vous pouvez vous contenter de notre /u/ (dans « tout »), même si cela réduit l’exactitude de votre prononciation.
Rassemblons le puzzle
Au terme de ces apprentissages, vous pouvez normalement prononcer toutes les syllabes du mot, que j’ai classé par ordre de difficulté :
- /va/ ;
- /ir/ ;
- /go/ ;
- /dro/ ;
- /si/ ;
- /go/ ;
- /go/ ;
- /ge/ – comme « gué », rappelez-vous ;
- /ljo/ – comme « lyophilisé » ;
- /rə/ – comme « reprendre » ;
- /goːχ/, avec un /o/ long ;
- /ɬan/ ;
- /ɬːan/ ;
- /tɪ/ ;
- /bʊ/ ;
- /χwərn/ ;
- /gwɪn/ ;
- /gɪɬ/ ;
- /pʊɬ/.
Vous avez réussi à prononcer toutes ces syllabes ? Répétez encore. Vous avez trébuché sur quelques sons ? Reprenez-les et ne vous découragez pas : il est normal de ne pas tout bien prononcer du premier coup .
Maintenant, prononcez les syllabes, dans l’ordre, trois par trois.
Round 1 :
- /ɬan/ ;
- /va/ ;
- /ir/.
Reprenez les syllabes où vous avez pu buter. Répétez encore l’ensemble, plusieurs fois, pour prendre le pli. Essayez de répéter de plus en plus vite, pour enchaîner naturellement les sons, mais sans les déformer.
Round 2 :
- /pʊɬ/ ;
- /gwɪn/ ;
- /gɪɬ/.
Même consigne, répétez à nouveau pour fluidifier l’enchaînement.
Round 3 :
- /go/ ;
- /ge/ ;
- /rə/.
Round 4 :
- /χwərn/ ;
- /dro/ ;
- /bʊ/.
Round 5 :
- /ɬːan/ ;
- /tɪ/ ;
- /si/.
Round 6 :
- /ljo/ ;
- /go/ ;
- /go/.
Dernière syllabe :
- /goːχ/.
Au terme de ces exercices, vous pouvez commencer à associer le premier et le deuxième groupe de syllabes, etc. Finalement, avec un peu de ténacité, vous pouvez enchaîner, plus ou moins fluidement, les sons suivants :
Vous êtes perfectionnistes ? C'est par ici
La prononciation à laquelle vous parvenez à ce moment de l’article est vraiment suffisante pour être comprise par un Gallois natif. Vous pouvez vous arrêter là pour aujourd’hui, c’est déjà un bon exploit ! Par contre, si vous voulez pousser le vice jusqu’au bout, cette partie vous est dédiée .
En effet, si vous examinez la transcription API donnée par Wikipédia, il bien plus de détails :
[ˌɬan.vair.puɬ.ˌɡwɪ̈n.ɡɪ̈ɬ.ɡo.ˌɡer.ə.ˌχwərn.ˌdrob.uɬ.ˌɬan.tɪ̈s.ˌil.jo.ˌɡo.ɡo.ˈɡoːχ].
Hormis les points, qui séparent les syllabes (afin de rendre le tout plus lisible ), on remarque deux éléments en plus :
- D’abord les sortes d’apostrophes : [ˌ] et [ˈ] ;
- Ensuite, les trémas sur les [ɪ̈].
Des questions d’accents
Les sortes d’apostrophes marquent en fait les syllabes accentuées, c’est-à-dire celles que l’on prononce un poil plus fort et plus longtemps que les autres. Dans l’équivalence qui suit, vous devez donc appuyer sur les syllabes en italique, et surtout sur celle en gras :
/ɬanvairpʊɬgwɪngɪɬgogerəχwərndrobʊɬːantɪsiljogogogoːχ/
Ces accentuations doivent permettrent de rythmer la longue prononciation du nom complet même si, je vous l’avoue, j’ai également du mal à bien appliquer tout cela à la lettre .
Est-ce un tréma ? Non, c’est une centralisation !
Deuxième mystère : les trémas qui se trouvent au-dessus des /ɪ/ marquent en fait une prononciation centrale, c’est-à-dire, non pas à l’avant de la bouche, mais un peu plus en arrière, à l’endroit où l’on prononce le son /ə/. Pour les turcophones et russophones, c’est également l’endroit où l’on prononce respectivement les lettres ı et ы, qui sont un peu plus en arrière de la bouche que le son /i/.
C’est sans doute la plus grande difficulté du nom de Llanfair PG et, avec un peu d’entraînement, vous pourrez peut-être arrivez à prononcer fluidement le nom de ce village gallois qui, mis à part cela, n’a en fait pas grand-chose d’exceptionnel :
/ɬanvairpʊɬgwɪ̈ngɪ̈ɬgogerəχwərndrobʊɬːantɪ̈siljogogogoːχ/
Voilà ! J’espère que ce rapide contenu vous aura intéressé et plu !
N’hésitez pas à entreprendre d’autres défis API de ce genre : il est très facile de trouver des transcriptions phonétiques sur le Net et, avec un peu de chance et beaucoup de ténacité, vous pourrez prononcer à peu près n’importe quel son sur Terre :3