Nous avons vu les équations de degré 1 et 2, il est tout naturel de vouloir continuer sur cette voie avec celles de degré 3, 4, 5, 6… en rajoutant progressivement des termes contenant , , , et ainsi de suite. Dans ce chapitre nous allons voir comment les mathématiciens s’y sont pris pour attaquer ces équations et ce qu’ils ont trouvé.
L’étude de ces équations de degré supérieur est très technique et au dessus du niveau de ce cours, c’est pourquoi dans ce chapitre vos cellules grises vont pouvoir se reposer. Je vais simplement vous raconter l’histoire mouvementée de ces équations mais nous n’entrerons pas dans le détail de leur résolution.
Une polémique en Italie
Les équations du troisième degré
Après la résolution des équations du second degré par Al-Khawarizmi au IXe siècle, les mathématiciens se sont attaqué, d’abord sans succès aux équations du troisième degré, c’est-à-dire celles de la forme
Après plusieurs siècles d’essais sans résultats, les mathématiciens finirent par penser qu’il était impossible de résoudre ces équations de façon algébrique. C’est notamment la thèse avancée par le mathématicien italien Luca Pacioli dans son ouvrage de 1494, Summa de arithmetica, geometria, de proportioni et de proportionalita considéré à l’époque comme une référence.
Jusqu’au jour où, en 1535, deux mathématiciens italiens, Antonio Maria Fior et Niccolo Tartaglia se lancèrent un défi. Les mathématiciens ont toujours aimé se lancer des défis et cette fois-ci la règle était la suivante : chacun des deux adversaires posait trente problèmes à son concurrent à résoudre avant une date donné. Le vainqueur, c’est-à-dire celui qui résoudrait le plus de problèmes se verrait alors offrir trente banquets par le vaincu !
Fior proposa à Tartaglia trente problèmes basés sur des équations du troisième degré, pensant que son adversaire ne parviendrait jamais à les résoudre. Mais c’était sans compter sur la persévérance de ce dernier qui, quelques jours seulement avant la fin du délai, parvint à trouver la règle que tout le monde cherchait depuis plusieurs siècles et résolut ses trente problèmes.
La nouvelle fit grand bruit, seulement voilà, dans les semaines qui suivirent, Tartaglia refusa de divulguer la règle qu’il avait trouvée, préférant la garder pour lui !
Ce secret n’était pas du tout de goût d’un autre mathématicien italien dénommé Girolamo Cardano (parfois francisé en Jérôme Cardan) qui usa de toutes les ruses pour essayer de faire parler Tartaglia. Il finit par y parvenir lors d’une entrevue à Milan en 1539 au cours de laquelle, Tartaglia lui transmis sa méthode, mais en lui faisant jurer qu’il ne la répéterai à personne. Cette méthode de résolution, vous en connaissez déjà une partie, car Tartaglia l’avait rédigée en vers et il s’agit du poème mathématique que nous avons vu dans le premier chapitre de ce cours.
Texte original (en italien) | Traduction |
Quando chel cubo con le cose appresso Se agguaglia à qualche numero discreto Trouan dui altri differenti in esso. Dapoi terrai questo per consueto Che’llor produtto sempre sia eguale Al terzo cubo delle cose neto, El residuo poi suo generale Delli lor lati cubi ben sottratti Varra la tua cosa principale. | Quand le cube et les choses Se trouvent égalés au nombre Trouves-en deux autres qui diffèrent de celui ci. Ensuite comme il est habituel Que leur produit soit égal Au cube du tiers de la chose. Puis dans le résultat général, De leurs racines cubiques bien soustraites, Tu obtiendras ta chose principale. |
Eh oui, car à cette époque, nous en sommes encore à l’algèbre rhétorique.
Dans un premier temps, Cardan tint sa parole. Jusqu’au jour où, ayant pu consulter les notes laissées d’un autre mathématicien, Scipionne del Ferro, mort en 1526, il réalisa que ce dernier avait déjà découvert en partie la règle de Tartaglia. À partir de là, Cardan se considéra libéré de sa promesse puisque même si Tartaglia ne lui avait pas expliquée sa méthode, il l’aurait à ce moment découverte dans les papiers de del Ferro.
En 1545, Cardan publia l'Ars Magna dans lequel il présente en détail la méthode de résolution des équations du troisième degré. Et comme la vie est injuste, cette méthode se nomme depuis lors la méthode de Cardan.
Il serait toutefois injuste de présenter Cardan comme un simple voleur de formule. En réalité il est probable que del Ferro et Tartaglia n’aient connu la méthode que sous forme de recette, mais sans l’avoir vraiment démontrée. Un peu comme si pour les équations du second degré, vous aviez trouvé la formule en tâtonnant, mais sans avoir démontré rigoureusement qu’elle est vraie à partir de la forme canonique ou de la forme factorisée. Dans l’Ars Magna, Cardan démontre très rigoureusement les formules de Tartaglia et en ce sens a réellement apporté sa pierre à la résolution des équations du troisième degré.
Niccolo Tartaglia & Girolamo Cardano
Ce n’est pas tout ça, mais je suis sûr que vous brûlez de voir à quoi ressemblent les formules de Cardan. Je vous préviens, la formule n’est pas belle à voir. Alors prenez une grande respiration et c’est parti, voici les trois solutions :
Ça fait peur hein ? Bien sûr ces solutions ne correspondent qu’au cas ou il y a effectivement trois solutions. Comme pour les équations du second degré il est possible qu’il y en ait moins. Il peut n’y en avoir que deux ou bien une seule, mais pas zéro : une équation du troisième degré a toujours au moins une solution !
Dans les formules ci-dessus, vous avez peut-être remarqué la présence d’un . Ce est un nombre égal à la racine carrée de -1. Jusqu’à cette époque les mathématiciens pensaient que seuls les nombres positifs possédaient des racines carrées, seulement la résolution des équations du troisième degré nécessitait d’effectuer ce genre d’opérations. Tartaglia a eu le mérite de ne pas se laisser impressionner par ces formalités, même si pour lui et pour Cardan ces objets n’étaient que des intermédiaires de calculs et pas des nombres à part entière. En effet, quand l’équation possède trois solutions, les formules ci-dessus donnent bien des nombres réels, même si l’on utilise pour les calculs intermédiaires.
Les équations du quatrième degré
Après les équations du troisième degré, celles du quatrième tombèrent immédiatement.
En 1540, un élève de Cardan du nom de Ludovico Ferrari avait découvert une méthode permettant de trouver les solutions d’une équation de degré 4 pourvu que l’on sache résoudre les équations de degré 3. Ainsi, ces solutions furent connues dès que Cardan parvint à obtenir la formule de Tartaglia. La méthode de résolution du degré 4 fut publiée dans l’Ars Magna de Cardan en 1545, en même temps que celle du degré 3.
Deux grands théorèmes
Un, deux, trois, quatre… Pourquoi ne pas continuer en si bonne voie en s’attaquant aux équations de degré 5 ou plus. C’est ce que firent de nombreux mathématiciens dans les siècles qui suivirent la publication de l’Ars Magna de Cardan. Hélas sans succès au début, jusqu’à ce que de nouvelles approches permettent de jeter un nouvel éclairage sur ces équations.
Le théorème fondamental de l’algèbre
Nous l’avons vu dans la section précédente, la méthode de résolution des équations de degré 3, obligeait l’utilisation de racines carrées de nombres négatifs. Au départ, ces racines carrées n’étaient pas considérées comme des vrais nombres, mais seulement des artifices intermédiaires pour faire les calculs. Mais avec le temps, les mathématiciens se sont mis à bien aimer ces nombres et à les apprivoiser. Ils les nommèrent les nombres complexes.
Peu à peu, on se mit aussi à chercher les solutions des équations qui étaient des nombres complexes. Grâce à ces nombres, toutes les équations du second degré avaient désormais des solutions puisque l’on pouvait prendre la racine carrée du discriminant même lorsque celui-ci est négatif.
Et c’est grâce aux nombres complexes que l’on put formuler un résultat très général sur les équations de n’importe quel degré. Ce résultat se nomme le théorème fondamental de l’algèbre ou théorème de d’Alembert-Gauss et considère les équations de degré quelconque :
Le théorème dit alors que cette équation possède une forme factorisée composée de la multiplication de petites équations du premier degré :
Ainsi, dans cette forme factorisée, les nombres sont les nombres complexes solution de notre équation.
Attention, on pourrait être tenté de dire que toutes les équations de degré ont solutions, mais il y a une petite subtilité car certains peuvent être égaux entre eux. On parle alors de solutions multiples. C’est par exemple ce qui se produit quand pour les équations du second degré.
Ruffini, Abel et Galois
Le théorème fondamental de l’algèbre est bien joli, il dit que toutes ces équations ont des solutions, mais il ne nous donne pas de formule pour les calculer. Pour l’instant nous ne disposons toujours de formules concrètes que pour les degrés 1, 2, 3 et 4. Et pendant plusieurs siècle personne n’en trouva pour les degrés supérieurs, au point que beaucoup de mathématiciens avaient fini par se détourner de ce problème.
Jusqu’à ce qu’au début du XIXe siècle se produisit un coup de théâtre : un jeune mathématicien norvégien du nom de Niels Henrik Abel démontra que cela n’était pas possible. Il n’existe pas de formule donnant les solutions d’une équation de degré 5 ou plus. Avant lui, le mathématicien italien Paolo Ruffini avait également découvert cette impossibilité mais n’était pas parvenu à la prouver complètement.
Pour être plus précis, il n’existe pas de formule utilisant les quatre opérations de base et des racines. En effet, vu que les équations polynomiales n’utilisent que les quatre opérations et des puissances, il est tout naturel de vouloir les résoudre en n’utilisant que leurs opérations inverses. C’est ceci dont Abel montra que c’était impossible.
Ce théorème se nomme le théorème d’Abel, ou parfois théorème d’Abel-Ruffini.
L’histoire ne s’arrête pas tout à fait ici, car si Abel avait démontré qu’il n’y avait pas de formule générale pour toutes les équations du cinquième degré, cela ne signifiait pas forcément que ces équations ne pouvaient pas être résolues individuellement et leurs solutions exprimées à l’aide des quatre opérations et des racines.
C’est le mathématicien français Évariste Galois qui mit un point final à cet espoir en montrant que la plupart des équations de degré 5 ou plus ne pouvaient pas être résolues de cette façon. C’est le cas par exemple de l’équation suivante :
Ruffini, Abel et Galois
L’histoire est cruelle car Abel mourut de la tuberculose à 26 ans et Galois mourut à 20 ans à la suite d’un duel. Malgré son jeune âge, Galois avait développé pour pouvoir démontrer la non résolubilité des équations une théorie révolutionnaire que les mathématiciens qui suivirent mirent plusieurs décennies à comprendre et qui continue d’être utilisée de nos jours : la théorie de Galois.
Cela laisse rêveur sur ce qu’aurait pu accomplir ces deux mathématiciens de génie s’ils avaient vécu plus longtemps.