Si vous vous tenez au courant de l’actualité vidéo-ludique, vous n’avez pas pu rater le jeu For Honor, sorti le 14 février dernier 1, développé et édité par Ubisoft. En plus d’être un jeu de combat/beat them all pas mal noté 2, For Honor comporte une campagne dont l’antagoniste principal est assez marquant : un seigneur de guerre aux méthodes assez… particulières et dont les conceptions font écho à celle d’un philosophe anglais du XVIIème siècle, Thomas Hobbes.
Le parti de cet article est justement d’explorer les inspirations philosophiques de ce jeu, de faire connaissance avec et d’en examiner les conséquences.
Parés ?
-
Sans doute pour occuper les gamers célibataires . ↩
-
Entre 76/100 et 79/100 sur MetaCritic, ce qui est environ autant que Outlast 2, Overcooked ou Don’t Starve ↩
- Faisons connaissance avec Apollyon
- La philosophie de Hobbes
- Conclusions : commentaires sur Hobbes et retour(s) sur For Honor
- Pour aller plus loin
Faisons connaissance avec Apollyon
L’antagoniste principale du jeu se nomme Apollyon 1, une femme aux talents guerriers remarquables et à l’armure hérissée de pics. Tout au long de la campagne, pas une fois son casque – aux orbites creuses comme celles d’un crâne – n’est enlevé : Apollyon est donc un être avant tout allégorique 2. Mais que représente-t-elle ? C’est en examinant ses actions et ses paroles que l’on peut le savoir 3.
Apollyon dirige un groupe armé, appelé la Légion d’Obsidienne, qui lutte contre d’autres légions afin d’obtenir le contrôle total du pays, appelé Ashfeld. Durant cette conquête, elle fait preuve à la fois d’une grande cruauté et d’une grande astuce : faisant comparaître devant elle une poignée de prisonniers (encore armés), elle fait feindre un moment de relâchement de la part des gardes, afin de voir qui, parmi les prisonniers, tenterait de la tuer. Les quelques-uns qui essaient de le faire sont immédiatement mis à terre et désarmés, tandis que les autres se font trucider net. Les survivants, c’est-à-dire les rebelles, sont ensuite intégrés à la Légion d’Obsidienne. En somme, ce test n’était rien de moins qu’une épreuve de sélection, pour voir qui se battrait jusqu’à la mort et qui se laisserait abattre gentiment (ceux qu’elle appelle « les moutons »). Apollyon continuera à utiliser cette méthode de sélection dans ses autres campagnes militaires, notamment dans la contrée de Valkenheim, pays des Vikings. En somme, la conception de ce seigneur de guerre pourrait être résumée de la manière suivante : « Peu m’importe si tu es homme ou femme, occidental ou nordique, jeune ou vieux, tant que tu te bats mieux que les autres, et jusqu’au bout ».
Jusque-là, la position d’Apollyon est encore assez mesurée : il s’agit simplement de sélectionner les meilleurs guerriers pour les incorporer ensuite à la Légion d’Obsidienne, qui devrait alors devenir une légion d’élite. Mais c’est sans compter le machiavélisme qui est le sien… Lors de sa campagne en Valkenheim, elle attaque les stocks de ressources ennemis, non pour les détruire tout à fait, mais pour en supprimer la majorité et en laisser une infime portion à disposition des Vikings. Elle cherche à ce qu’ils se battent entre eux, pour que seuls les plus forts survivent : c’est à nouveau une épreuve de sélection, quasi-darwinienne. Cette sélection se reproduira, sous une autre forme, lors de sa troisième campagne, dans l’Empire du soleil levant, en initiant une guerre de succession entre prétendants au trône impérial.
La gratuité de telles actions nous permet de mieux comprendre la conception du monde d’Apollyon, pour qui le monde se divise en deux : d’un côté, les loups, de l’autre, les moutons. Son but, elle le dit clairement, est de révéler cette fracture nette, qui a été gommée par nos prétendues vertus : « devoir, parenté et honneur ». La mission qu’elle se fixe a elle-même, en somme, c’est de faire accepter aux hommes leur véritable nature, « leur apprendre qui ils sont, pour les libérer » et révéler ce pour quoi ils sont faits : « la guerre. L’état naturel de notre espèce ».
Le plus marquant, dans toute cette histoire, n’est pas tant la froideur et la dureté de cette vision des choses, mais plutôt que cette « guerre de tous contre tous », conçue comme naturelle, se retrouve dans les livres d’un philosophe datant d’il y a plus de trois siècles, le fameux Thomas Hobbes…
La philosophie de Hobbes
Si cela peut vous rassurer, les conceptions et les actions d’Apollyon ne sont pas exactement les mêmes que celles de Hobbes – heureusement, d’ailleurs. Mais le point commun entre ce personnage et ce penseur est le point de départ de leurs philosophies respectives : sans société et sans conventions (ce qu’on appelle l’état de nature), l’homme est mauvais.
Dans son livre De Cive, Thomas Hobbes expose et développe cette idée : dans son état naturel, l’homme est un loup pour l’homme, ce qui aboutit, à grande échelle, à une guerre de tous contre tous (dans le texte en latin : Bella omnium contra omnes). Sans doute influencée par le contexte géopolitique 1, cette affirmation sert de base à l’ensemble du système philosophique de Hobbes et fait écho à des mythes sur l’origine des hommes : d’après Ovide et Hésiode, il aurait été un temps, l’âge d’airain, où les hommes se seraient joyeusement étripé les uns les autres.
Hobbes, lui, ne conçoit pas l’état de nature comme une époque réelle, mais plutôt comme une situation hypothétique : c’est une expérience de la pensée qui permet, justement, de connaître le rôle, la mission de la société. En l’occurrence, cette mission est de pacifier les rapports entre les hommes pour rendre la paix possible. C’est là que l’on voit la différence majeure entre Apollyon et Hobbes : s’ils partent du même principe (l’état naturel de l’homme est la guerre), la première désire cet état, tandis que l’autre cherche de toutes ses forces à l’empêcher.
La solution, justement, Hobbes la décrit dans son best-seller, Le Léviathan : puisque la volonté de tous les hommes est par définition porteuse de guerre, il faut que tout homme soumette sans conditions sa volonté entière (j’insiste bien, entière) à un monarque unique et totipotent, par contrat social. Les sujets obéiraient alors au monarque comme un seul homme, de manière inconditionnelle 2, formant alors un seul être immense et puissant, le Léviathan (monstre biblique caractérisé par son gigantisme).
Notons bien que la soumission des sujets doit être sans réserve car, si un des sujets décidait de ne pas obéir tout à fait, les autres perdraient confiance et décideraient d’en faire de même : tout le monde se replierait alors sur lui-même et on en reviendrait à l’état de nature, la guerre. C’est un peu comme si vous étiez 100 à passer un concours où il n’y a que 2 places, et que vous vous mettiez d’accord avec les autres pour avoir tous 0, afin d’être ex æquo et de tous passer : si l’un commence à se désolidariser, tout le monde va en faire de même – c’est ce qui fait dire à Hobbes : « le Léviathan est un dieu mortel ». Ainsi, pour asseoir le pouvoir du monarque et assurer la pérennité de l’ordre public, il est donc nécessaire de s’appuyer sur autre chose que la bonne volonté des sujets, bien trop changeante : c’est donc la crainte qui fonde l’obéissance au monarque absolu. Cette crainte est occasionnée par les pouvoirs accordés audit monarque, qui ne tiennent compte ni du droit à la propriété, ni de l’objection de conscience, ni du droit individuel à la vie (le monarque a droit de vie et de mort sur chacun de ses sujets, et ce, sans la moindre justification).
Le hic, vous y avez sans doute pensé, c’est lorsque le monarque décide de ne plus veiller à l’intérêt commun (c’est-à-dire à empêcher l’état de nature) : comme les sujets doivent obéir au doigt et à l’œil, ils ne peuvent pas chasser un monarque fantaisiste du pouvoir. Ils sont donc à sa merci : par exemple, s’ils ont une Apollyon en tant que monarque absolu, je leur souhaite du bon temps… Hobbes n’a pas pu ignorer cette remarque : si en effet l’adhésion à la volonté du monarque doit être pleine et entière, il y a une seule chose qui peut permettre au sujet de désobéir : le droit collectif à la vie. Ce droit est collectif car un sujet ne peut se rebeller pour protéger sa propre vie : seule l’incapacité du monarque à empêcher le retour à l’état de nature (c’est-à-dire à la guerre civile et donc à la mort de tous ou presque) peut être le prétexte d’une rupture du contrat. Car, rappelons-le, le but de ce contrat social est la sauvegarde de la vie des sujets dans son ensemble : si donc le monarque ne permet pas l’effection du contrat, ce dernier est rompu, et l’on recommence avec un nouveau chef (peut-être aura-t-on plus de chance ? ).
-
Une série de guerres politico-religieuses (les Guerres des Trois Royaumes) faisant plusieurs centaines de milliers de morts, ça ne laisse pas indemne. ↩
-
Quand on dit inconditionnelle, c’est vraiment inconditionnelle. La preuve (merci à Taurre pour la citation) : « Mais s’il [le monarque] est retenu prisonnier, ou s’il n’a pas la liberté de son propre corps, il n’est pas censé avoir renoncé au droit de souveraineté, et ses sujets sont donc obligés d’obéir aux magistrats précédemment mis en place, qui ne gouvernent pas en leur propre nom, mais au nom du souverain. En effet, son droit demeurant, la question est seulement celle de l’administration, c’est-à-dire des magistrats et des officiers, et on suppose que, si le souverain n’a aucun moyen de les nommer, il approuve ceux qu’il a lui-même précédemment nommés. » ↩
Conclusions : commentaires sur Hobbes et retour(s) sur For Honor
Même si la théorie de Hobbes peut laisser sceptique, il faut bien comprendre qu’elle est totalement révolutionnaire : jusque-là, et depuis l’antiquité grecque, on avait considéré que la sociabilisation – et donc la société – étaient associés à la nature humaine (« L’homme est un animal politique », disait Aristote). Hobbes pose, lui, la société comme une construction a posteriori, comme quelque chose qui ne va pas de soi : cette démarche sera suivie par d’autres philosophes, comme John Locke (pour qui l’homme est naturellement avide) et Rousseau (pour qui l’homme est naturellement bon). Bien sûr, le point faible de toutes ces théories est le suivant : comment ces philosophes justifient-ils leurs affirmations sur la nature humaine (« l’homme est ci, l’homme est ça ») ? Spoiler : généralement, ils ne le font pas.
Enfin, pour en revenir au jeu For Honor, même si son fond philosophique est intéressant à étudier (c’est du moins ce dont j’ai voulu vous convaincre), il n’est à mon sens pas assez complexe. En effet, on aurait pu concevoir d’autres personnes qui incarneraient une autre conception de la nature humaine, afin de créer un véritable débat philosophique en toile de fond.
Mon autre regret concerne Apollyon : on a vu qu’elle est clairement allégorique, et c’est ce parti pris qui pose problème. Le personnage aurait eu davantage de profondeur en devenant vraiment un personnage, avec ses complexités, ses contradictions, son évolution et (ce n’est qu’une suggestion) son repentir.
Malgré cela, For Honor reste àmha un jeu amusant et intéressant : j’espère donc que cet article vous aura aidé à discerner son discours philosophique, tout en n’oubliant pas que le meilleur de ce jeu ne réside sans doute pas dans sa philosophie…
Pour aller plus loin
Sur la philosophie de Thomas Hobbes et ses influences ultérieures
- Pour les plus zélés, le Léviathan en entier : http://classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/leviathan/leviathan.html , où vous pourrez voir par exemple qu’il envisageait aussi de donner le pouvoir non pas à un monarque, mais à une assemblée, mais également ce qu’il dit des autorités religieuses (qui pourraient être un contre-pouvoir au monarque), etc ;
- Un article bien documenté sur l’opposition Rousseau/Hobbes : http://www.jetdencre.ch/de-la-nature-humaine-rousseau-contre-hobbes-5457 ;
- Du rôle de la philosophie hobbesienne dans la construction du libéralisme politique : https://www.wikiberal.org/wiki/Thomas_Hobbes#Hobbes_et_le_lib.C3.A9ralisme & https://unphilosophe.com/2017/03/13/critique-de-la-philosophie-politique-du-liberalisme-la-republique-de-rousseau-versus-le-commonwealth-de-hobbes/ ; notons cependant que Hobbes aura beaucoup influencé le philosophe anti-libéraliste qu’est Carl Schmitt ;
- Vous pouvez lire Pourquoi la guerre ?, échange épistolaire entre Freud et Einstein, pour en débusquer les influences hobbesiennes ;
- Recoupements et différences entre les conceptions de l’État de Hobbes et de Spinoza : https://nicomaque.com/2013/06/02/spinoza-vs-hobbes-raison-et-deraison-detat/ & http://paris8philo.over-blog.com/article-4804541.html ;
- J’ai aussi vu que Hobbes avait influencé fortement les conceptions de Moses Mendelssohn dans son livre Jérusalem, qui parle d’État et de religion, mais je n’ai pas pu dénicher une référence intéressante…
- Vous pouvez aussi voir les relations entre l’anthropologie hobbesienne et le syndrome du « Grand Méchant Monde », décrit dans cette vidéo (voir également l’application dans cette autre vidéo).
- Voir références suivantes.
Sur les théoriciens du contrat social
- Une synthèse très bien faite sur le contractualisme : http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/notions/etatsoc/esp_prof/synthese/contrat.htm ;
- Un tableau très bien fichu résumant rapidement les théories du contrat social : https://fr.wikipedia.org/wiki/Contractualisme#Tableau_des_trois_principales_th.C3.A9ories ;
- Le contrat social d’après Locke, mis en perspective avec l’histoire de l’économie : https://www.contrepoints.org/2011/11/20/56631-le-droit-naturel-selon-john-locke ;
- Vidéo sur Rousseau et son contrat social : https://www.youtube.com/watch?v=NWo0sTbIHr4.
Sur For Honor (plassment d’produit)
- Un wiki sur For Honor : http://fr.forhonor.wikia.com/wiki/Wiki_For_Honor ;
- La page de ce wiki sur Apollyon (en anglais) : http://forhonor.wikia.com/wiki/Apollyon ;
- Sur le personnage de l’Apocalypse dont Apollyon porte le nom : http://atheisme.free.fr/Contributions/Abaddon.htm 1 ; (en anglais) https://en.wikipedia.org/wiki/Abaddon ; Apollyon/Abaddon apparaît aussi dans les apocryphes 2 (en anglais) http://thinlyveiled.com/Abbaton2.2MB.pdf ;
- Pour le lol, je suis tombé sur ça en cherchant « Abaddon », et ça pue la théorie du complot à plein nez. Bonne poilade à tous sur : http://www.bibleetnombres.free.fr/Abaddon-Apollyon_666.htm .
Merci beaucoup à rezemika pour ses commentaires et suggestions lors de la bêta. Merci également aux autres membres qui, à coup de silencieux +1, m’ont également soutenu : Ozmox, Bat’, Emel et qwerty.
Un grand merci également à Taurre qui a très soigneusement validé cet article.