D’une manière générale, il y a un énorme problème de rémunération des créateurs de contenu. L’industrie qui les produit va globalement bien, merci pour elle : même si elle passe son temps à hurler le contraire, les résultats sont là.
C’est particulièrement vrai avec le monde du livre (romans, BD et toute cette sorte de chose), dont les éditeurs sont encore plus conservateurs et arc-boutés sur des valeurs et des fonctionnement obsolètes que les autres arts. Là où tout le monte ou presque a passé le virage du numérique quand ça avait un sens, les éditeurs de livre font tout pour l’éviter. Et donc on se retrouve avec des e-books plus chers que les livres de poche, voire plus chers que les livres grand format – et ce sans que les auteurs ne touchent plus.
Ajoute à ça les problèmes d’effondrement des paiements des auteurs et la dissymétrie entre des gens qui bossent généralement seuls dans un boulot-passion, l’État qui fait n’importe quoi, et de grosses maisons d’édition qui ne font plus leur travail d’éditeur correctement. On obtient une situation complètement pourrie dans laquelle ceux qui font, ceux qui produisent le matériau de base dont dépend absolument tout le reste, ne peuvent plus vivre. Ça rejoint un peu l’agriculture, d’une certaine façon.
Je passe sur la gestion des droits voisins, qui sont très souvent négociés n’importe comment dans les contrats, avec des durées de protections après la mort de l’auteur qui n’ont aucun sens. Les gestionnaires de Tintin sont un bon exemple des extrêmes que l’on peut tirer de tels droits.
Alors ça ne justifie absolument pas le piratage en aucune façon. Mais il faut ouvrir les yeux : la situation actuelle n’est pas tenable. Et en appeler au respect de la loi parce qu’elle doit être respectée n’arrangera en rien le problème, puisque les dernières lois et les projets en préparation sont justement une partie de ce problème.
D’autre part :
quand les offres légales seront enfin à la qualité de l’offre illégale
En fait, c’est même primordial pour que les choses se passent bien. L’expérience montre que les gens sont prêts à payer pour du contenu culturel, mais pas prêts à payer pour qu’on se foute de leur gueule, et c’est humain.
Le problème, c’est que l’industrie culturelle à passé à peu près les 20 dernières années à se foutre plus ou moins ouvertement de la gueule des consommateurs. En vrac :
- Quand le nouveau cinéma à côté de chez toi est à 14 € + 2 € 3D + 1 € lunettes 3D, avec 25 minutes de pub, des salles dégueulasses et une image en 2K (si c’est de l’animation tu vois les pixels) sauf dans la grande salle.
- Quand il y a plus de 5 minutes entre le moment où tu mets le blu-ray ou le DVD dans le lecteur et celui où le film commence, à cause d’avertissement et de publicités impossibles à passer.
- Quand pendant 10 ans tu peux acheter le 2ème film « La Famille Addams » mais pas le premier.
- Quand ton fournisseur d’ebooks supprime à distance les livres que tu as acheté de ta tablette.
- Quand ton jeu solo n’est jouable qu’avec une connexion internet active (et donc que tu ne pourras plus y jouer quand l’éditeur coupera les serveurs).
- Quand pendant des années, acheter une version numérique d’un album c’était aussi cher qu’un CD pour une qualité pourrie – quant tu pouvais lire ta musique, à cause des DRM.
- Quand tu paies pour un droit de copie privée qui par ailleurs t’es rendu très difficile, et dont les barèmes sont complètement abscons et dont l’argent ne va pas chez les créateurs de contenu.
- Les jeux dont les copies légales déconnent à cause des DRM.
- Les offres d’abonnement VOD avec, en aléatoire, une qualité pourrie, une offre délirante (« Saisons 1, 3 et 5 de la série disponibles seulement »), les langues / sous-titres incohérents, les blocages géographiques, un catalogue très parcellaire (même Netflix manque d’énormément de choses, hein)…
- Les télévisions sur Internet (via le navigateur) qui ont une qualité catastrophique par rapport à n’importe quel service de streaming.
- Et tout ce qui vous a jamais emmerdé alors que vous avez payé pour un service.
(et je passe sur les cas qui ne concernent que les auteurs et des diffuseurs particuliers, comme la quasi-obligation d’être affilié à la SACEM dès qu’on vends de la musique, couplée à l’interdiction de faire de la musique libre ou même gratuite si on est affilié ; et je passe aussi sur les technologies qui n’ont jamais percé).
Le fait est que nous sommes dans une société de culture de masse. Que l’on le veuille ou non, l’accès à la culture est disponible très facilement dès que l’on a une connexion Internet, par les biais légaux comme illégaux.
On peut se mettre toutes les œillères du monde à essayer de se convaincre que les sites de téléchargement/streaming illégaux ne constituent pas « une offre » : c’est pourtant bel et bien le cas. Que ceux qui en doutent jettent un œil à ces sites : ils sont même explicitement présentés de cette façon. La plupart d’entre eux sont même des commerces à part entière, indirects (via la publicité) ou directs (via des dons).
Donc, une industrie culturelle doit gérer cette concurrence intelligemment. La planquer sous le tapis sous prétexte qu’elle ne serait pas légale, c’est se crever les yeux : cette concurrence existe, et il faut la gérer_.
De plus, cette offre et les modifications des industries que en découlent font que la culture est disponible pour tous et immédiatement.
- Pour tous, c’est une excellente chose. Je ne voudrais pas revenir à une société dans laquelle la culture, au sens le plus large et le plus noble tu terme, serait réservée à une élite. C’est d’ailleurs un cercle vertueux : plus on est exposé à la culture, plus on dépense dans de la culture (toutes les études vont dans ce sens).
- Immédiatement interroge sur le sens profond de notre société moderne et son rapport au temps, mais le fait est là.
Donc, cette offre culturelle se retrouve avec les mêmes problématiques que des milliers de métiers avant elle : elle doit s’adapter, ou mourir. Mais ni le statu quo, ni le téléchargement illégal ne sont des solutions, les deux menant dans le mur.
Enfin, l’argument qui consiste à dire « Si les conditions ne te plaisent pas, n’achète pas et prive-toi du truc » ne tient que jusqu’à un certain point : la cohérence et la généralisation de certaines pratiques font que si on applique correctement cet argument contre l’argument X ou Y, on se coupe de pratiquement toute forme de culture – voire est carrément contre-productif. Refuser d’acheter un livre d’un éditeur qui rémunère mal ses auteurs ? Tu n’achètes plus aucun livre, ou à la rigueur d’énormes best-sellers pour lesquels l’auteur a pu négocier une plus grosse part du gâteau. Idem avec les parts données aux artistes sur les productions musicales.
Cela dit, il y a des progrès, plus ou moins rapides selon les arts :
- L’offre musicale est excellente : on a des offres de streaming très complètes (contrairement aux premières) et accessibles, et si on préfère acheter des albums, on en trouve des versions numériques à prix tout à fait acceptables. Cependant, les auteurs sont encore sous-rémunérés par ces biais.
- L’offre vidéographique est en progrès, mais les catalogues de VOD sont encore très incomplets. L’offre physique est bonne, avec de bons fonctionnement en occasion ou en promotions massives.
- L’offre vidéoludique est sans doute celle qui s’en est le mieux sortie : quand l’offre est devenu simple à gérer (Steam + quasi-disparition des DRM foireux) et qu’il a été possible d’avoir des prix attractifs, le piratage s’est effondré (cf le dossier à ce sujet de Canard PC il y a quelques mois). Les « petits créateurs » ont toujours des problèmes, mais dont la source première n’est pas le piratage.
- L’offre littéraire est dans un état catastrophique… cf plus haut.
Donc, on pourra sans doute arriver à quelque chose de fonctionnel. Quoi et quand ? Mystère…