Pour ma part je suis sur une position proche de celles de Breizh (ici) et Society (ici) plutôt que celles de nohar (ici) et Renault (ici). Je choisis mes actions en fonction de mes valeurs morales, de l’intérêt collectif et de mon intérêt personnel, plutôt qu’en suivant directement ce qui est légal ou non. (Sachant qu’enfreindre la loi comporte des risques, et va donc contre mon intérêt, et donc est pris en compte de toute façon, etc.) Je ne pense pas qu’on puisse dire que le téléchargement et la copie d’œuvres est foncièrement mal "parce que" c’est illégal.
(Nohar a argumenté des vertus du boycott et de la privation, et Arius de l’intérêt de payer les producteurs de contenu, je ne suis pas en désaccord sur ces points-là.)
Un argument qui n’a pas encore été formulé ici est : utiliser "l’offre légale" coûte de l’argent, qui ne va pas forcément autant aux auteurs qu’on le voudrait (c’est flagrant pour le livre et la musique, moins clair pour le cinéma où les créations sont beaucoup plus fortement partagées), mais en plus cet argent va dans la poche de gens qui travaillent contre l’intérêt collectif. Personnellement je n’achèterais presque jamais un DVD à la Fnac (je le fais certaines fois pour faire un cadeau), parce que ça revient surtout à donner de l’argent à des gens qui nous ont tous, collectivement, bien mis dans la merde, et qui continuent à le faire.
Quelques exemples au hasard:
-
Les zones sur les DVD, si tu changes de pays et de lecteur tu ne peux plus voir tes films achetés ? Qu’on ne me sorte pas d’argument de légalité ou d’organisation interne de la diffusion, c’est de la pure crevardise et il n’y a aucune raison rationnelle de ne pas faire tout ce qu’on peut pour continuer à voir les films en question, de façon "légale" ou non.
-
La Sacem qui fait payer de l’argent aux commerces ou institutions qui diffusent de la musique libre de droit. On se fout de qui, là ?
-
Le lobbying constant pour étendre la durée de protection des œuvres droit d’auteur, tout ça profiter à quelques ayant-droits crevards (on passe sur les divers scandales des hériti-er-ère-s qui se comportent comme des porcs pour éviter de devoir gagner leur vie honnêtement). J’attacherais plus de légitimité à la notion de droit d’auteurs si elle était décidée d’une façon prenant en compte l’intérêt et des auteurs et des récepteurs de l’œuvre, au lieu d’être complètement déformée par le lobbying des intérêts financiers d’un petit nombre comme elle l’est aujourd’hui.
-
Le lobbying constant pour renforcer les contrôles et la censure sur internet, imposer du filtrage partout, sur toutes les plateformes, qui est utilisé ensuite pour de la censure politique, etc. L’industrie du multimédia a plus fait pour nous amener dans l’état de surveillance, avec ses cries d’orfraie et son inquiétude parfaitement hypocrite des échanges de contenu pédophile, que la peur du terrorisme, et c’est peu dire.
C’est tout à fait légitime de demander à être payé pour son travail, à tous les maillons de la chaîne de production de contenu. Mais ça n’autorise pas non plus à faire n’importe quoi; quand on fait n’importe quoi, on se déconsidère et on perd de sa légitimité.
Enfin, ce n’est pas vraiment un exemple de foutage de gueule direct, mais je trouve qu’il y a une profonde hypocrisie dans la catégorisation des offres de consommation d’œuvres à la demande entre "légales" et "pas légales". Écouter un morceau gratuitement à la radio c’est bien, mais télécharger le même depuis un torrent c’est mal ? Alors que si on l’avait enregistré depuis la radio, ça aurait été de nouveau bien ? Regarder un film sur un site de streaming bourré de pubs, c’est bien, sauf si le site était en fait un site illégal plutôt qu’un site légal ? Il y a 15 ans, j’ai fais partie des gens qui se sont battus pour que le débat sur le téléchargement d’œuvres donne une chance à la licence globale, à l’époque c’était le grand mal, mais maintenant payer un abonnement à Deezer ou Netflix c’est bien ? Je ne pense pas qu’on puisse faire du relativisme par rapport à la loi dans tous les domaines, mais là c’est quand même sacrément criant.
Je ne pense pas qu’il soit très convaincant de décrire le piratage comme une activité faisant "perdre de l’argent" à l’industrie (qu’on le voit comme une chose positive ou négative), on n’a jamais pu montrer de façon convaincante un lien entre le piratage et une diminution des bénéfices. Par contre, personnellement je trouve tout à fait légitime de dire qu’on ne veut pas donner son argent à cette industrie qui l’emploie ensuite contre l’intérêt général.
(C’est bien beau de dire que "les blockbustsers ce n’est pas de la culture" (même si je ne vois pas comment argumenter que Mickey Mouse ou Star Wars ne font pas partie de notre culture collective aujourd’hui), mais quand les gens qui en possèdent les droits réclament une extension de leur durée par la corruption de nos élus, et bien les crevards qui tiennent le Journal d’Anne Frank s’en servent aussi pour nous priver d’une diffusion et une réutilisation plus large de l’œuvre.)
Évidemment ça crée une tension entre cette gêne à donner des sous à des connards et l’envie, le besoin de faire vivre les créateurs des œuvres que l’on apprécie et le milieu qui les entoure. Par exemple, si on est amateur de BD, on a dans une certaine mesure intérêt à faire vivre les éditeurs de BDs, quoi qu’on pense de leurs pratiques vis-à-vis des auteurs ou de la société, puisque aujourd’hui c’est par eux que les auteurs obtiennent leurs commandes, une diffusion et de quoi presque gagner leur vie; si on s’arrête collectivement de payer, on diminue la production de BDs. (Des modèles différents sont possible, et il faut les soutenir, mais il me semble normal de soutenir aussi justement les auteurs qui font partie du système dominant.)
Je trouve que c’est un problème qui n’est pas simple. Personnellement j’essaie de trouver un équilibre, un compromis entre différentes formes d’actions qui ont un impact varié, en essayant de rester en permanence conscient de l’impact, sur moi et sur les autres, de chaque action et chaque choix, pour vérifier qu’ils ne font de tort à personne. J’achète des œuvres dans le circuit commercial classique (mais surtout des livres et des BDs; presque jamais de musique, de films ou d’ebooks); je télécharge gratuitement (que ce soit par un circuit légal ou non) des œuvres soit longtemps après qu’elles ont été crées, soit dont je m’assure que les créateurs vont rentabiliser les coûts de production de toute façon; je fais des donations libres aux créateurs et créatrices que j’apprécie et qui le rendent possible; et surtout je consomme, diffuse et soutiens financièrement des œuvres libres ou partageables librement.
Je suis conscient que ce n’est pas la seule façon de faire, et que la question d’évaluer si ce choix est juste ou le meilleur est largement subjectif; je ne dirais pas que c’est la bonne approche dans l’absolu. Mais par contre je suis convaincu que les approches basées sur une idée de respect absolu d’un principe (que ce soit le principe du respect de la loi, ou inversement le principe de ne jamais payer) ne sont pas crédibles sur le long terme.
P.S.: Au sujet de "ces jeunes vauriens qui veulent tout, tout de suite, gratuitement". Je ne suis pas convaincu qu’il y ait quelque chose de mauvais à penser que, maintenant qu’on sait copier et diffuser quasiment sans coût des œuvres que l’on désire, il serait juste de vivre dans un monde où tous ceux qui le souhaitent peuvent y avoir accès, et pas seulement les gens qui sont assez riches pour les acheter au prix du marché. Ça ne veut pas dire qu’on peut choisir sa façon de consommer sans du tout faire attention au fait de faire vivre les producteurs. Mais je reste favorable à une licence globale, qui me semble la façon la plus juste de permettre la création d’œuvres, et qui nous sortirait d’une conception purement commerciale des diffusions d’œuvres de l’esprit. Que l’on adhère à cette idée ou pas, il me semble important de demander à nos états de rendre les droits d’auteurs plus justes, en réduisant beaucoup la durée de protection des œuvres qui a aujourd’hui explosé de façon totalement déséquilibrée, pour revenir à quelque chose de l’ordre d’une dizaine d’années.
(Je suis aussi libriste et attaché au droit de chaque auteur de choisir la licence de son œuvre, y compris une licence propriétaire. Mais je pense aussi qu’à partir d’une certaine durée, la même que pour les œuvres multimédia, les droits d’exploitation devraient disparaître, mettant de fait les programmes et leur code source dans une sorte de domaine public. D’ailleurs c’est exactement ce qu’on fait avec les vieux jeux vidéos, on les vend pour-ainsi-dire gratuitement (et les ROMs on les télécharge et tout le monde s’en fout), et les gens y jouent comme une expérience rétro – ce serait encore mieux avec les sources pour construire quelque chose de nouveau et partagé.)