On connait tous la polémique ayant opposé Leibniz et Newton sur la priorité de l'invention du calcul intégral. Une autre querelle, moins connue, a également opposé Leibniz et les cartésiens sur la mécanique: c'est la "querelle des forces vives". Là où les cartésiens voyaient dans chaque objet une certaine quantité de mouvement $mv$ , Leibniz proposait une autre interprétation: la quantité contenue dans chaque corps était égale à $mv^2$. Voyons de quoi il en retourne…
Au travail !
La mécanique s’etait développée dans l’Antiquité et au Moyen-Age par l’étude des machines utilisées pour remplacer la force humaine. Il était donc important de connaître et quantifier le travail fourni par ces machines.
Par exemple, on s’aperçut que le poids soulevé grâce à un levier était, à force égale, bien plus important que celui soulevé par un homme seul. Or, pour qu’il y ait équilibre, il faut que de chaque côté du levier, il y ait “quelque chose” qui soit égal. Il fallait donc trouver ce qu’on appelle un invariant.
Jordanus de Nemore (XIIIè siècle) énonça une loi d'équilibre du levier : “Une force motrice peut équilibrer une force résistante n fois plus grande. Mais lorsque le fardeau s'élève d'une certaine hauteur, la force motrice, n fois plus petite, déplace son point d'application d'une hauteur n fois plus grande”.
Si on cherche à exprimer cette loi générale à l'aide d'un invariant, on doit donc choisir pour celui-ci le produit de la force $f$ par le déplacement $x$ qui lui correspond. En effet, on a de chaque côté du levier:
Ce produit de la force par la distance, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le travail de la force, que l’on note $W$.
Mais à l’époque, cette quantité fut appelée énergie. Bien que ces deux notions soient très liées, il ne faut pas les confondre (nous y reviendrons).
Si on convient que le déplacement est négatif s'il s'effectue en sens contraire de la force, on obtient:
C’est ainsi que Varignon (1654-1722) énonce le principe général de la statique (étude de l'équilibre des forces):
"En tout équilibre des forces quelconques, en quelques manières qu'elles soient appliquées, et suivant quelques directions qu'elles agissent, ou médiatement ou immédiatement, la somme des énergies affirmatives sera égale à la somme des énergies négatives prises affirmativement"
NB : Notez bien que ce qu’il appelle énergie, nous l’appelons aujourd’hui travail.
La formule donnée ci-dessus n’est en fait valable que si l’application de la force et le déplacement de l’objet s’effectuent dans le même sens ou le sens opposé. Dans le cas général, il faut aussi tenir compte de l’angle entre les deux. Il faut alors utiliser le produit scalaire à la place du produit simple entre ces deux grandeurs, considérées comme des vecteurs.
La notion de travail permet donc d'exprimer l'équilibre d'une machine (la statique) par un principe de conservation.
Ce que Leibniz va tenter de faire, c’est d’étendre ce principe à la dynamique.
Quelle énergie !
Lorsqu’une force agit sur un objet, que devient le travail fourni ?
Il est transmis à l’objet qui, en quelque sorte “l’accumule” en lui, sous forme d’énergie. Ainsi, si une force soulève un objet, celui-ci acquiert de l’énergie potentielle (liée à la hauteur), et si la force lui permet de se mouvoir, il acquiert de l’énergie cinétique (liée à la vitesse).
C’est Leibniz qui le premier a l’intuition de cette loi de la nature.
Il obtient tout d’abord la même définition du travail que ci-dessus grâce à la considération suivante:
" Il faut autant de force pour élever un corps A d’une livre à la hauteur CD de quatre toises, que d’élever un corps B de quatre livres à la hauteur EF d’une toise. Tout cela est accordé par nos nouveaux philosophes. Il est donc manifeste que le corps A étant tombé de la hauteur CD a acquis autant de force précisément que le corps B tombé de la hauteur EF ;"
Ce que Leibniz appelle ici force, c’est ce que nous appelons énergie. Leibniz parle en effet de “force vive” (vis viva) contenue dans un corps, qu’il peut transmettre à un autre objet lors d’un choc pour le mettre en mouvement.
"Et aucune partie de la force n’étant absorbée par la friction, par le milieu ou par les parties insensibles des corps, je jugeois qu’il falloit que tous ensemble fussent capables par leur impétuosité d’élever un même poids à une même hauteur, ou de bander des ressorts déterminés à certains degrés, ou de donner certaines vélocités à certains corps "
Leibniz, Lettre à Bayle (1702)
Il constate alors que le corps A d’une livre, en tombant de quatre toises, pourrait, par un système de bascule, soulever le corps B (quatre livres) d’une hauteur d’une toise. Ces deux corps possèdent dont la même “force vive” [énergie]. Il cherche alors à savoir si les quantités de mouvement de ces deux corps sont égales. Or leurs vitesses sont différentes, si on applique la loi de la chute des corps de Galilée:
"Donc (par la seconde supposition) la force de ces deux corps est égale. Voyons maintenant si la quantité de mouvement est aussi la même de part et d’autre : mais c’est là où on sera surpris de trouver une différence grandissime. Car il a été démontré par Galilée que la vitesse acquise par la chute CD est double de la vitesse acquise par la chute EF, quoique la hauteur soit quadruple.
En calculant leurs quantités de mouvements, il s'aperçoit alors qu'elles sont différentes !
Multiplions donc le corps A, qui est comme 1, par sa vitesse, qui est comme 2, le produit ou la quantité de mouvement sera comme 2 ; et de l’autre part multiplions le corps B, qui est comme 4, par sa vitesse qui est comme 1, le produit ou la quantité de mouvement sera comme 4 ; donc la quantité de mouvement du corps A au point D est la moitié de la quantité de mouvement du corps B au point F, et cependant leurs forces sont égales ; donc il y a bien de la différence entre la quantité de mouvement et la force, ce qu’il fallait montrer."
Leibniz, Discours de métaphysique (1686)
S’il y a un invariant à rechercher, dit Leibniz, c’est bien la “force vive” et non la quantité de mouvement: "L'invariant recherché ne pouvait être que la quantité dont la variation était précisément égale au travail correspondant." Le principe de conservation du travail, en statique, devenait ainsi le principe de conservation des forces vives en dynamique.
"On voit par là comment la force doit être estimée par la quantité de l’effet qu’elle peut produire, par exemple par la hauteur à laquelle un corps pesant d’une certaine grandeur et espèce peut être élevé, ce qui est bien différent de la vitesse qu’on lui peut donner. Et pour lui donner le double de la vitesse, il faut plus que le double de la force.
Rien n’est plus simple que cette preuve ; et M. Descartes n’est tombé ici dans l’erreur que parce qu’il se fiait trop à ses pensées, lors même qu’elles n’étaient pas encore assez mûres. Mais je m’étonne que depuis ses sectateurs ne se sont pas aperçus de cette faute : et j’ai peur qu’ils ne commencent peu à peu d’imiter quelques péripatéticiens [ndla: les disciples d’Aristote], dont ils se moquent, et qu’ils ne s’accoutument comme eux de consulter plutôt les livres de leur maître que la raison et la nature."
Leibniz, Discours de métaphysique (1686)
Rien ne se perd
Leibniz part ici d’un principe fondamental en sciences: le principe de causalité. Il lui faut trouver un principe de conservation qui lie la cause (diminution de la hauteur) à l'effet (augmentation de la vitesse).
Or dans la chute libre, d’après les lois de Galilée (cf. Partie 2), la hauteur de chute est proportionnelle au carré du temps et la vitesse est proportionnelle au temps. Il faut donc considerer, selon Leibniz, que la quantité de force vive contenue dans le corps est non pas proportionnelle à la vitesse mais à son carré.
Cela vous rappelle-t-il quelque chose ?
Les plus avancés d’entre vous savent sûrement qu’il existe une quantité physique proportionnelle à la hauteur, et une autre quantité proportionnelle au carré de la vitesse. Ce sont respectivement l’énergie potentielle et l’énergie cinétique données par les formules:
Ces deux formules sont présentées plus en détail dans l’annexe.
La somme de ces deux énergies est appelée énergie mécanique et c’est elle qui se conserve durant le mouvement (si on néglige les frottements) : une variation d’énergie potentielle est compensée par une variation équivalente d’énergie cinétique.
Cette loi constitue un des fondements de la physique. Bien que s’en rapprochant, Leibniz ne l’exprimera pas ainsi et il faudra attendre le XIXème siècle pour que l’énergie devienne un concept central de la physique, par l’intermédiaire de la thermodynamique. C’est Hermann von Helmholtz (1821-1894) qui énoncera le principe de conservation de l’énergie dans son mémoire “Sur la conservation de la force” en 1869 (Notez l’utilisation encore à l’époque du mot force à la place d’énergie)
Descartes avait-il tort ?
Leibniz est dur envers Descartes. L’article de 1686 dans lequel il publie sa démonstration s’intitule d’ailleurs Brevis demonstratio erroris memorabilis Cartesii et aliorum circa legem naturalem (Brève démonstration d’une erreur remarquable de Descartes et d’autres à propos d’une loi naturelle).
Mais alors, qui a raison ?
Les deux mon capitaine… Les conservations de l’énergie et de la quantité de mouvement sont aujourd’hui deux des lois fondamentales de la physique. Avec le recul, nous voyons que c’est l’interprétation physique de ces deux grandeurs qui a opposé Leibniz et les cartésiens, comme on peut le lire dans le texte ci-dessous:
Exemple d’une maxime subalterne ou loi de la nature, où il est montré que Dieu conserve toujours la même force, mais non pas la même quantité de mouvement, contre les cartésiens et plusieurs autres.
J’ai déjà souvent fait mention des maximes subalternes ou des lois de la nature, et il semble qu’il serait bon d’en donner un exemple : communément nos nouveaux philosophes se servent de cette règle fameuse que Dieu conserve toujours la même quantité de mouvement dans le monde.
En effet, elle est fort plausible, et du temps passé, je la tenais pour indubitable. Mais depuis j’ai reconnu en quoi consiste la faute.
C’est que M. Descartes et bien d’autres habiles mathématiciens ont cru que la quantité de mouvement, c’est-à-dire la vitesse multipliée par la grandeur du mobile, convient entièrement à la force mouvante, ou pour parler géométriquement, que les forces sont en raison composée des vitesses et des corps.
Or il est bien raisonnable que la même force se conserve toujours dans l’univers. Aussi quand on prend garde aux phénomènes on voit bien que le mouvement perpétuel mécanique n’a point de lieu, parce qu’ainsi la force d’une machine, qui est toujours un peu diminuée par la friction et doit finir bientôt, se réparerait, et par conséquent s’augmenterait d’elle-même sans quelque impulsion nouvelle du dehors ; et on remarque aussi que la force d’un corps n’est diminuée qu’à mesure qu’il en donne à quelques corps contigus ou à ses propres parties en tant qu’elles ont un mouvement à part.
Ainsi ils ont cru que ce qui peut se dire de la force se pourrait aussi dire de la quantité de mouvement. _
Leibniz, Discours de métaphysique (1686)