Nous avons traité jusqu’ici des Elfes, des Hommes et des Nains, les trois races à l’honneur en Terre du Milieu. Mais les races mauvaises, au service des Seigneurs des Ténèbres (Morgoth, puis Sauron), quelles langues parlent-elles ? C’est ce que je vous propose d’élucider pendant ce chapitre .
L'espéranto de Sauron
Brève histoire du noir parler
Dans le monde de Tolkien, le noir parler n’est pas une langue « naturelle » : elle a été créée de toutes pièces par le Maia Sauron, au cours du Deuxième Âge. En effet, l’ambition du Seigneur Sombre est de soumettre à son pouvoir tous les peuples et tous les lieux, domination également linguistique. Au-delà de ce but politique, le noir parler a un rôle éminemment pratique : elle permet de faciliter les échanges entre peuplades de différentes langues. D’où la plaisante appellation « espéranto de Sauron », que l’on doit à Helge Fauskanger.
Pour ces deux raisons, Sauron a tenté d’imposer l’usage du noir parler à tous ses serviteurs, sans grand succès : lors de sa première chute, à la fin du Deuxième Âge, cette langue est tombée dans l’oubli de tous, si ce n’est des Nazgûls, esprits esclaves du Maia. Ce n’est que lors du retour de Sauron durant le Troisième Âge que sa langue a de nouveau émergé, servant notamment de langue maternelle aux Trolls (aussi appelés Olog-haï). La langue est pour ainsi dire morte lors de la fin définitive de Sauron, même si elle a pu perdurer par le biais des quelques Trolls survivant à la guerre de l’Anneau.
Notez que la démarche de Sauron, créer une langue pour ses troupes, ne semble pas novatrice, puisqu’il semble que Morgoth en a fait de même ― peut-être était-ce une version plus ancienne du noir parler ? Nous n’en Sauron saurons jamais rien.
Caractéristiques linguistiques
Nous venons de le voir, le but de cette langue est avant tout pragmatique : pour cette raison, elle est extrêmement organisée, logique, homogène ― ce qui fait écho à la dualité « organique=bon / mécanique=mauvais » très fréquente chez Tolkien1. Retenez bien cela, car c’est qui fonde le noir parler et le rend tout à fait particulier.
Cependant, l’étude de cette langue n’est pas aisée, car, comme pour la langue des Nains, on a très peu de mots en noir parler. C’est non seulement dû à son statut de langue secondaire ― par rapport aux langues elfiques, par exemple ― mais aussi à l’aversion de Tolkien pour le noir parler, aversion confirmée à plusieurs reprises. Anecdote révélatrice : un fan lui envoya un jour une coupe d’acier avec l’inscription de l’Anneau gravée à l’intérieur ; par dégoût, Tolkien ne l’utilisa jamais pour boire, mais seulement pour y déposer des cendres de tabac.
Pourtant, malgré cette négligence semi-volontaire, le père de la Terre du Milieu a, selon ses dires, « joué franc-jeu linguistiquement, [voulant faire plus qu’un] simple regroupement de bruits désagréables ».
La seule phrase que nous ayons en noir parler pur (aussi appelé noir parler de Lugbûrz ― la « capitale » du Mordor) est l’inscription de l’Anneau, écrite en tengwar :
Voici sa transcription en alphabet latin :
« Ash nazg durbatulûk, ash nazg gimbatul
Ash nazg thrakatulûk, agh burzum-ishi krimpatul »
Et la traduction :
« Un Anneau pour les gouverner tous, un Anneau pour les trouver
Un Anneau pour tous les amener, et dans les ténèbres les lier »2
(Tout un programme )
Mis à part cela, nous disposons de quelques toponymes, comme « Lugbûrz » (la Tour de l’Ombre) ou Dushgoi (Minas Morgul, une ville à l’Ouest du Mordor), et de quelques noms d’espèces : « Uruk » (Orc ― « Uruk-haï » au pluriel), « Olog » (Troll, « Olog-haï » au pluriel), « Nazgûl » (Spectres de l’Anneau, singulier et pluriel semble-t-il).
Ces quelques éléments nous informe tout d’abord sur la phonologie du noir parler, assez particulière : les consonnes sont sifflantes (/s/, /z/), chuintantes (/ʃ/) et gutturales (/k/, /g/, /ɣ/), et il n’est pas rare de les croiser en groupe (« thrakatulûk », « Lugbûrz », « Nazg », etc.). En outre, il semble que le « r » est prononcé à la française, /ʀ/ ou /ʁ/, ajoutant à l’aspect désagréable de cette langue. Au niveau des voyelles, beaucoup de « a » et de « u », quelques « i », mais très peu de « o » et aucun « e » : la voyelle la plus douce (à mon sens) est donc supprimée.
Pour en savoir plus sur la phonologie du noir parler, N.-L. Johanesson a écrit sur ce sujet un article très intéressant (en anglais).
Au-delà de ces simples considérations phonologiques, comprendre l’organisation du noir parler n’est pas chose aisée, mais Tolkien a heureusement fourni quelques pistes dans une lettre, dont je citerai et commenterai ici les extraits intéressants :
« Il s’agissait à l’évidence d’une langue agglutinative »
On pourrait aller plus loin en appelant cette langue polysynthétique, car vous pouvez voir ci-dessus qu’un mot correspond à une phrase entière : en fait, j’ai mis les espaces pour faciliter la lecture, mais une transcription exacte de la formule de l’Anneau ressemblerait plutôt à « Ashnazgdurbatulûk, ashnazggimbatul, ashnazgthrakatulûk, aghburzumishikrimpatul »…
Dans la suite de sa lettre, Tolkien décrit les éléments composants la formule :
« Le système verbal doit avoir inclus des suffixes pronominaux exprimant l’objet, ainsi que ceux indiquant le sujet : -ul est un pluriel objet, traduit par « les », et -ûk un élément signifiant « le tout, tous » »
« Le radical burz « sombre » se retrouve plus loin dans Lugbûrz = Barad-dûr ; dans l’archaïque inscription de l’anneau burzumishi est à l’évidence composé de ce radical + un suffixe ou « article » particularisant um et une « préposition » enclitique ishi « dans, dedans ». »
À ces quelques indications se rajoutent des éléments évidents : « nazg » évoque l’Anneau, « ash » le nombre 1, « agh » signifie « et », etc. Malgré ça, quelques zones d’ombres subsistent et sont le sujet de quelques dissensions : citons par exemple le suffixe « -at » qui, pour certains, est une sorte d’indicatif à nuance téléologique (c’est-à-dire indiquant un but), tandis que, pour d’autres, indique purement et simplement le but. Je ne m’étendrai pas plus longtemps sur ce sujet, car ce ne sont que des désaccords de linguistes.
Simplement, pour finir sur ces généralités linguistiques, je parlerai rapidement des influences avec d’autres langues.
Tout d’abord, on suppose que Tolkien a été influencé par des langues du Proche-Orient, comme le turc, tandis que certains y voient carrément une copie indirecte d’anciennes langues de cette région3.
Dans l’univers de la Terre du Milieu, Sauron a pu s’inspirer du Valarin, la langue des Ainur (c’est-à-dire des Valar et des Maiar, dont il faisait partie), comme le montre la similarité entre le noir parler « nazg » et le valarin « (a)naškâd », signifiant tous deux « Anneau » : par ailleurs, comme il s’agit vraisemblablement de la langue maternelle de Sauron, cela semblerait logique. Autrement, on note quelques influences des langues elfiques précoces, comme pour le mot « Uruk », vraisemblablement inspiré de quelque ancêtre du mot quenya « Urco » ― à moins que ce soient les Elfes qui se sont inspirés du noir parler ? Cela semble peu probable, vu le dégoût de ces derniers pour tout ce qui vient des ténèbres.
De l’écriture du noir parler
Pour finir cette description, je reviendrai sur un point que je vous avais promis d’aborder lors de l'étude des tengwar : l’écriture du noir parler. Si vous n’avez pas lu ledit chapitre sur les tengwar, je vous conseille de le faire, car c’est absolument central pour comprendre cet aparté.
Je remettrai ici la formule de l’Anneau pour faciliter la comparaison et la constatation :
Tout d’abord, l’inscription de l’Anneau se conforme, pour la plupart des lettres, au mode général des tengwar, comme le montre le positionnement des voyelles et certaines lettres (comme le /k/). Mais un certain nombre de points pose problème.
Si vous êtes observateur, vous aurez remarqué que la diacritique pour signifier les « u » marque, dans l’usage général, la lettre « o ». D’aucuns pourraient déduire de cette inversion que le son « o » n’existe pas en noir parler pur, l’hypothèse la plus acceptée est que les diacritiques des voyelles « o » et « u » ont été interverties.
Ensuite, l’usage des lettres correspondant au son « r » pourrait vous sembler étrange. En effet, en suivant l’usage général, tous les « r » devraient être écrits de la manière suivant :
Mais l’usage est ici différent : on utilise la lettre ci-dessus après une consonne (« krimpatul », « thrakatulûk »), autrement c’est l’autre lettre qui est utilisée.
Cette différence de notation selon la lettre précédente (consonne ou voyelle), se retrouve pour d’autres sons, selon les travaux de Björkman, ce qui expliquerait la présence de lettres inconnues étrangers (pour noter les sons /ʃ et /ɣ/, par exemple). Pour le comprendre, une seule image suffit :
Les lettres en gris et/ou avec des astérisques sont des lettres supputatives, que l’on n’a pas rencontrées telles quelles. Björkman étend également ce principe aux lettres indiquant le son « z » :
C’est heureusement tout, mais cela fait déjà un petit nombre de différences par rapport au mode général ! Prenez donc garde lorsque vous devrez écrire en noir parler.
« Trois anneaux pour les rois Elfes sous le ciel,
Sept pour les Seigneurs Nains dans leurs demeures de pierre,
Neuf pour les Hommes Mortels destinés au trépas,
Un pour le Seigneur Ténébreux sur son sombre trône,
Dans le Pays de Mordor où s’étendent les ombres.
Un anneau pour les gouverner tous. Un anneau pour les trouver,
Un anneau pour les amener tous et dans les ténèbres les lier
Au Pays de Mordor où s’étendent les ombres. »
Vous pouvez trouver ce poème en Anglais lu par Tolkien en personne.
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On retrouve d’autres exemples de cette dualité dans le combat entre Saroumane, ancien mage bénéfique devenu tyran, obsédé par les machineries, et les Ents, arbres parlant et marchant que nous traiterons après. Ou encore dans La chute de Gondolin, où les dragons sont comparés à différents métaux. Tolkien ne se cachait pas, d’ailleurs de cette aversion (je crois qu’il en parle notamment dans sa conférence sur les contes de fées, ou dans Mythopoeia).
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C’est l’extrait d’un poème plus large à propos des Anneaux de Pouvoir :
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On peut citer à la décharge de cette thèse que « Le parler noir n’a pas été intentionnellement modelé sur quelque style que ce soit » (extrait de la même lettre de Tolkien sur le noir parler), mais on sait que Tolkien n’a pas toujours été honnête dans ses lettres ― je vous ai déjà parlé de l’Anneau des Nibelungen.
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Les langues des Orques
Je pourrais commencer à vous parler des tentatives de néo-noir parler mais… non. Ce serait bien trop simple pour un linguiste comme Tolkien ! Nous allons nous arrêter un instant sur « la langue » des Orques.
Histoire linguistique
Il ne s’agit en fait ni vraiment d’une langue, ni vraiment d'une langue, comme l’explique l’Appendice F du Seigneur des Anneaux :
Tolkien rajoute plus loin :
Sachant cela, on peut comprendre que les Orcs n’aient pas adopté la langue de Sauron telle quelle, mais qu’ils aient pu intégrer certains de ses éléments : notamment les mots « ghâsh » (feu) ou « sharkû » (vieillard), devenus courants chez les Orcs.
Comme dit plus tôt, le noir parler a subi un déclin à la fin du Deuxième Âge, laissant la place à d’autres influences linguistiques modelant la langue des Orcs : la principale source de modifications a été le westron, langue d’origine humaine, se mélangeant avec les autres emprunts (différents langages elfiques, noir parler) pour former ce que l’on appelle Noir Parler abâtardi. C’est donc sous ce terme que l’on regroupe les éléments langagiers fournis par les Orcs dans le Seigneur des Anneaux, qui se déroule à la fin du Troisième Âge, c’est-à-dire lorsque le westron et le noir parler constituent deux sources d’influence majeures et opposées.
Corpus et analyse
À nouveau, nous avons très peu d’éléments sur ce noir parler abâtardi. À part quelques mots (« tark », homme [de Númenor ?]), nous avons surtout une phrase, une imprécation lancée par un Orc à l’adresse d’un autre, appelé Uglúk :
« Uglúk u bagronk sha pushdug Saruman-glob búbhosh skai »
Mais la signification exacte de cette phrase est inconnue : non pas que Tolkien ne l’ait pas traduite, mais plutôt qu’il a traduit à 3 reprises, en fournissant des mots différents… Voici à peu près à quoi correspondent les 3 traductions, dans l’ordre chronologique (version originale et source) :
- « Uglúk à la fosse d’aisance, sha! l’ordure de fumier; le grand idiot de Saroumane, skai! »
- « Uglúk à la fosse de fumier avec [cette] ordure puante [de] Saroumane - boyaux de porcs, gah! »
- « Uglúk à la [chambre] de torture avec [cette] ordure puante [de] Saroumane. Tas de fumier. Skai! »
En fait, il y a fort à parier que Tolkien ignorait, tout comme nous, le sens précis de cette phrase : il devait n’en connaître que les grandes lignes. Ou, autre hypothèse, les mots utilisés par les Orcs sont si peu précis et travaillés que l’on peut traduire diversement cette même phrase. Toujours est-il que l’imprécation de notre Orc donne bien du mal à ceux qui travaillent dessus, aboutissant de fait à des conclusions extrêmement diverses ― par exemple « búbhosh » signifie « grand » pour H. Fauskanger et « entrailles de porc » pour Björkman.
Malgré ces différends sur le sens de ce Noir Parler abâtardi, on peut observer une phonologie assez proche du Noir Parler pur (quoiqu’elle devrait être sans doute un peu hybridée avec le westron) mais, par contre, une tendance réduite à l’agglutination (plus de long mot comme « durbatulûk », plutôt des mots très brefs, comme « u »).
Écrire l’orc ?
Le premier réflexe, lorsque l’on cherche à écrire le Noir Parler proféré par les Orcs, est d’utiliser le même mode de notation que le Noir Parler pur : les tengwar en mode général. C’est ce qu’a fait M. Björkman en transcrivant l’exclamation tant débattue :
Mais c’est trop simple !
Tout d’abord, les Orcs savent-ils écrire ? La question a été posée, et je partage la réponse qui a été fournie : oui. Sans doute pas tous, sans doute pas très bien, mais oui. Dans le Retour du Roi, troisième volet du Seigneur des Anneaux, on voit déjà des signes, des « gribouillages », tracés par des Orcs sur une ancienne statue humaine. Mais l’indice le plus révélateur, c’est l’histoire de Thrór, roi nain qui a été décapité par des Orcs à la Moria : le nom de son assassin, Azog, est écrit au fer rouge sur sa tête, en runes naines (il n’est pas précisé lesquelles). Les Orcs peuvent donc faire usage des runes ― peut-être est-ce spécifique à ceux de la Moria. Par ailleurs, cet usage des runes peut être mis en perspective avec le possible usage des runes pour écrire le westron. Enfin, il est précisé dans l’Annexe E du Seigneur des Anneaux :
Si donc les runes sont utilisées par les Orcs, voici ce que donnerait l’injure en Angerthas Erebor :
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Citation originale (trouvée sur Internet) : « The Cirth in their older and simpler form spread eastward in the Second Age and became known to many peoples, to Men and Dwarves, and even to Orcs, all of whom altered them to suit their purposes and according to their skill or lack of it. One such simple form was still used by the Men of Dale, and a similar one by the Rohirrim. »
↩
Néo-noir parler(s) à profusion
Néo-noir parler de David Salo
Comme pour le khuzdul, je commencerai par la création de David Salo pour les films de P. Jackson, car c’est la version qui, à mon sens, a eu le plus de visibilité.
Avant de commencer, je voudrais préciser que notre connaissance du néo-noir parler de David Salo est très incomplète, et ce pour deux raisons :
- Ce dernier n’a publié, en tout et pour tout, que 3 billets sur cette question ;
- Selon ses dires, les sous-titres fournis dans le Hobbit peuvent être quelque peu fantaisistes.
Néo-noir parler pur
Mais, malgré cela, certaines choses peuvent être dites sur le travail de Salo.
Tout d’abord, pour ce qui touche au néo-noir parler pur, notre linguiste est parti du faible corpus existant pour établir une phonologie, même s’il est assez clair que les informations tirées ne sont que partielles. Grâce à cela, et gardant à l’esprit le caractère mécanique et logique de l’esprit de Sauron, il a établi un lexique dont il nous q partiellement fait part. Le résultat de ce travail, c’est une poignée de phrases en pur néo-noir parler, notamment : « Gu kibum kelkum-ishi, burzum-ishi. Akha-gum-ishi ashi gurum » (Pas de vie dans le froid, dans l’obscurité. Ici, dans le néant, seulement la mort1). Par ailleurs, et c’est le texte le plus massif que nous ayons de ce type, Salo a traduit le poème de l’Anneau au complet :
Néo-noir parler | Français |
---|---|
Shre nazg golugranu kilmi-nudu | Trois anneaux pour les rois Elfes sous le ciel, |
Ombi kuzddurbagu gundum-ishi | Sept pour les Seigneurs Nains dans leurs demeures de pierre, |
Nugu gurunkilu bard gurutu | Neuf pour les Hommes Mortels destinés au trépas, |
Ash Burz-Durbagu burzum-ishi | Un pour le Seigneur Ténébreux sur son sombre trône, |
Daghburz-ishi makha gulshu darulu | Dans le Pays de Mordor où s’étendent les ombres. |
Ash nazg durbatulûk, ash nazg gimbatul, | Un anneau pour les gouverner tous. Un anneau pour les trouver, |
Ash nazg thrakatulûk agh burzum-ishi krimpatul | Un anneau pour les amener tous et dans les ténèbres les lier |
Daghburz-ishi makha gulshu darulu | Au Pays de Mordor où s’étendent les ombres |
On peut faire quelques commentaires sur ces productions :
La tendance agglutinante du noir parler semble ici conservée, avec un certain nombre de préfixes et de suffixes (« kilmi-nudu », sous le ciel ; « golugranu », pour les rois Elfes).
Le mot « nazg » semble le même au singulier et au pluriel, comme le montre le premier vers. Ce pourrait être une critique, mais l’on a vu que « Nazgûl » était invariable. D’autres éléments indiquent une certaine fidélité au noir parler de Tolkien, comme « Burz-Durbagu » (pour le Seigneur Ténébreux), « burz » venant de « burzum-ishi » (dans les ténèbres) et « durbagu » de « durbatulûk » (les gouverner tous).
Cependant, le texte de l’Anneau n’est pas sans faille : « sur son sombre trône » est simplement traduit par « burzum-ishi », littéralement « dans les ténèbres » ; « dans leurs demeures de pierre » par « gundum-ishi », c’est-à-dire « dans la pierre » (si l’on accepte la raisonnable hypothèse selon laquelle « gund » vient du sindarin « gond », pierre).
Néo-noir parler abâtardi
Passons maintenant au langage des Orcs mis au point par Salo : il a beaucoup été développé, car les Orcs tiennent une place importante dans la trilogie du Hobbit (les antagonistes principaux Azog et Bolg sont des Orcs). Peu de cas a cependant été fait de l’imprécation contre Uglúk, bien trop ambiguë aux yeux du linguiste.
Nous avons parlé plutôt de la multiplicité des langues orques : c’est une chose que David Salo a prise en compte, quoique pas assez à son goût, en changeant les mots selon le lieu d’origine. Ainsi, les Orcs des mines de la Moria, vivant dans l’obscurité et le silence, ont un ton plus sifflant et murmurant que les Orcs du Mordor : pour parler d’un arbre, les premiers disent /suʒ/, les seconds /tuʁ/.
Mis à part ces détails phonologiques, David Salo ne nous a laissé qu'un lexique, qui nous permet au moins d’avoir un aperçu sur la façon dont les Orcs parlent.
Les noms sont généralement modifiés par des suffixes, comme « -n », suffixe définitif (« golgi », une femme elfe ; « golgin », la femme elfe), « -r » (ou, anciennement, « -l »), marquant l’accusatif (c’est-à-dire quand le nom est COD) ou, plus amusant, « -ob », terminaison péjorative (que l’on retrouve dans « glob », peut-être est-ce un hasard).
Pour ce qui touche aux verbes, la conjugaison se fait également par ajout de suffixes (langue agglutinante oblige): « -an(i) » marque le passé, « -ya » le futur, « -un » le participe passé (« gor », tuer ; « gorun », tué), etc. Seul le verbe « être » (« na ») devient un mot à part entière lorsqu’il est conjugué au passé (« bûn »).
Les pronoms s’ajoutent également par suffixes, mais Salo n’a pas le don d’être très clair là-dessus :
Personne | Sujet | Objet | Possessif |
---|---|---|---|
1ère sg. | -z(a) | ||
2ème | -g(i), -g(u) | ||
3ème | -sh(i) | -(i)d, -d(o) ? | -d(o)? |
1ère pl. | -m(i) |
Mis à part cela, nous avons quelques prépositions (« -esh », dans ; « -neg », sans), quelques conjonctions (« â », et ; « ô », mais), ainsi qu’un bon nombre des verbes et de noms : mais c’est pour ainsi dire tout.
Le travail de David Salo sur le sujet est donc, à mon sens, un excellent objet d’étude pour ceux qui apprécient les langues de Tolkien, mais pas un très bon support d’apprentissage et de communication.
Dialectes néo-noir parler des Internets
De très nombreuses personnes se sont penché sur le noir parler, la langue de méchants par excellence : cette langue a été développée dans de nombreuses directions différentes, quelquefois contradictoires, parfois convergentes, certaines versions s’inspirant d’autres. La plupart de ces travaux ultérieurs sur le noir parler de Tolkien sont disponibles sur Internet, c’est pourquoi je les appelle « Dialectes des Internets » (d’après l’appellation de BS.ru).
Vous noterez avec amusement que cet éclatement chaotique du noir parler en de nombreux dialectes mutuellement incompatibles est en accord avec les considérations de Tolkien sur la langue des Orcs : un ensemble sans queue ni tête .
La totalité des dialectes mentionnés infra ne font pas la différence entre noir parler pur et abâtardi, ce que je ne peux m’empêcher de regretter.
Les références ci-dessous sont très majoritairement dûes à l’inventaire de BlackSpeech.ru. Vous trouverez une comparaison phonologique de ces différents dialectes !
Land of Shadow : uzg Burgûlu-ob
Commençons par le dialecte principal : « uzg Burgûlu-ob », « shadowlandian », « shadowlandien » ou « langage du Pays de l’ombre », choisissez le nom que vous préférez. Originellement développé par un internaute du pseudonyme de Scatha, ce dialecté de néo-noir parler a été repris par le site Land of Shadow ― et bien lui en a pris, car les pages de Scatha ont disparu de la surface de l’Internet durant l’été 2005. Enfin, le site BlackSpeech.ru a repris le flambeau, ajoutant de nouvelles notions aux leçons existantes, et complétant du mieux possible l’héritage de Scatha et de ses successeurs. À l’heure où j’écris, le site de BlackSpeech.ru semble encore actif.
Vous voyez donc qu’il s’agit d’un travail de groupe et, plus important, d’un travail non-concerté. Malgré tout, le néo-noir parler a gardé une certaine cohérence au cours de ses évolutions.
Description rapide
Ce qui a pu faciliter cette cohérence, c’est sans doute la grande simplicité du dialecte.
Par exemple, les verbes ont la même forme pour toutes les personnes, sauf la troisième ; les temps élémentaires (présent, passé, futur) existent, ainsi que le mode impératif, mais c’est à peu près tout. Les modes subjonctif et conditionnel n’ont été rajoutés qu’assez récemment.
Pour ce qui concerne les noms, il n’y a pas d’article défini ou indéfini, ni de différence entre singulier et pluriel quand le mot désigne un peuple, une race. Par exemple « golug » peut être traduit « un elfe », « l’elfe », « les elfes », « des elfes », selon le contexte. Il existe cependant des articles collectifs (sous forme de suffixes) : « -ûk » et « -haï ». « Uruk-haï » signifie donc « Tous les Orcs », ce que je ne peux pas m’empêcher de considérer comme étant une déformation du corpus originel de noir parler.
Par ailleurs, il n’existe pas de déclinaison, car c’est le placement des mots qui indiquent leur place dans l’action : le sujet est en premier, le verbe en deuxième, l’objet en dernier.
De plus, les pronoms sont optionnels, utilisés seulement en cas de nécessité, pour clarifier la phrase. Ainsi donc, il est possible de dire « Thrak uruk » pour dire « J’amène l’Orc ».
Pour ce qui touche à l’aspect agglutinant de la langue, l’agglutination se produit principalement avec les prépositions (comme dans le texte de Tolkien « burzum-ishi »), ainsi qu’avec certains pronoms, lorsqu’ils sont indiqués. Mais BlackSpeech.ru a complexifié le dialecte pour le rendre davantage agglutinant ― voire un peu trop (« ronktablataghâraz », depuis le bas/dessous de ses fosses) .
Les perfectionnements apportés au cours du temps au shadowlandien ont permis de traduire le poème de l’Anneau en cette version de néo-noir parler, ainsi que d’apporter quelques précisions sur le mode de vie orc, notamment sur les unités de poids et de mesure ― je suis sûr que cela nous préoccupe tous de savoir comment les Orcs se pèsent chaque matin…
Le plus inattendu est la constitution d’un alphabet orc, à partir des Certhas Daeron, avec de nombreuses modifications pour rendre la chose moins esthétique, plus « orque ». Voici donc ce que donnerait l’insulte contre Uglúk :
Postérité de l’uzg Burgûlu-ob
Le dialecte s’est beaucoup répandu, comme vous avez pu le voir, repris par des communautés de toutes langues (ici un manuel de shadowlandien en Allemand), mais l’usage le plus remarquable a été celui d’un groupe de métal, Summoning, pour les paroles de leur chanson Mirdautas Vras (signifiant « C’est un beau jour pour tuer ») :
Ressources pour apprendre le shadowlandien
Les cours de shadowlandien sont uniquement en anglais, pour ce que j’ai trouvé du moins :
- Les leçons sur le site LandofShadow ;
- Les leçons à jour et augmentées sur BlackSpeech ;
- Une présentation complète mais cependant critique du shadowlandien.
Svartiska
Description rapide
Le svartiska est le fruit de l’imagination du Suédois pseudonymé Adragoor, qui l’a développé pour les jeux de rôle, durant les années 1990. Le créateur reconnaît lui-même que le svartiska n’a que peu en commun avec le noir parler de Tolkien, ce qui est vérifié par plusieurs éléments.
Je n’en signalerai qu’un, significatif à mes yeux : l’utilisation de la voyelle « e », introuvable dans le corpus de noir parler originel. Cela peut s’expliquer par l’influence massive des langues indo-européennes, notamment germaniques, sur le svartiska, ainsi que par le développement pas vraiment planifié de ce dialecte néo-noir parler. Par ailleurs, le fait que cette langue doive être utilisée lors de jeux de rôle a dû contribuer à la simplifier et la rendre plus semblable aux langues connues ― typiquement, je ne connais pas grand-monde capable de jouer à un jeu de rôle en Klingon2.
L’évolution très choatique du svartiska s’observe également à travers les verbes : il y a en moyenne trois manières de conjuguer un verbe tout en gardant le même sens, et ce sans ajout d’une nuance quelconque.
Le caractère agglutinant du noir parler est sauvegardé ou non, selon la fantaisie du locuteur : il peut ou non combiner ensemble les mots qui se suivent, comme il lui plaît.
Il existe une déclinaison, avec 7 cas (c’est-à-dire 7 terminaisons possibles, chaque terminaison signifiant un rôle), que je ne détaillerai pas ici, combinée à un ordre syntaxique Sujet-Verbe-Objet (abrégé SVO), qui semble assez strict.
Enfin, juste pour la curiosité, les pronoms ont trois nombres : singulier, pluriel et collectif, le collectif étant indiqué par les suffixes « -ûk » et « -haï », à nouveau.
Postérité du svartiska
Ce dialecte néo-noir parler a eu le mérite d’être assez précoce et, pour cela, a plutôt influencé la création des autres dialectes, comme le shadowlandien.
Le groupe de métal Za Frûmi a utilisé ce dialecte, mais je n’ai pas d’exemple précis sous la main.
Apprendre le svartiska
Je n’ai qu’une seule ressource, et elle est anglophone − mais vous n’aurez pas de mal à trouver des cours en suédois, si c’est une langue que vous parlez : https://zhaaburi.wordpress.com/svartiska/.
Zhâburi
Le zhâburi ("jaabouri", ʒaːburi) est le fruit du travail minutieux de Björn Axén (également suédois, si je ne m’abuse), qui a étudié de près l’œuvre de Tolkien avant de mettre au point ce néo-noir parler. Ce dernier est l’un des dialectes les plus savants linguistiquement, qualité qui n’est pas sans inconvénients ― notamment au niveau de la clarté. Après une première version, appelée zhâburi A et jugée trop proche du svartiska, Axén a mis au point la dernière version de néo-noir parler, que je m’en vais vous décrire dans les grandes lignes.
Description synthétique
Le zhâburi est une langue a déclinaisons, avec les 9 cas suivants :
- Ergatif : utilisé lorsque le nom est un sujet, et que le COD est défini ou que l’on insiste dessus (« l’Orc a ramené cet esclave ») ;
- Absolutif : utilisé lorsque le nom est un sujet mais que l’on n’utilise pas l’ergatif (« l’Orc est arrivé ») ;
- Génitif : quand le nom désigne l’origine, la provenance (« une statue [faite] de pierre ») ;
- Possessif : utilisé pour indiquer la possession (« l’Œil de Sauron ») ;
- Directif : désigne l’endroit où l’on va, ainsi que le C.O.I. (« je donne le prisonnier au seigneur ») ;
- Locatif : indique l’endroit où l’on est ;
- Instrumental : indique le moyen (« celui qui utilise l’épée mourra par l’épée ») ;
- Équatif/Comparatif : utilisé dans les comparaisons.
Ajoutez à cela le phénomène linguistique charmant que l’on appelle « Suffixauffnahme » (c’est ironique). Si j’ai bien compris ce que c’est, il s’agit d’une sorte d’indication d’appartenance. Je m’explique.
Par exemple, dans le premier vers du poème de l’Anneau (« Trois anneaux pour les rois Elfes sous le ciel »), les mots « sous le ciel » caractérisent les « rois Elfes » et non pas les « trois anneaux ». Pour cette raison, les mots « sous le ciel » seront déclinés au même cas que les « rois Elfes ». Par ailleurs, il y aura ajout d’une terminaison supplémentaire (« -di ») à « sous le ciel » pour indiquer que ce n’est pas « Trois anneaux pour sous le ciel les rois Elfes » ― ce qui d’ailleurs ne veut rien dire.
Ce phénomène linguistique se retrouve dans plusieurs langues, notamment le Hourrite (qui aurait inspiré Tolkien), mais ce n’est pas le sujet.
Les verbes sont très précisément organisés, en s’inspirant au maximum du corpus de noir parler. On conjugue différemment un verbe, s’il est :
- Transitif ou intransitif (c’est-à-dire s’il a un complément d’objet) ;
- Actif ou passif ;
- Passé, présent ou futur ;
- Indicatif, jussif (ordre, but) ou optatif (possibilité) ;
… ce qui fait déjà un certain nombre de terminaisons à retenir .
Rajoutez à cela les pronoms, différents selon chaque cas, avec deux premières personnes : inclusive (« nous » avec l’interlocuteur compris dans le « nous ») et exclusive (« nous » sans que l’interlocuteur n’en fasse partie).
Le résultat de tout cela, c’est une langue très opérationnelle, capable elle aussi de traduire le poème de l’Anneau en entier. Cependant, malgré la robustesse de ce dialecte, je n’ai pas trouvé beaucoup d’utilisations ― pas un seul groupe de métal l’ayant utilisé…
Enfin, non content de cela, Axén a élaboré un système d’écriture, à mi-chemin entre les tengwar et le cunéiforme, donnant un résultat très anguleux :
Apprendre le zhâburi
Tout est en anglais (ou en Suédois) sur le site de Björn Axén. C’est, à mon sens, la version la plus intéressante à apprendre, quoique moins utilisée que le shadowlandien.
Autres
Il existe pléthore d’autres dialectes de néo-noir parler, soit disparus, soit marginaux, dont voici quelques exemples :
- Il ne reste de ùugbûrz, qui a inspiré le shadowlandien qu’une liste (partielle) de vocabulaire ;
- Horngoth est un dialecte très peu poussé par rapport aux autres ;
- J’ai trouvé sur le MERP très peu d’explications : surtout un glossaire, devenu contradictoire au cours des contributions multiples ;
- Le site RedHandOrcs, disparu en 2005, a également contribué aux dialectes néo-noir parler…
- tout comme la communauté russophone OrcsFRealms.com ;
- Je suis tombé sur une version de néo-noir parler sur le forum Tolkiendil, version que je n’ai pas réussi à raccrocher à l’un des dialectes. Mais ce pourrait être du svartiska ;
- Certains membres de LOTR Plaza contribuaient encore, il y a quelques temps, à grossier le lexique de néo-noir parler.
Enfin, je terminerai par une mention honorable, celle du Black Speech Translator, qui ne produit qu’un pseudo-noir parler, incompatible avec le corpus initial produit par Tolkien.
Aller plus loin
J’ai semé de bien nombreux éléments tout au long de ce chapitre, mais je vous recommande les deux pages de Tolkiendil sur les sujets suivants :
Le site (anglophone) de zhâburi est également très riche, intéressant à creuser.
Enfin, Glaz a fait une vidéo sur les Orcs, ce qui complètera vos connaissances sur cette race.
Finalement, le noir parler aura été grandement développé à partir d’un corpus faible et équivoque, grâce aux jeux de rôle et à Internet. Les productions sont de qualité inégale, mais toujours intéressantes à étudier et à mettre en perspective avec le corpus de Tolkien.