Nous aborderons ici les langues secondaires construites par Tolkien pour son univers : cette revue sera très rapide, puisque nous ne disposons que de quelques mots ― voir aucun ― pour étudier ces langues. Mais cette étude nous permettra de comprendre encore un peu mieux le mondé crée par Tolkien, et l’esprit dans lequel il a été conçu.
Le valarin : langue céleste ?
Description du valarin
Le valarin (ou valien) est une langue inventée est parlée, comme son nom l’indique, par les Valar, et sans doute également par les Maiar : c’est donc l’une des langues les plus anciennes de ce monde.
On sait peu sur cette langue, car les Valar n’avaient l’habitude de ne la parler qu’entre eux, préférant utiliser la langue de leurs interlocuteurs : l’usage du valarin est donc réservé à leurs conciliabules secrets. Par ailleurs, les sonorités terribles voire désagréables de cette langue ont peu attiré les Elfes vivant à Aman, laissant l’étude de cette langue à quelques curieux, comme les linguistes Rúmil (l’inventeur des sarati) ou Pengolodh, qui ne connaît le valarin que par l’intermédiaire des textes de Rúmil.
Notre source principale sur le valarin est justement un ouvrage de cet elfe Pengolodh, le Lhammas. Malheureusement, Tolkien a écrit ce texte en 1937, c’est-à-dire durant la publication du Hobbit et la rédaction du Seigneur des Anneaux, avec de nombreuses idées devenues depuis périmées voire contradictoires. L’étude de ce Lhammas est donc à prendre avec des pincettes.
Le valarin a une phonologie exotique, par rapport aux langues elfiques : on trouve les voyelles æ (/æ/) et ǫ (à mi-chemin entre le o et le a), une fréquence assez importante des consonnes š (/ʃ/), ð (/ð/), þ (/θ/), 3 (ɣ), χ (/x/) et, pour finir, une tendance à l’accumulation des syllabes ― jusqu’à 8 dans « Ibrîniðilpathânezel » ! Tout cela contribue à rendre, aux oreilles elfes, le valarin terrible et grandiose (à l’opinion de Rúmil) ou simplement désagréable (merci Pengolodh).
Ces caractéristiques ont d’ailleurs été rapprochées par d’aucuns à l’ancien babylonien : on est bien lien d’une langue éthérée et angélique, surtout lorsqu’on sait que des langues du même cadre spatio-temporel ont pu inspirer le Noir Parler .
Le Lhammas décrit trois grands types de valarin, ainsi que leur féconde (et complexe) descendance :
- L’oroméen (du nom du Vala Oromë), la famille de valarin ayant donné naissance à un grand nombre de langue elfique, comme le Quenya, le Telerin, etc. ;
- L’auléen (d’après le Vala Aulë), donnant le khuzdul et influençant les langages humains ;
- Le melkien, donnant la langue des Orcs ― distinct cependant du noir parler.
Cette classification sera finalement abandonnée par Tolkien, qui voulait que les Elfes n’héritent pas simplement d’une langue pré-existante, mais créent la leur.
Malgré cette indépendance et le peu d’inclinaison des Elfes pour le Valarin, le Quenya a hérité de plusieurs mots du langage des Valar, à commencer par les noms de ces derniers :
- « A3ûlêz » (issu aux dires de Tolkien du radical « gaw », « considérer, élaborer ») est devenu « Aulë » ;
- « Arǭmez » (signification inconnue), « Oromë » ;
- « Mânawenûz » (celui qui est béni), « Manwë », l’un des plus grands Valar ;
- « Tulukhastâz » (celui aux cheveux d’or), « Tulkas », Vala guerrier à la chevelure blonde ;
- Et cætera.
D’autres emprunts sont plus discrets, comme « ayanûz » → « Ainu » ou « iniðil », lys, donnant le quenya « indil » et l’adûnaïc « inzil » (même signification).
Et c’est hélas tout ce que nous avons : un lexique d’une quarantaine de mots, très joli mais difficilement analysable (ce sont principalement des noms propres). Vous pouvez également écouter ledit corpus sur Glǽmscraftu.
On pourrait s’arrêter là, mais en fouillant les recoins d’Internet je suis tombé sur :
Le néo-valarin
Je n’ai trouvé qu’un seul candidat au titre de néo-valarin ― mis à part un « Mâchanôchâr » isolé de toute grammaire. Merci, donc, de me tenir au courant si la liste des prétendants venait à grossir.
L’internaute Valarin Ventures s’est attelé à compléter nos connaissances sur le valarin, notamment en s’inspirant du noir parler. Son travail est moins abouti que pour d’autres créateurs de langues (je pense au néo-khuzdul de Dwarrow Scholar ou au zhâburi), mais contient cependant quelques informations de première importance :
- « -z » est le marqueur du nominatif (c’est-à-dire quand le nom est sujet) singulier ;
- « -um- » est inséré dans un mot pour marquer le pluriel. Par exemple « mâxanâz » (autorité) VS « mâxanumâz » (autorités) ;
- Rien d’autre n’est indiqué sur les terminaisons du nom.
Au niveau du verbe :
- « -ân » marque le présent ;
- « -ai » le présent continu (lorsqu’une action est en cours) ;
- « -ûðân » le parfait (sorte de passé simple) ;
- « -aiš » le passé, décrivant une situation stable dans le passé ;
- « -al » indique le participe passé.
La (trop ?) grande influence du Noir Parler donne au valarin un air très agglutinatif, ce qui semble cohérent avec le corpus originel, où l’on était pas à un syllabe près…
Cet ensemble lapidaire de règles de grammaire et de conjugaison a suffi, semble-t-il, pour que Valarin Ventures traduise le poème de l’Anneau (assorti d’un commentaire) ainsi que le poème Namárië (idem), que je pourrais difficilement commenter vu la faiblesse du corpus de base.
Enfin, et pas négligeable, le nom des autres Valar (ici puis là) a été reconstitué, à partir des appellations elfiques : le vrai nom de Gandalf serait donc « Ibrîgûlôz » ― avouez que ça fait bizarre !
L'antique langue entique
Qui sont les Ents ?
Les Ents ("ènt", /ɛnt/) sont une race de géants vivant dans les forêts, dotés d’une grande longévité. Physiquement, ils sont très semblables à des arbres : Fangorn (ou Sylvebarbe), l’Ent le mieux connu, a une peau semblable à des branches, une chevelure et une barbe comme des buissons, et 4m de haut. Son visage est cependant d’apparence plutôt humaine. Mais ne vous fiez pas à cette définition : l’apparence des Ents est extrêmement variable selon le type d’arbre qu’ils fréquentent, et selon leur personnalité.
Les Ents ne sont cependant pas de simples géants : ils ont été crées pour protéger les forêts des haches des êtres civilisés, et particulièrement des Nains. Cet antagonisme par rapport aux Nains a pu se confirmer durant le Premier Âge, où les Ents ont littéralement anéanti des troupes de pillards nains.
Des interventions aussi musclées de la part des Ents sont cependant peu nombreuses, car les Ents sont lents pour toute chose ― tant pour prendre une décision que pour l’appliquer. Cette caractéristique est particulièrement visible dans l’entique, la langue de ces géants que nous allons maintenant détailler.
Avant cela, pour en savoir plus sur les Ents, vous pouvez regarder la vidéo de Glaz :
Vous pouvez aussi consulter un essai du Tolkiendil sur la question.
L’entique
Les Ents n’avaient pas de langage, initialement : ce sont les Elfes qui leur ont enseigné le principe de la communication, lors du Premier Âge. Quoiqu’attirés par les sonorités du quenya, les Ents ont préféré développer leur propre langue, plus adaptée à leur perception du temps et des choses.
L’entique est en effet décrit comme une langue « lente, sonore, agglutinante, répétitive et verbeuse ; formée d’une multiplicité de nuances vocaliques et de distinctions de ton et de quantité que même les [Elfes] ne tentèrent pas de représenter à l’écrit ». Cette description suggère, pour certains la présence de tons (au sens linguistique du terme) nuancés et variés, comme on peut en retrouver dans certaines langues (4 en Chinois, 6 à 9 en Cantonais !) : au-delà de ce débat, on comprend que seul les Ents étaient à même de parler cette langue, et personne ne semblait capable de l’écrire.
C’est pourquoi nous avons peu d’éléments sur l’entique, certains isolés, comme « burárum », interjection de contrariété, et un seul morceau de nom que son locuteur, Fangorn, décrit celui d’une colline : « a-lalla-lalla-rumba-kamanda-lindor-burúme ». Mais Tolkien dit de cette transcription qu’elle est « probablement très approximative », nouvelle preuve que l’entique est difficilement saisissable pour nous, humains.
L’intérêt de l’entique se trouve davantage, à mon sens, dans l’étude de son mode de fonctionnement.
En fait, les noms entiques sont très longs, parce qu’ils constituent une description très précise des objets auxquels ils se réfèrent, la description de leur vécu, de sorte que les noms entiques sont comme des histoires, aux dires de Fangorn, de longues annales. Cette tendance à la répétition est visible dans l’usage que font les Ents des langues étrangères, comme le quenya ou le westron (certains appellent cet usage « jeune entique » ou « nouvel entique », mais j’y adhère peu) : par exemple, Fangorn appelle les Orcs « aux-yeux-mauvais-mains-noires-jambes-torses-cœurs-de-pierre-doigts-griffus-panse-répugnante-assoiffés-de-sang, morimaite-sincahonda » ; ou mentionne une ombre noire dans la forêt par la longue circonvolution « Fortombreuseforêt-profondevalléenoire Profondevalléeboisée Terredeffroi » (originalement en quenya).
Ces redondances font écho à la notion du temps très distendue chez les Ents, au moins dûe à leur âge : J. Allan suppose que le discours en entique ressemble à une sorte de spirale, très redondante, mais changeant par des variations mineures. Cette description fait écho au débat des Ents dans la Forêt de Fangorn, dans Le Seigneur des Anneaux : ce n’est pas un débat où chacun prend la parole puis la donne à l’autre. Tolkien parle plutôt d’une sorte de symphonie, de sons émis ensemble de manière harmonieuse : « les Ents commencèrent à murmurer lentement : l’un d’eux s’y joignant d’abord, puis un autre, jusqu’à ce que tous chantent ensemble en une longue cadence montante et descendante, tantôt plus forte d’un côté de l’anneau, puis s’éteignant pour surgir de l’autre côté de façon retentissante ». Cet extrait donne un aperçu de la musicalité des dialogues entiques et d’une autre notion du temps et du langage qui m’évoque celle des aliens dans le film Premier Contact ― une sorte de langage circulaire où chaque élément du discours entre en résonance avec les autres et se modifie en fonction de ces derniers, comme une note s’accorde à une harmonie, puis fait évoluer l’harmonie à son tour. On peut supposer que le débat des Ents est sensiblement le même, sorte de spirale qui cherche un point d’accord et le trouve : la conclusion du débat.
Comme vous le voyez, c’est sans doute l’une des langues les moins développées par Tolkien, mais l’une de ses inventions les plus discrètes et les plus poétiques, chose qui fait sens lorsque l’on connaît l’affection de Tolkien pour les arbres, décrite ici avec précision (en anglais). Pour cette raison, les très rares tentatives de néo-entique que l’on peut trouver sur Internet (comme ici) ne sont pas seulement vouées à l’échec, mais marquent une incompréhension de l’esprit dans lequel l’entique a été pensé.
À noter, enfin, que les Huorns, arbres à mi-chemin entre l’Ent et l’arbre normal, peuvent comprendre l’entique et, utilisant sans doute ce langage, se faire comprendre des gardiens de la forêt.
Pour aller plus loin, je ne peux vous proposer que l'article de H. Fauskanger qui a partiellement inspiré cette partie, ainsi qu’une petite page descriptive de l’entique. Mais si vous voulez connaître mieux les Ents, dont bien des caractéristiques fascinantes ont été tues ici (je ne vous ai pas parlé des yeux des Ents…), lisez Le Seigneur des Anneaux, où l’on fait leur connaissance.
morimaite-sincahonda
Les autres
Nous présenterons ici les quelques langues ébauchées, voire simplement mentionnées par Tolkien.
Le mágol
Ce langage a d’abord été appelé « ancien mágo » ou simplement « mágo », vraisemblablement proche de l’adûnaïc car parlée par la maison de Hador, chez les Humains. Plus tard, cette langue sera renommée « Mágol », avec quelques mots de vocabulaire comme « lún », « sombre(ur) » ou « Bolg » (fort), vraisemblablement inspiré de la langue hongroise, teinté d’influences elfiques. Tolkien a brièvement prévu d’en faire une/la langue des Orcs, mais c’est une idée qu’il a écartée par la suite.
On notera quand même l’influence du mágol « Bolg », devenu le nom d’un chef orc dans Le Hobbit, rédigé quelques temps plus tard ; certains rapprochent également le mot « mágol » du noldorin « magol » (épée).
Plus de trace du mágol, autrement, si ce n’est quelques mots ressemblant au Hongrois, et quelques brouillons non-publiés par Christopher Tolkien (source). Seul l’avenir nous donnera de nouveaux éléments sur cette langue oubliée .
La langue des grives
Les grives sont des oiseaux de plumes blanches et marron qui jouent un rôle plutôt important dans l’histoire du Hobbit. Cependant, pour le comprendre, il nous faut un peu détailler le scénario de ce conte.
Le royaume nain d’Erebor, construit sous la montagne de même nom, a été dévasté et pris par un dragon, Smaug, qui convoitait ses richesses. Une compagnie de 13 Nains cherche à tuer Samug et rebâtir le royaume nain : elle est accompagnée du Hobbit Bilbon Sacquet, recruté comme cambrioleur. Une fois la compagnie arrivée à la montagne, Bilbon est envoyé en reconnaissance et voit une faille dans l’armure du dragon.
C’est là qu’intervient la grive : elle comprend, comme certain de ses semblables, le Westron, et elle entend Bilbon faire son rapport aux Nains, décrivant la faiblesse de Smaug. Lorsque ce dernier décide d’attaquer le village humain à proximité de la montagne (Lacville), la grive indique la faiblesse de Smaug à un archer, Bard. Ledit Bard, comme tous les habitants de Lacville, comprend le langage de la grive, fait mouche et tue le dragon.
À la suite de cet épisode, la grive vient prévenir les Nains de la mort de Smaug, mais ces derniers ne comprennent pas l’oiseau ; dépité, ce dernier va chercher un corbeau pour traduire, corbeau qui annonce la nouvelle aux Nains.
Oui, c’est un conte pour enfants . Et il est superflu de vous dire que Tolkien n’a donné pour ainsi dire aucune description sur ce langage, que serait de toutes façons difficile à transcrire en notre alphabet.
Le langage des Wargs
Les Wargs sont une race de loups géants, capables d’être montés par des Orcs : ils sont surtout mentionnés dans Le Hobbit, pourchassant la compagnie des Nains ― mais cela n’a pas empêché Peter Jackson de n’en faire qu’à sa tête et les utiliser dans Le Seigneur des Anneaux !
Les Wargs sont des êtres intelligents, malgré leur méchanceté et leur sauvagerie : ils ont un langage que Gandalf arrive à comprendre, et que Bilbon trouve terrible, à l’image de leurs locuteurs.
Mais, à nouveau, nous n’avons pas d’autres informations.
Ici arrive la fin du chapitre sur les langues marginales de Tolkien, quelquefois à peine esquissées, mais toujours fondées sur une idée particulière, quelquefois terrible (warg), grandiose (valarin) ou poétique (entique).