Les telerins, langues discrètes

Le mot « telerin », avant de désigner des langues, caractérise un peuple elfique : il désigne ceux qui ferment la marche des Elfes vers Aman (du quendien primitif TEL : fin) ― en d’autres mots, ce sont les traînards, qui correspondent à la troisième tribu (les Nelyar). Cependant, à force de s’éterniser, les Teleri se sont eux-mêmes divisés en plusieurs groupes : les uns refusant d’aller plus loin, les autres continuant à vouloir migrer en Aman.

Ainsi, le telerin commun est le dénominateur commun linguistique de tous groupes, tandis que le telerin (tout court) est la langue de ceux qui sont finalement arrivés en Aman, bien tard. Quant aux langues des Teleri qui ne sont pas arrivés en Aman, nous les étudierons dans la partie suivante.

Les deux langues étudiées dans cette partie : au menu, telerin et… telerin !
Les deux langues étudiées dans cette partie : au menu, telerin et… telerin !

Comme le dit le titre de ce chapitre, les telerins sont des langues discrètes, à l’image de leurs locuteurs : on ne croise aucun des Teleri d’Aman dans le Seigneur des Anneaux, assez peu dans le Silmarillion (ils sont surtout les victimes d’un massacre : la tuerie d’Alqualondë), et j’aurais du mal à vous nommer un seul membre de cette peuplade… Et, malgré tout cela, le telerin est la troisième langue la plus développée par Tolkien, après le quenya et le sindarin : il y a de la matière, comme vous voyez !

On y va :D ?

Le telerin commun, chaînon non-maquant

Comme dit plus haut, le telerin commun est donc l’ancêtre de toutes les langues de la troisième tribu elfe, celle des Nelyar. On ne sait pas exactement quand cette langue a commencé à émerger, car il semble que les premières différences par rapport aux autres parlers elfiques datent même d'avant la marche vers Aman ; au contraire, on sait que le telerin commun meurt lors de sa scission en plusieurs descendants : le telerin, le sindarin et le nandorin.
Le statut du telerin commun est donc extrêmement transitoire, et il n’est important qu’en tant que transition. D’où sa conceptualisation assez tardive par Tolkien, lorsque l’arbre des langues elfiques s’est révélé suffisamment précis pour nécessiter un tel état intermédiaire. Et d’où, également, la faible densité de cette partie.

Le telerin commun voit un certain nombre de modifications phonétiques qui se répercuteront sur les langues qui en descendent.
Le plus connu est la transition kw>p : cela signifie que le son /kw/ (écrit « qu ») se mue en son /p/ : ainsi donc, la racine commune KWENED (Elfe) donne « pendë » en telerin1 et « peneð » en sindarin ; au contraire, en quenya (qui ne descend pas du telerin commun), l’équivalent est « Quendë ». D’autres changements sont également relatés comme la suppression de la première voyelle non-accentuée (TURUM, bouclier → « trumbë » en telerin), quelques changements de diphtongues (eu → iu), ou la conversion d’une semi-voyelle (/j/) en voyelle (/i/).


  1. Ce mot sera rapidement désuet, en raison de sa proximité avec des mots du radical PEN, qui signifie « le nécessiteux, le pauvre ».

Le telerin (tout court), pour les retardataires

De nombreuses références sont ici faites à la partie précédente, sur le quenya : il est extrêmement conseillé de l’avoir lue récemment, pour l’avoir bien en tête.

Contexte interne

Comme vu plus haut, le telerin est donc la langue des Elfes arrivés les derniers en Aman (aussi appelé Falmari d’après les Étymologies) : il n’est donc pas rare de voir cette langue appelée « telerin amanyar » (c’est-à-dire d’Aman).
Le peuple des Falmari a donc été en contact avec les Vanyar et les Ñoldor, et cela a contribué à tisser des liens étroits entre le quenya (surtout ñoldorin) et le telerin. Ainsi donc, le telerin est intercompréhensible avec le quenya, au point même d’être considéré, quelquefois, comme un dialecte du quenya. D’autre part, le quenya a emprunté quelques mots au telerin, notamment « tel(e)pë » (argent), remplaçant avantageusement « tyelpë » : ainsi, les locuteurs quenya préfèrent généralement l’appellation « Telperion » (plutôt que « Tyelperion ») pour désigner un Arbre de Valinor, et « Teleporno » pour désigner le mari de Galadriel. D’autres emprunts sont suggérés, mais de manière plus hypothétique.

Contexte externe

D’un point de vue externe, la langue telerine a été développée a plusieurs reprises par Tolkien, à des moments différents de son élaboration des langues elfiques. L’un des essais les plus diserts sur la question (lisez-le) distingue 4 étapes de développement :

  1. Les années 1920–1925 ;
  2. Les Étymologies, datant environ de 1938 ;
  3. L’essai linguistique Quendi and Eldar, écrit vers 1960 ;
  4. De nombreux autres essais rédigés vers la fin des années 1960.

Grâce à tout cela, on dispose donc d’un lexique assez touffu et hétérogène, notamment composé de nombres et de noms propres. On ne dispose que de quelques phrases en telerin, issues principalement de l’essai Quendi and Eldar.

À partir de ces éléments, on peut donc commencer à essayer de mieux comprendre les caractéristiques du telerin !

Description linguistique

Phonologiquement, le telerin se démarque d’autres langues elfiques par l’absence de certains sons, comme le /v/1, le /z/ ou /ð/ : ils sont alors remplacés par d’autres sons (« avá » → « abá », etc.). De même, les mutations phonologiques sont multiples : non seulement les héritages du telerin commun, mais aussi quelques changements de son cru, comme la simplification de certaines diphtongues (ou → ó, etc.), le rajout de certaines voyelles (« tanklā » → « tancula »), et d’autres encore. À noter aussi la présence de certaines tendances conservatives, comme la sauvegarde du groupe de consonnes kt (à partir de HEK, « hecta » en telerin, contre « hehta » en quenya), etc.
Toutes ces caractéristiques phonologiques, d’après David Salo, contribuent à faire du telerin une langue ressemblant beaucoup au latin, même plus que le quenya (pourtant appelé « latin-elfique ») !

Au niveau des déclinaisons, on remarque quelques convergences avec le quenya, notamment les marques du génitif (-o) et du datif (-n). De même, le pluriel se note par l’ajout d’un -i, mais cette fois-ci pour tous les mots. Alors que selon les règles en quenya (ñoldorin du moins), le pluriel de « Ello » serait « Ellor », en telerin c’est « Elloi ». Autre ressemblance modérée : l’allatif se note -na en telerin, au lieu de -nna en telerin. Enfin, ce qui différencie nettement les deux langues sus-cités, c’est l’absence des cas possessif et instrumental en telerin, signifiés alors par d’autres constructions (particule « má » pour l’instrumental, etc.).
Pour ce qui est des conjugaisons, le corpus que l’on a semble indiquer une forte ressemblance avec les temps (aoriste, présent, etc.) et les marques de ces temps avec le quenya. Il en va de même pour les pronoms et les adjectifs : peu sont attestés, mais ils sont plutôt ressemblants.

Pour bien vous rendre compte de ce que donne cette ressemblance quenya-telerin dont il est question, je vous propose de comparer la fameuse salutation quenya du Seigneur des Anneaux : « Elen síla lúmenn' omentielvo » et son équivalent telerin : « él síla límena vomentienguo ».

Le néo-telerin : reconstruction, imagination

Avec des éléments aussi divers et aussi riches, il est naturel que d’autres, après Tolkien, aient cherché à développer davantage cette langue discrète (mais pas sans charmes).

L’un d’entre eux a été le linguiste D. Salo, que l’on ne présente plus, avec son essai « Sur le telerin » (rédigé, il semblerait, en 2005, mais conceptualisé plus tôt) : après avoir longuement décrit les caractéristiques du telerin, l’auteur propose des déclinaisons et des conjugaisons. À l’aide de cela, il a rédigé une traduction de Namárië (poème quenya) en telerin.
Le problème, c’est qu’un certain nombre de ses hypothèses sont fausses, tant en terme de lexique (« galada » au lieu de « galla », arbre) que de construction (cachez cet instrumental qui ne saurait exister). Ainsi, d’autres personnes ont repris le poème et l’on retravaillé : V. Velasco et R. Derdzinski, dont les deux versions sont comiquement dissemblables. Il y a d’ailleurs fort à craindre qu’avec de nouvelles publications sur les langues elfiques, ces deux essais deviennent à leur tour obsolète…

Malgré tout, la poésie telerine a encore de beaux jours devant elle, comme le montre ces quelques écrits glanés sur l’Internet :

Faut-il préférer l’esthétique à l’exactitude ;) ?


  1. Malgré l’absence du son /v/, la lettre v est utilisée pour signifier le son /w/.


Ainsi en est-il des deux telerins, tous deux très discrets, et pourtant maillons nécessaires à la meilleure compréhension de la linguistique elfique :) .

Le chapitre suivant marquera la fin de notre pérégrination le long de l’arbre des langues, avec les deux autres descendants du telerin commun : le sindarin et le nandorin.