Le premier chapitre de cette partie porte sur la troisième maison des Edain, celle de Hador, dont la descendance linguistique fut sans doute la plus prolifique.
Cette maison arriva au Beleriand sous le commandement de Marach, ce qui lui vaut quelquefois le nom de « maison de Marach ». Une fois dans ces terres du Beleriand, les Edain de cette maison rencontrèrent les Elfes luttant contre Morgoth, et se mirent au service de l’un d’eux, l’Elfe Fingolfin. La maison de Hador s’illustra alors par de nombreux exploits, contés dans le Silmarillion et Les Enfants de Húrin.
C’est notamment de cette maison qui donna naissance à Eärendil, humain qui voyagea jusqu’en Aman pour supplier les Valar de vaincre Morgoth une fois pour toutes ― ce que lesdits Valar firent. Son fils Elros devint le premier roi de l’île de Númenor et y perpétua l’héritage de la maison de Hador, notamment d’un point de vue linguistique.
La submersion de Númenor durant le Deuxième Âge ne mit pas un terme à cet héritage, car la langue númenoréenne survit encore à travers les survivants, devenant l’une des langues les plus utilisées en Terre du Milieu, par de nombreuses races différentes.
Je vous propose donc de détailler ces multiples évolutions de la langue de la maison de Hador, et vous verrez que vous serez surpris !
Un bon début : le taliska
Le taliska est la première langue humaine inventée par Tolkien et, à ce titre, très marquée par les langues qu’il étudiait à cette époque. C’est pourquoi l'on décrit généralement le taliska comme une langue avec des caractéristiques très germaniques, et ressemblant notamment au gotique, langue médiévale qui a intéressé Tolkien à un temps ― il a même griffonné quelques écrits dessus, comme une inscription autobiographique ou un poème.
Tolkien a beaucoup hésité sur le statut du taliska (langue de telle ou telle maison), et a même ébauché un système de runes à leur intention, les skirdataila. Il est également difficile de connaître ses considérations sur cette langue à la fin de sa vie, puisque le taliska n’est guère mentionné dans ses écrits tardifs.
Ce que l’on semble pouvoir dire, ceci dit, c’est que durant un temps, les maisons de Bëor et de Hador ont marché ensemble, bien avant d’arriver au Beleriand : c’est quelquefois cette langue commune que l’on appelle taliska, qui a dû subir l’influence de certains peuples, comme les Nains ou certains Elfes (Avari ou Nandor). Mais, au bout d’un moment, les maisons de Bëor et de Hador se sont séparées. Cette histoire explique donc les similarités et les différences entre le parler de ces deux maisons.
Du taliska parlé spécifiquement parlé par la maison de Hador, on en connaît malheureusement très peu, à peine deux malheureux mots : lesdites skirdataila et « widris » (sagesse), qui est remplacé par « Nóm » (bëorien, et non hadorien) dans les textes ultérieurs.
Christopher Tolkien précise dans le cinquième volume de History of Middle-Earth qu’une grammaire de taliska existe, et d’après d’autres sources, elle ferait 272 pages… Mais elle n’est toujours pas publiée à l’heure où j’écris ces lignes, et je suis bien le premier frustré de ne pas pouvoir vous en dire plus .
L'adûnaic, splendeur et déclin de Númenor
Contexte externe : comment connaît-on l’adûnaic ?
Avant de nous lancer dans l’histoire et la description de cette langue, je vous propose d’examiner un bref instant les documents dont l’on dispose pour en parler.
D’après H.K. Fauskanger, Tolkien conçut l’adûnaic après la Seconde Guerre Mondiale, c’est-à-dire environ 10 ans avant la publication du Seigneur des Anneaux, avec une optique différente des langues elfiques : il s’agissait ici de capturer par cette langue le style des parlers sémitiques (arabe, hébreu, akkadien, etc.). À ce titre, on peut comparer l’adûnaic à la langue des Nains ou à celle de Sauron.
C’est surtout par les publications de Tolkien fils que l’on connaît l’adûnaic, puisque dans le neuvième tome de History of Middle-Earth, il publie deux essais majeurs sur la question :
- Les Notion Club Papers, écrit inachevé qui décrit comment une personne de notre monde, Alwin Lowdham, se retrouve transportée par ses rêves à l’époque de Númenor.
- Le rapport de Lowdham sur la langue adûnaique (couramment appelé Lowdham’s report), brouillon décrivant de manière très systématique (comme une grammaire) ladite langue, ce qui est quelque chose de tout à fait inédit dans les écrits de Tolkien (on n’a jamais eu ça pour les langues elfiques, par exemple). Malheureusement, le rapport s’arrête avant de parler des verbes, ce qui rend le propos bien plus incertain quant à la conjugaison… Elle a été amplement disséquée dans le journal Vinyar Tengwar, au numéro 24, analyse disponible ici en français.
Après ces documents, il semble que Tolkien n’ait pas écrit de document majeur sur cette langue : quelques autres sources mineures, rassemblées sur cette page, comme par exemple les noms des rois de Númenor, qui montrent quelques disparités par rapport à l’adûnaic des Notion Club Papers. Tout cela a permis de constituer plusieurs lexiques d’adûnaic :
- Celui de H. Fauskanger ;
- Celui publié dans le Vinyar Tengwar n°25, qui reste une référence majeure sur l’adûnaic à l’heure actuelle.
- Vous pouvez bien sûr retrouver tout cela dans Eldamo, qui reste une référence de base.
Histoire interne
Comme dit plus haut, c’est par le marin Eärendil, qui alla quémander l’aide des Valar pour mettre fin à l’oppression de Morgoth, et par son fils Elros, premier roi de Númenor, que le taliska perdura à travers l’adûnaic ("adounaïque", /aduːnaic/), une des langues númenoréennes.
Ce qu’il faut bien saisir, c’est qu’il n’y a pas qu’une seule langue à Númenor : c’est effectivement l’adûnaic qui est utilisé par le peuple dans les échanges quotidiens (alias langue vernaculaire), mais les langues elfiques étaient bien connues de la noblesse : ainsi, le sindarin et le quenya (dialecte livresque, bien entendu) étaient aussi utilisés. Par exemple, le nom officiel des rois de Númenor était initialement en quenya : Elros prit le nom de Tar-Minyatur (le premier roi), etc. En raison de cette proximité, l’adûnaic adopta quelques mots et quelques caractéristiques des langues elfiques (comparer l’adûnaic « adûn » et le sindarin « dûn », etc.).
Mais cette situation ne dura guère. En effet, les Númenoréens, obsédés par la peur de la mort, commencèrent à jalouser les autres Enfants d’Ilúvatar, les Elfes : tant et si bien que les langues elfiques furent bannies du sol de Númenor par un décret royal, et les noms officiels des rois traduits en adûnaic : Tar-Herunúmen devint donc Ar-Adûnakhôr, etc.
Le faste de Númenor termine sous le règne d’Ar-Pharazôn, qui envoya une flotte en Aman pour défier les Valar : ladite flotte, ainsi que l’île de Númenor, fut engloutie par un cataclysme, et il n’y eut guère que quelques survivants (certains hostiles aux Elfes, d’autres noms) qui s’établirent en Terre du Milieu.
On s’accorde généralement à décrire trois périodes dans le développement la langue adûnaique :
- La période ancienne, correspondant sans doute à ce que certains décrivent comme de l'adûnaic primitif, allant de la fondation de Númenor au Vème siècle du Deuxième Âge. Il devait sans doute être très ressemblant au taliska ;
- La période moyenne, du Vème au XXème siècle du Deuxième Âge ;
- La période classique, celle amplement décrite par Tolkien, allant du XXIème siècle du Deuxième Âge à la submersion de Númenor.
Intermède : quid de l’écriture ?
Cette question est un détail : vous n’êtes pas obligés de la lire. Je vous incite cependant à la lire, car c’est une question pleine de leçons.
Avant d’aller plus loin, je voudrais m’arrêter sur un point assez peu abordé : quel système d’écriture les Númenoréens utilisaient-ils pour l’adûnaic ?
Spontanément, j’aurais tendance à désigner les tengwar, très populaires, qui comportent un mode dit "númenien". D’ailleurs, le Seigneur des Anneaux précise bien :
Pourtant, ce n’est pas si simple : Christopher Tolkien indique dans ses commentaires sur le Lowdham’s report :
Il y aurait donc une écriture adûnaïque ? C’est du moins ce que pense A. Luyendijk, qui a conçu une écriture spécialement pour l’adûnaic, l’adunaroth, expliquant cette dernière par le dégoût des Númenoréens pour les Elfes (du moins à la fin de Númenor).
Comme vous voyez, on arrive à deux versions vraisemblablement contradictoires : d’un côté, plutôt un emprunt de l’écriture des Elfes ; de l’autre, quelques indices pour une écriture spécifiquement adûnaïque. Cela illustre fort bien les dilemmes que l’on peut rencontrer dans l’étude approfondie des textes de Tolkien.
Du coup, que faire ? D’aucuns trancheront pour la première solution, car le Seigneur des Anneaux est plus tardif que le Lowdham’s Report ; d’autres préféreront la deuxième solution ; d’autres encore n’oseront pas trancher.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas une bonne réponse évidente …
Description linguistique
Phonologie
Pour aborder la phonologie de l’adûnaic, je vous propose d’écouter le texte sur cette page et, par exemple, le comparer à certains textes en langues elfiques disponibles ici (lu par Tolkien).
On remarque l’utilisation plus importante de consonnes comme /k/, /g/ ou /x/, voire même de la combinaison de ces sons : « unakkha » ou « azaggara » par exemple. À noter également la présence de coups de glotte, utilisé dans les langues sémitiques, dans quelques entrées du lexique adûnaic. Dernière curiosité, le son /v/ n’existe pas, la lettre v notant le son /w/.
Les utilisations des voyelles sont globalement simples, avec la présence des 5 voyelles habituelles : /a/, /e/, /i/, /o/, /u/, et leurs équivalents longs, marqués par un accent circonflexe ^ ou un macron ¯, selon la fantaisie du transcripteur.
Point remarquable, ceci dit, noté par Fauskanger : la rareté de diphtongues, c’est-à-dire de deux voyelles consécutives, souvent converties en un seul son (ai → ê, au → ô).
Noms
Les informations les plus complètes que l’on ait portent sur le nom et ses déclinaisons, via le Lowdham’s report. Il existe en fait plusieurs versions de ce rapport, dont une version plus ancienne, qui prévoyait par exemple 5 cas dans les déclinaisons, au lieu de 3 dans la dernière version. Nous n’exposerons ici que la version la plus récente des informations, mais le reste est disponible sur Tolkiendil, en français.
Les noms, comme dans beaucoup de langues sémitiques1, sont organisés en racines, c’est-à-dire en groupe de consonnes associées à un sens : par exemple, la racine GML est associé à l’étoile. On fait ensuite varier les voyelles autour de ces consonnes, pour obtenir des sens différents : ainsi, on trouve « gimli » (étoile)2, « gimil » (toutes les étoiles) ou encore « igmil » (forme ressemblant à une étoile). Vous noterez également que les mots précédents comportent toujours la voyelle i : ce n’est pas un hasard. À chaque racine est associée une voyelle dite caractéristique qui aide à l’identification et la construction des noms (ici le i, mais ce peut être a, u, etc.).
Forts de cela, commençons .
Les noms, en adûnaic, varient en nombre, au nombre de trois. On trouve :
- Le singulier, que l’on connaît ;
- Le pluriel, aussi connu. Il se forme par le suffixe -î pour les noms dits faibles (« batân » → « batâni ») ou par le remplacement de la dernière voyelle de la racine par î (« zadan » → « zadîn ») pour les noms forts.
- Le duel, fréquent dans les langues sémitiques, utilisé dans les cas suivants :
Il se forme avec le suffixe -at, peu importe que le nom soit fort ou faible.
Attends, tu nous parles de noms forts et faibles, mais c’est quoi cette histoire ?
Les noms sont divisés en deux classes différentes : fort et faible. L’appartenance à l’une des deux classes conditionne la façon dont le nom est modifié, que ce soit par le pluriel (comme ci-dessus) ou les déclinaisons. Il faut bien retenir que cette catégorisation fort/faible est, à ma connaissance, purement arbitraire (aucun moyen de déterminer si le nom est fort ou faible) et non-cumulative (un nom ne peut pas être fort et faible à la fois). C’est une distinction que l’on retrouve souvent, par exemple, dans les langues germaniques (ancien anglais) et celtiques (gaélique).
Par ailleurs, les noms ont également un genre, parmi les quatre possibles :
- Le masculin,
- Le féminin,
- Le neutre,
- Le commun.
Le genre grammatical est fortement associé au genre biologique (un homme sera masculin, etc.), et le commun est utilisé pour considérer des peuples ou des animaux sans sexe précis (« anâ » les humains). H.K. Fauskanger indique que certaines caractéristiques du mot peuvent permettre de déduire son genre (par exemple, finir en « -a » ou « -â » pour le genre commun, etc.).
Enfin, le nom se décline … Fort heureusement il n’a que trois cas :
Le cas normal
Cela correspond à la forme de base du nom. Ce cas est associé à plusieurs fonctions :
- Il peut marquer le sujet, quand il est immédiatement suivi du verbe accordé en nombre et en personne (c’est-à-dire qu’on a un marqueur spécifique pour la 3ème personne du singulier au masculin, etc.) ;
- Ce cas peut être associé à la fonction de C.O.D. ;
- On l’utilise, associé à la particule « an » pour exprimer le complément du nom, c’est-à-dire la possession (« c’est la voiture de Marc ») ou l’origine (« C’est une voiture du Japon »). Ainsi, on a « an-Adûn » (de l’Ouest) ou « Narîka ’nBâri » (les aigles des seigneurs). Vous remarquez dans le dernier exemple que la première lettre de « an » disparaît : on laisse donc une majuscule au début du vrai mot (ici « Bâri »), histoire de bien faire la différence entre la particule et ledit mot ;
- Il peut marquer le prédicat, c’est-à-dire l’attribut du sujet, quand le verbe être est sous-entendu : ainsi, dans la phrase « Ar-Pharazônun Bâr ’nAnadûn » (Ar-Pharazôn (est) seigneur de Númenor), « Bâr » est au cas normal.
Le cas sujet
Le cas sujet, ou subjectif, n’est utilisé que dans deux buts :
- Il sert à marquer le sujet : auquel cas, le verbe qui le suit n’est pas forcément accordé en nombre et en personne (souvent il l’est). Une telle construction semble mettre l’emphase sur le nom (« ce fut… qui… ») ;
- Utilisé pour servir de sujet dans le cas d’une phrase où le verbe être est sous entendu. Pour reprendre l’exemple plus haut : « Ar-Pharazônun Bâr ’nAnadûn » (Ar-Pharazôn (est) seigneur de Númenor), « Ar-Pharazônun » est au cas sujet.
Le cas sujet se marque généralement par un suffixe, qui diffère selon les caractéristiques du nom :
Masculin | Féminin | Commun | Neutre | ||
---|---|---|---|---|---|
Fort | Faible | ||||
Singulier | -un | -in | -(a)n | Ajout final d’un a | -a |
Duel | -at | ||||
Pluriel | -im | -(y)a |
Quelques remarques sur ce tableau :
- « Ajout final d’un a » (singulier, noms neutres forts) : il s’agit d’introduire un a entre la deuxième et la troisième consonne de la racine. Ainsi : « zadan », au cas normal, donne « zadaan » (non-attesté) et donc « zadân » au cas sujet ; « khibil » donne « khibail » (non attesté) et donc « khibêl » (par les modifications indiquées plus haut) ; « huzun » devient « huzaun » (non attesté) et donc « huzôn ».
- L’autre remarque est sur les terminaisons du duel (-at). Quand les noms terminent par une voyelle, on adjoint la semi-voyelle correspondante pour faire la jonction avec la terminaison -at. Mmmh, ce n’est pas clair ? Voyez plutôt : « gimli » (normal singulier) → « gimliyat » (duel subjectif) ; « nilu » (normal singulier) → « niluwat » (duel subjectif). L’autre manière de construire le duel subjectif est simplement de supprimer la dernière voyelle et d’adjoindre -at : ce qui donne respectivement « gimlat » et « nilat ».
Le cas objet
On l’appelle aussi « objectif », et il est plus simple que le subjectif. Tout d’abord, il n’existe qu’au singulier ; ensuite, il n’apparaît que dans les expressions ou les mots composés.
La façon de le marquer est simple : soit on remplace la dernière voyelle par un u (« zadan » → « zadun »), soit on rajoute ce même u en terminaison (« bâr » → « bâru »).
On utilise ce cas quand, dans une expression, quelqu’un subit l’action. Par exemple, dans le nom adûnaic d’Eärendil « Azrubêl » (celui qui aime la mer), la mer (« azra ») est aimée, c’est elle qui subit l’action : elle est donc au cas objet (« azru »).
Voilà pour les noms : il y a, forcément, bien plus à dire. Je vous redirige donc, pour en savoir plus vers l'article du Vinyar Tengwar sur le sujet (en français) ou, mieux, vers l’écrit de Tolkien lui-même sur le sujet, dans le neuvième tome de History of Middle-Earth, nommé Sauron Defeated (en anglais uniquement).
Verbes
Comme dit plus tôt, Tolkien nous a laissé bien peu d’écrits sur les verbes, si ce n’est une feuille griffonnée et à moitié illisible, qui permet d’établir les points suivants.
Tolkien distingue 3 types de verbes :
- Les verbes à base biconsonantique, c’est-à-dire dont la racine est formée de deux consonnes : Tolkien, dans ses brouillons, donne « kan » (tenir) pour exemple ;
- Les verbes à base triconsonantique, comme « kalab » (tomber) ;
- Les verbes dérivatifs, plus complexes, comme « azgara » (faire la guerre).
Le type de verbe conditionne la manière dont il se conjugue, bien entendu.
Les brouillons de Tolkien font également mention des 4 temps du mode indicatif :
- L’aoriste, temps qui correspond, aux dires de Tolkien, au présent en anglais « mais employé plus souvent comme présent historique ou passé de narration » ;
- Le présent continuatif, qui semble désigner une action en cours dans le présent ;
- Le passé continuatif ;
- Le passé, dont la signification varie, selon que l’aoriste désigne une action passée ou non.
Tolkien n’est pas clair sur le futur, qu’il dit tour à tour comme signifié par l’aoriste, ou par un auxiliaire.
Chacun de ces temps a, bien sûr, se forme différemment, mode de formation que l’on décrit des écrits adûnaic des Notion Club Papers, comme le montre cette analyse, que je vous invite à lire si le sujet vous intéresse.
Il existe également d’autres modes que l’indicatif : Tolkien parle d’un subjonctif et d’un optatif (signifiant le souhait), et l’on suspecte l’existence d’un impératif, par la phrase « Bâ kitabdahê ! » (Ne me touche pas), on trouve aussi quelques participes passés, etc.
Par ailleurs, comme dit plus haut, le verbe peut s’accorder en nombre et en personne. Par exemple, dans « Ûrid yakalubim ! » (Les montagnes tombent), le « ya- » marque que le sujet, « ûrid », est un nom de genre neutre et le « -m » final marque le pluriel.
On n’a malheureusement pas, à cause d’un corpus trop restreint, accès à tous les marqueurs pronominaux (comme « ya- »), ce qui rend les reconstitutions difficiles.
Pour continuer l’étude des verbes, je vous conseille à nouveau l’étude publiée dans le Vinyar Tengwar n°24, ainsi que l’étude de H. Fauskanger, qui en diverge en certains points. Tout est en français.
Aller plus loin
J’ai semé à votre intention de nombreux liens durant cette partie, pour que vous puissiez approfondir l’étude de l’adûnaic, notamment des lexiques et des grammaires. Vous pouvez aussi retrouver une analyse détaillée de chaque version du plus grand texte adûnaic que l’on ait, Akallabêth, sur cette page (en anglais). C’est extrêmement bien expliqué et permet de dépasser le stade purement théorique de l’apprentissage.
Au niveau des revues spécialisées, comme assené plusieurs fois, les Vinyar Tengwar 24 et 25 sont intéressants : le premier pour sa grammaire (intégralement traduite ici), l’autre pour son dictionnaire (en français ici). Bien sûr, mis à part ça, le mieux est d’acheter le neuvième tome de History of Middle-Earth (seulement disponible en anglais) pour pouvoir lire les Notion Club Papers et les éléments du Lowdham’s report. Enfin, on trouve aussi quelques mentions de l’adûnaic dans le Vinyar Tengwar n°42 et dans le Parma Eldalamberon n°17, mais rien de bien décisif.
L’histoire de Númenor est racontée en de nombreux récits de Tolkien, notamment avec un récit dédié dans le Silmarillion (Akallabêth), ainsi qu’une description détaillée dans les annexes chronologiques du Seigneur des Anneaux. Númenor est également abondamment décrite dans les Contes et légendes inachevés.
Voilà qui vous fait de la lecture !
Néo-adûnaic
Avec une grammaire aussi encourageante, d’autres ont cherché à développer davantage la langue adûnaique : je n’en ai guère trouvé beaucoup, mais ils existent !
Travail de T. Renk
Le plus grand travail sur l’adûnaic a été effectué par l’allemand Thorsten Renk, dans son cours d’une quarantaine de pages Ni-bitha Adûnâyê (reconstruction pour « Je parle adûnaic »), disponible ici en français. C’est à partir de ce bagage théorique que Renk a par exemple écrit un poème en néo-adûnaic (sur Eärendil, justement), et j’ai même trouvé un cours correspondant sur Memrise.
Disons-le franchement : ce cours est critiquable, tant par son contenu que par sa traduction. D. Giraudeau y a consacré quelques pages de sa critique générale : lisez-les (partie 2.2.5.). Ce qui revient souvent, c’est que Renk semble s’être trop basé sur l’analyse de Fauskanger, au mépris quelquefois des écrits même de Tolkien (par exemple sur le duel) ; généralement, les doutes sont comblés par des adaptations depuis les langues elfiques, ce qui certes recevables mais à pratiquer avec modération et rigueur. Enfin, certains éléments des premiers brouillons de Tolkien sur l’adûnaic sont inclus, mais de manière assez désordonnée. Par exemple, on peut lire « Nê-nam nûphât » (nous sommes fous, au duel), décomposé de la manière suivante :
- « Nê » : nous, attesté ;
- « -nam » : suffixe pour « être », attesté uniquement dans le premier brouillon de Tolkien ;
- « nûphât » : forme duelle de « nûph », existante telle quelle chez Tolkien.
Le premier problème, c’est l’utilisation de « -nam » alors que, dans les brouillons ultérieurs, le verbe être est généralement sous-entendu, avec le sujet au cas sujet et le prédicat (= attribut du sujet) au cas normal (cf. « Ar-Pharazônun Bâr ’nAnadûn », Ar-Pharazôn (est) seigneur de Númenor). Le deuxième problème vous frappera quand vous verrez l’utilisation que Tolkien fait de « -nam » :
« batânî rôkhî-nam », très littéralement « les routes tordues-sont »
Vous observez que « -nam » ne se fixe pas après le sujet, mais après le prédicat. Une forme un peu moins invalide de cette phrase serait donc sans doute « Nê nûphât-nam ».
Ce n’est pas une faute primordiale en soi, mais je trouve qu’elle illustre bien les maladresses possibles avec de telles reconstructions.
C’est pourquoi je vous déconseille d’adopter cette version de néo-adûnaic.
Les néo-adûnaics de Middle-Earth Role Playing
Le jeu Middle-Earth Role Playing a été l’occasion de développer davantage l’adûnaic, tout comme d’autres langues de Tolkien (avarin, nandorin, etc.). Des dialectes de l’adûnaic ont été inventés, comme l'amazonaic (dont les locutrices sont des… Amazones) ou encore l'adûnaic noir.
Il s’agirait de l’adûnaic parlé par les Númenoréens hostiles aux Elfes, après la submersion de Númenor : en fait, c’est quelque chose qui ne trouve pas du tout sa place dans le monde pensé par Tolkien (voir ici pour une justification diserte). Malgré tout, ça n’a pas empêché Iron Crown Enterprise de créer des variétés de cet adûnaic noir, fusion entre l’adûnaic classique et les langues non-edainiques.
Bref, encore une fois, la fidélité par rapport au matériau de base n’est pas trop au rendez-vous…
Divers
Pour finir, j’ai également mis la main sur un lexique néo-adûnaic par Lambendil, Erdechil et dreamingfifi. Les pronoms reconstruits semblent en phase avec le cours de T. Renk, alors il y a peut-être inspiration.
-
Et comme en khuzdul, langue des Nains.
↩ -
Comme le prénom d’un certain Nain dans le Seigneur des Anneaux . En effet, les Nains utilisaient, avec des non-Nains, des prénoms non-nains.
↩
Le westron, langue commune
Le westron est un cas un peu particulier parmi les langues de Tolkien : ce doit facilement être l’un des langages, sinon le langage le plus parlé en Terre du Milieu au Troisième Âge, mais on n’en sait quasiment rien, si ce n’est une centaine de mots isolés.
Histoire interne
Le westron naît à partir de l’adûnaic, lorsque les Númenoréens fondent des colonies en Terre du Milieu : au fil du temps, le langage de ces Númenoréens, l’adûnaic, commence à s’hybrider avec les langues humaines locales, formant donc le westron. À la submersion de Númenor, l’adûnaic s’est à peu près éteint, délaissé par les quelques survivants ; au contraire, le westron prend de l’ampleur et devient la langue véhiculaire (utilisée pour communiquer entre peuples différents, pour le commerce, par exemple) des royaumes humains (Arnor, Gondor). Peu à peu, au cours du Troisième Âge, cette langue se répand même au-delà de simples humains, et devient parlée, ou au moins connue, de nombreux peuples : Elfes, Nains (qui l’utilisèrent fort couramment), et même Orcs et Trolls !
Cette langue devint aussi celles des Hobbits, petits êtres humanoïdes connus pour leur rôle dans le Hobbit ou le Seigneur des Anneaux. S’ils avaient une langue avant le westron, cette dernière fut oubliée : on se souvient, à l’époque de la guerre de l’Anneau, uniquement du dialecte hobbitique, qui est une version rustique du westron, à la différence de celui parlé en Gondor, par exemple, davantage archaïque.
Mais, faites bien attention : le fait que le westron soit la langue des Hobbits n’est pas anodin. En effet, ce sont eux qui sont censés avoir écrit le récit du Hobbit ou du Seigneur des Anneaux : c’est-à-dire que le westron est la langue originale de ces manuscrits. Tolkien, pour être conforme à ce fait, déclare qu’il n’a fait que traduire les manuscrits des Hobbits du westron en anglais. Ainsi, chaque mot que vous lisez dans le Seigneur des Anneaux n’est censé être qu’une traduction du langage de son écrivain hobbit : le westron. Ce que cela implique, surtout, c’est que même les noms propres sont traduits.
Non, Frodo (ou Frodon, d’après l’ancienne traduction) ne s’appelle pas Frodo.
Bilbo ne s’appelle pas Bilbo.
Et de même, le mot « westron » n’est que la traduction de ce nom en westron, à savoir « adûni » ― on retrouve bien, dans ce mot, une proximité avec l’adûnaic (logique).
Quelques noms… dérangeants !
Je passerai en revue quelques noms de hobbits, mais vous pouvez tous les consulter ici, ainsi qu’un autre lexique westron-français ici.
Le héros du Seigneur des Anneaux, comme je vous le disais plus haut, ne s’appelle pas Frodo Bessac (ou Frodon Sacquet, selon l’ancienne traduction) : son vrai nom est « Maura Labingi » ("Ma-ou-ra labine-gui", /maura labiŋgi/). Le prénom « Maura » signifie « Celui qui est devenu sage par expérience » : il a été traduit « Frodo » en raison du vieil anglais « frod » (sage).
L’ami de Frodo, Sam Gamegie, s’appelle en fait « Banazîr Galpsi ». « Banazîr » signifie « à moitié sage » (« ban- » = « à moitié »), rendu en anglais par « Samwise », « sam- » signifiant la moitié (comme dans le mot « semi- ») et « wise » , « sage ».
Pippin, de son nom complet « Peregrin Touc », s’appelle en fait « Razanur Tûc ». « Razanur » signifie « celui qui vient d’ailleurs », rendu en anglais par « Peregrin » (à rapprocher de « pélerin » ou « pérégrinations » en français). Notez également son nom de famille, dont la signification est inconnue, qui est simplement retranscrit, de sorte à avoir la même sonorité.
Finissons sur Bilbo Bessac (ou Bilbon Sacquet), héros du Hobbit : il s’appelle en fait « Bilba Labingi ». Il est intéressant d’observer comment Tolkien a préféré mettre un « -o » à la fin du prénom du Hobbit, afin d’insister le côté masculin de ce prénom. En effet, il est que « -a » est un marqueur du masculin en westron, tandis que « -o » ou « -e » sont typiquement féminins.
Je m’arrêterai là, mais l’étude des noms westrons vous réservent encore de nombreuses surprises ! Vous pouvez consulter l’analyse intégrale des noms hobbits, en français, sur cette page. C’est très austère à lire, mais très instructif. Il existe aussi un numéro de Tyalië Tyelelliéva (le numéro 17) dédié spécifiquement au westron (en anglais), mais je ne sais pas ce qu’il vaut.
À noter que, par ailleurs, la grammaire du westron n’a été pour ainsi pas développée et qu’il n’existe, à notre connaissance, aucun document rédigé en westron qui puisse nous aider à mieux comprendre cette langue. Tout le westron du Seigneur des Anneaux est traduit, y compris sur les images (inscriptions, etc.). On n’a donc vraiment aucune perspective, à part ces quelques noms, pour pousser plus loin l’étude du westron.
Comment écrire le westron ?
Pour finir sur cette langue, je poserai la même question que pour l’adûnaic : quel est le système d’écriture utilisé pour cette langue ? C’est une raison qui, mine de rien, revient assez souvent (voir ici et ici, par exemple).
La question est amplement plus facile à trancher que pour l’adûnaic, car on a ici plus de matériel pour considérer la chose.
Il est d’abord dit, dans le Seigneur des Anneaux, que :
les Hobbits apprirent et à lire et à écrire à la manière des Dúnedain, lesquels avaient appris cet art des Elfes longtemps auparavant.
Il s’agit donc des tengwar ou des runes ― j’exclus les sarati, qui paraissent peu à la mode depuis l’invention des tengwar.
Concernant les tengwar, Tolkien indique dans l’appendice E du Seigneur des Anneaux :
Au Troisième Âge, leur usage s’est répandu à peu près dans la même zone que celle dans laquelle le parler commun était connu.
Ce qui suggère un lien entre les deux. Mais cela n’est guère suffisant.
Par ailleurs, Tolkien a mis au point un mode des tengwar dit « númenien », en fait utilisé pour le westron. Il l’a même utilisé pour écrire des documents en anglais (correspondant donc au westron), comme une lettre du roi Aragorn à Sam Gamegie (écrit en westron et en sindarin) ou encore le livre de Mazarbul, supposément écrit par des Nains :
Il semble donc établi que les tengwar étaient utilisés pour le westron et compris par les Hobbits (sans quoi la lettre adressée à Sam ne serait pas écrite de cette manière).
D’aucuns, ceci dit, s’interrogeraient alors sur certaines scènes du Seigneur des Anneaux où Frodo n’arrive pas à lire les tengwar : par exemple, ceux de l’Anneau, ou de la porte de la Moria. C’est explicable, à mon sens, car le mode utilisé pour ces deux inscriptions est différent de celui westron. Souvenez-vous par exemple du chapitre sur les tengwar , où vous avez pu essayer de lire l’inscription de l’Anneau à partir des informations indiquées dans ledit chapitre, sans pouvoir y arriver : car certains signes étaient nouveaux, d’autres utilisés pour signifier un autre son, etc. Là, c’est à peu près la même chose. L’incompréhension des Hobbits pour certaines inscriptions n’est donc pas forcément dûe à leur ignorance des tengwar.
Mais est-ce là tout ?
Non, vous pensez bien !
Dans le douzième tome de History of Middle-Earth, on lit :
les cirth [= runes] étaient […] peu utilisées pour le parler commun (sauf par les Nains)
Et, effectivement, on observe plusieurs occurrences de westron écrit en runes, comme dans ledit livre de Mazarbul ou encore la tombe de Balin, présentée plus tôt :
Le texte en westron ne se trouve que sur la dernière ligne, le reste étant du khuzdul, la langue des Nains.
Voici donc la transcription de cette dernière ligne : « Balin sun ov fundin lord ov Mor(ia) ». C’est de l’anglais, comme vous voyez, mais avec quelques caractéristiques inhabituelles, comme « sun » (au lieu de « son ») ou encore « ov » (écrit « of »), indiquant sans doute une notation phonologique (puisque « of » se prononce bien /ov/ en anglais).
Ainsi, comme vous voyez, il y a en fait plusieurs manières d’écrire la langue westrone, ce qui n’est certes pas étonnant dans un monde aussi divers …
Voici pour la lignée principale des langues hadoriennes : vous remarquerez que, depuis les tribulations des Edain hadoriens jusqu’à la langue des Hobbits, en passant par la puissance de Númenor, nous en avons fait, du trajet !
Les langues étudiées ici sont sans doute les plus connues et les plus importantes du monde humain, mais la Terre du Milieu recèle encore bien d’autres trésors .