Bon, me voici avec le temps de faire une vraie réponse détaillée sur le fond, alors c’est parti.
Je tiens mes informations de diverses sources, dont des amis qui travaillent dans le nucléaire (calcul, agent en centrale, démentèlement). Et s’il y a bien une chose primordiale à comprendre quand on parle de ce milieu, c’est ceci :
Les règles et protocoles de sécurité de l’industrie nucléaire en France sont tellement drastiques qu’ils en deviennent absolument inimaginables pour le commun des mortels.
C’est typiquement ce qui fait que @Stranger peut lire dans la presse qu’il y a 400 pièces suspectées de falsifications, que @Bartpab parle d’écarts, et qu’il y a une incompréhension entre eux alors qu’en réalité ils parlent très probablement de la même chose : le niveau de traçabilité et d’exigence est tel que des écarts aux spécifications ou à la traçabilité qui ne seraient même pas remarqués dans l’industrie (même Seveso) sont tracés, analysés et peuvent remonter dans des documents accessibles au public, qui n’a fatalement pas les clés pour les comprendre.
Pour faire un parallèle avec l’informatique, c’est comme si on disait qu’un code était dans un état catastrophique parce qu’il y a 400 erreurs dans le code, alors qu’en fait c’est juste qu’on a mis le niveau de warning en « paranoïaque » et les 400 erreurs sont des cas à la marge, des comportements acceptables et beaucoup de détails de formatage. Tu es dans le milieu tu comprends le niveau réel du problème, mais un non-expert qui tombe sur la sortie avec les 400 warning aurait peur, et c’est normal : il n’a pas les clés pour comprendre.
Pour vous donner quelques autre exemples concrets :
- Les marges de sécurité sont gigantesque. On parle de plusieurs ordres de grandeur au-dessus de celles de l’aéronautique ou de l’automobile ; en fait un avion avec des marges de sécurité telles que celles appliquées dans le nucléaire ne pourrait probablement jamais voler.
- On en arrive à attacher des tuyaux ou des câbles sur des supports sensiblement plus gros qu’eux, juste pour garantir que le support ne cassera jamais.
- Toujours pour garantir la résistance aux contraintes ferraillage (densité de fer dans le béton armé) du bâtiment réacteur de l’EPR est tel que les ingénieurs bâtiment on dû développer de nouvelles techniques pour réussir à faire passer le béton entre les morceaux de métal.
- Il arrive que quand on calcule un support de câble ou tuyauterie, les marges de sécurité au séisme prisent à la lettre dictent que le câble ou le tuyau doivent être accrochés au support pour éviter qu’il ne s’envole pendant le tremblement de terre.
- Tout ce qui est dans le bâtiment réacteur est calculé au cas où le bâtiment entier se retrouve dans des conditions proches de celles de l’intérieur du cœur (plusieurs bars, 300°C). Ce qui pose des problèmes parce que la solution « simple » pour gérer les tuyaux et supports à ces contraintes ne permet pas toujours une exploitation en conditions normales.
- Lors d’un calcul de démantèlement, un ami a dû calculer les conditions de réactivités au cas où l’intégralité de la radioactivité du bâtiment se retrouverait concentrée en un seul endroit, noyé sous l’eau (i.e. les pires conditions en termes de réactivité). Ce qui en réalité, même en essayant de le faire exprès, est impossible.
- La conception des systèmes de sécurité impose un niveau de redondance hallucinant. J’aimerais bien en voir le quart dans les industries dangereuses, mais aucune industrie n’accepterait de telles contraintes (et presque aucune ne serait rentable) (je ne vais pas détailler les séries de protections, je dirais des conneries).
Je connais beaucoup moins la recherche que la production, mais il y a quand même cette anecdote qui m’a marqué. Lors du démantèlement du réacteur prototype Phénix, toutes les pompes de remplacement du circuit primaire étaient encore sagement rangées dans un coin. Parce qu’il n’y avait jamais eu besoin de remplacer une de ces pompes en 36 ans et 5 mois de fonctionnement. Ces pompent fonctionnaient en immersion dans du sodium liquide à 3 bars et entre 345°C et 325°C.
Donc, je me répête mais s’il y a un truc à retenir, c’est ça :
L’industrie nucléaire ne fonctionne pas du tout comme les autres industries.
Ça rends les enjeux très difficiles à comprendre. Surtout qu’une grosse part de la communication vient de média qui n’ont pas conscience de cette différence, ou d’associations / partis politiques qui sont biaisés à son encontre.
Revenons au post de départ. Dans l’ordre du message cité :
Sur l’argent alloué aux installations : aucune idée, il faudrait que j’interroge mes amis. L’auteur précise « dans le milieu de la recherche », et hélas la recherche publique en général a de gros problèmes d’argent (et pas que…) en France. Donc la recherche publique nucléaire a probablement aussi des problèmes d’argent.
Attention à ne pas confondre recherche et production : une situation vraie dans l’un (ici le manque d’argent) n’est pas immédiatement applicable à l’autre.
Sur la sécurité assurée par du matos de 30 ans : ça a déjà été expliqué, c’est pas parce que c’est vieux que c’est non sécurisé. D’autant plus que les procédures sont tout le temps révisées et mises à jour. Typiquement, Fukushima a provoqué pas mal de modifications de procédures et de travaux pour protéger les installations (donc le public) en cas d’inondations majeures. C’est peut-être cette modification des procédures et matériels qui donne l’impression qu’on colle des rustines sur des rustines. Cela dit, renseignez-vous sur les opérations de grand carénage, on est pas dans la rustine ou le truc pas cher, au contraire.
Le « gendarme du nuclaire », utilisé sans guillemets : là ça me fait penser que l’auteur du texte n’est pas du métier, parce que l’expression est plus celle de la presse. Mes amis parlent systématiquement de l’ASN ou de l’IRSN, selon ce qui est concerné.
D’autre part, il y a pas mal de sous-traitance dans le milieu. Et dans les gestions de projet (donc les gars qui pilotent les équipes de technicien) ça arrive très régulièrement qu’une société de service sous-traitante envoie en tant que « expert » des jeunes diplômés à peine sortis d’école. Or, dans le milieu, « expert » c’est plutôt 20 ans d’expérience… Et forcément quand ces petits jeunes essaient d’expliquer aux vrais experts de terrain comment faire leur métier, ça se passe mal.
De plus, l’ASN et l’IRSN peuvent être très exigeantes. C’est l’une des deux (l’IRSN) qui a a exigé le calcul de radioactivité sans aucun sens réel mentionné plus haut.
D’ailleurs, l’ASN a un pouvoir de contrôle absolu, et n’hésite pas à s’en servir. Avant l’incendie de Lubrizol, il y avait eu plusieurs rapports qui démontraient les risques, mais rien n’avait été fait. L’ASN, elle, peut faire fermer une centrale pour un défaut sur un appareil de sûreté ultime (i.e. qui ne sera utilisé que s’il y a eu un problème, que la sécurité a cassé, que la sécurité de la sécurité a cassé aussi, et probablement que la sécurité de la sécurité de la sécurité est HS aussi). Et une centrale comme ça, c’est des millions d’euros de pertes par jour d’arrêt. Donc, les pinaillages de l’ASN (pour notre sécurité !) peuvent être aussi vus comme une nuisance de la part des équipes : en vrai, on aurait probablement pu réparer cette digue en laissant la centrale fonctionner en attendant. Mais le boulot de d’ASN c’est ne ne pas prendre de risque, elle le fait bien et a les moyens de se faire respecter.
Une autre particularité de l’ASN, c’est que c’est probablement l’organe de contrôle le plus transparent de France. Toutes les informations sont publiques. Quand une association ou un parti prétends que « on ne sait pas » concernant une installation nucléaire civile en France, c’est généralement faux, et il suffit d’aller sur le site de l’ASN pour avoir l’information. Par exemple, on y trouvait très facilement que Fessenheim était une centrale très fiable malgré son âge, et quelle centrale il était pertinent de demander la fermeture sur la base des rapports de fiabilité.
En résumé, le post cité en début de topic par @TumulteClassicisme raconte principalement n’importe quoi, mais avec un fond de logique. De ce que j’en comprends, ça ressemble au post de quelqu’un qui a un ami qui travaille dans le nucléaire, qui a écouté ses histoires mais qui n’a pas compris ce qui était normal ou pas. Il parle de la recherche, mais une connaissance d’un technicien en centrale pourrait écrire le même genre de dernier paragraphe.
PS : Rien à voir, mais je suis d’accord avec @Aabu sur l’honnêteté intellectuelle des associations. Par exemple, je n’ai aucun problème avec des gens comme NegaWatt, dont le postulat de base est clair, et qui militent avec des arguments en général logiques pour aller dans leur direction (même si je ne suis pas d’accord avec celle-ci). J’ai beaucoup plus de mal avec des associations comme Greenpeace ou des élus EELV qui ont été pris beaucoup trop souvent à mentir pour défendre leur idéologie coute que coute.