Bien, vu que le sujet a commencé à glisser plus ou moins vers la direction que j’avais prévu, il est maintenant temps de dresser un (premier ?) bilan (intermédiaire ?) de ce que je tire de cette discussion.
D’abord, je remercie tout le monde d’avoir participé jusque là. Au vu de la nature politique du sujet, je suis assez impressionné par le fait que ces quatre premières pages soient 100% constructives.
Une petite précision d’abord sur la façon dont je l’ai approché. Il me semble que c’est évident, mais je préfère l’expliciter : j’ai volontairement lancé ce sujet en partant de très loin, c’est-à-dire en posant la question de l’utilité de militer, avec une question presque rhétorique en titre. J’ai adopté un point de vue naïf, partial et très partiel (même encore plus partiel que ce que je l’imaginais, en fait), « je pense ça, faites moi changer d’avis », « expliquez-moi comme si j’avais 5 ans ». Mine de rien, je pense que c’était la bonne façon de faire. Ni trop provocateur, ni trop neutre. Mais bref, passons au résumé.
Militer sert-il à quelque chose ? Oui, bien sûr que oui.
Très tôt, il m’est apparu qu’en écrivant le post initial, je n’avais pas en tête la grande variété de raisons pour lesquelles on peut être amené à militer. Dans une société dans laquelle tout le monde peut faire entendre sa voix, militer pour une cause ou une autre est plus ou moins le seul moyen d’attirer l’attention sur :
- Une situation urgente dans laquelle on juge impératif d’agir vite (par ex. l’accueil et l’hébergement de réfugiés),
- Une situation d’inégalité de droit à régler (par ex. le mariage pour tous),
- Une situation d’inégalité de fait (par ex. les causes féministes, les antiracistes),
- Une cause morale (par ex. le bien-être animal et le véganisme, ou encore le mariage pour tous, mais du point de vue de l’opposition),
- Et j’en oublie encore certainement…
En somme, militer ne sert pas, comme je l’avais posé de façon un peu trop simpliste au départ, qu’à faire changer les mentalités ou lancer un débat. Un point qui a été soulevé à plusieurs reprises est qu’un combat ne s’arrête pas quand le débat arrive à consensus, ni quand le résultat est obtenu (une loi promulguée ou un projet abandonné…), mais qu’il dure parfois indéfiniment pour protéger les acquis de la lutte.
Ensuite, sur la question comment on en est arrivé là ?, à propos de la systématisation des causes militantes, du fait que plus rien ne soit une cause non-militante aujourd’hui, on vient précisément de mettre les deux pieds dans la réponse, celle-ci est multiple, mais pas surprenante, et pas belle non plus.
Une raison qui a été tout juste impliquée est que tout le monde, de nos jours, a une voix audible en public. Par conséquent, pour faire entendre parler de quelque chose, il faut soit crier plus fort que les autres, soit faire sensation (choquer, buzzer) : en quelque sorte, c’est déjà un combat en soi que d’arriver à être entendu…
Une autre raison, autrement plus inquiétante, est la dégradation du climat politique et social, le durcissement des tensions et de la défiance entre le peuple et son gouvernement. J’aurais envie de résumer ça par un dysfonctionnement majeur de nos démocraties : plus ça va, plus la moindre revendication politique devient prétexte d’une lutte, plus celle-ci repose sur l’emploi de moyens violents (je ne dirai pas "extrêmes", enfin si, je l’ai dit, tant pis je le garde).
Je pense avoir à peu près fait le tour des questions initiales qui ont trouvé une réponse. Mais corrigez-moi s’il y a quelque chose à ajouter.
Cela dit, je le dis depuis un moment, il persiste chez moi plusieurs malaises, ou plutôt, plusieurs craintes, et je pense que c’est important de les verbaliser ici aussi.
La première est liée à cette remarque de @Spacefox : le langage des militants fait très volontiers appel au registre émotionnel, parce que ça fait mieux passer les messages. Je crains (et mes observations suggèrent, quoi qu’on ait pu me dire, que cette crainte est fondée) que cela soit une porte d’entrée au registre émotionnel dans les débats, où celui-ci ne devrait pas avoir sa place (du moins, pas dans les argumentaires). Si l’on replace ce risque dans le contexte d’une lutte, et plus particulièrement une lutte sur un sujet qui nous tient à cœur, cela nous donne un cocktail explosif, et les premières victimes de l’explosion sont l’objectivité, la rationalité (et l'ouverture d’esprit sera tôt ou tard emportée par le souffle). Sans elles, il est impossible de s’entendre, ou plutôt, il n’est plus possible de s’entendre qu’avec les gens qui pensent exactement comme nous, et je maintiens que c’est ce qui polarise (dans le sens où l’on n’a plus un continuum d’opinions, mais une collection de pôles mutuellement exclusifs), binarise (soit t’es d’accord avec tout ce que je dis, soit t’es un ennemi) et de ce fait paralyse les débats. Quand je lis ici que certaines personnes ne voient même plus la nécessité d’un débat, précisément en réponse à cette crainte de polarisation et de paralysie, cela me fait ouvertement flipper, parce que c’est très exactement le symptôme du durcissement à l’extrême des positions qui en résulte : « fais tout ce que je dis, comme je te le dis, sinon je continuerai de lutter, et NON, je ne discuterai de rien, je continuerai juste à me battre ». Sauf que des choses à discuter, il y en a toujours. Il ne suffit pas de dire « On en a gros, vous nous utilisez bon gré mal gré pour arriver sur la fin » pour que la personne en face y pige quelque chose. Sans discussion possible, il ne se passe rien.
Ma seconde crainte est celle de l’agressivité inhérente à toute lutte. On me dira qu’il y a des militants pédagogues, qui savent débattre et s’expliquer calmement et de façon rationnelle. Oui, y’en a (j’connaissais une polonaise qui en buvait au p’tit dej). Par contre, toujours par expérience, la plupart des occasions où j’ai pris part à ce genre de discussions, je me suis retrouvé face à un degré plus ou moins prononcé d’agressivité et d’hostilité avant même d’avoir exprimé le moindre point de vue, en ayant simplement posé des questions, et ce quel que soit le sujet. Et bien que je parle d’expérience personnelle, le nombre de fois où (et de personnes différentes avec qui) c’est arrivé est significatif. Je l’ai déjà dit : je ne supporte pas que l’on m’agresse. Si on milite, on a plutôt intérêt à rallier des gens à sa cause, mais si au lieu de ça on les agresse dès qu’ils posent des questions, faut pas s’étonner si on se fait envoyer chier, ou pire, si la personne en face finit par se placer sur la défensive (et à raison), ou encore, à l’extrême, qu’elle devient hostile à la cause. C’est particulièrement valable quand on est soi-même en pleine lutte, et que la personne en face est a priori neutre, hors de la lutte : c’est peut-être pas volontaire, peut-être que c’est le niveau d’échauffement naturel qui diffère entre le milieu de militants et celui des gens qui vivent en paix, si j’ose dire, mais c’est clairement pas quelque chose à négliger.
Troisième crainte : lorsque l’on mélange la perte de rationalité et d’objectivité avec l’agressivité et le besoin d’en découdre, on obtient ce que j’ai lu ici, une agression sans discernement des mauvaises personnes. Non, quand on milite contre les violences sexistes, s’en prendre à tous les hommes sans discernement est un non sens. Je suis un homme, je suis juste coupable d’être né avec un chromosome Y, et je refuse que l’on me mette dans le même panier que les violeurs. Si vous me ciblez pour me gueuler dessus, allez mourir, je n’ai rien à me reprocher, et prenez bien conscience que vous ne valez guère mieux qu’un flic qui fait du contrôle au faciès. Stop ! Pas la peine de répondre, je ne vous écoute déjà plus : gardez votre sexisme pour vous.
Quatrième crainte : on ne fait pas d’omelettes sans casser des oeufs. Comme je l’ai dit plus haut : plus ça va, plus les luttes se systématisent, et comme je l’ai évoqué plus haut en prenant pour exemple le dernier mouvement de grève qui a bloqué les transports pendant plus d’un mois, toute lutte est susceptible de faire des dommages colatéraux. Au final, ma crainte réelle est celle de vivre dans un monde où chacun et chacune, en plus d’avoir ses propres combats à mener, doit en plus se préparer à être pris entre les feux de combats qui ne le ou la concernent pas. Je revendique mon droit fondamental à ne pas vivre sur le champ de bataille de guerres qui ne sont pas les miennes, parce que je suis un individu et que j’ai parfois des choses autrement plus graves et plus prioritaires, à mon échelle individuelle, à faire. S’il faut que je lutte pour une cause qui m’est importante, je le ferai, mais je revendique le droit de ne pas être en guerre infinie et permanente, et de ne pas faire les frais de celle des autres. C’est un acquis, je compte bien le défendre et faire en sorte qu’il soit généralisé à tous dans la mesure de mes moyens, mais je ne compte, évidemment, pas militer pour ça.
Parce que ça aussi, je le relève dans ce thread : dans pratiquement tous les messages que je lis ici, toutes les luttes, toute la violence, toutes les actions dont il est question sont présentées comme inévitables. Et je continue de le refuser.
Je refuse de croire qu’ils soit absolument nécessaire de lutter, et qu’il n’existe pas une autre façon de vivre que d’enchaîner les combats. Je refuse de croire que notre société est incurable, et qu’il n’existe pas de modèle social où on peut prendre des décisions, changer les choses et protéger ses acquis sans avoir à se battre. Et je pense même qu’il est vital que l’on commence à l’imaginer.